J’ai été en février dernier invité au colloque Black Portraiture{s} II: Imaging the Black Body and Re-staging Histories. Ce colloque, organisé par des professeurs africains-américains des universités de New York et de Harvard [1] ainsi que de la diaspora africaine confrontait les sources d’inspiration, les idées et les techniques sur lesquelles reposent les représentations de soi et les échanges de regards, du 19e siècle à nos jours. Ce cycle de conférences internationales a attiré plus de 800 personnes et a réuni des universitaires et des artistes provenant de différentes disciplines afin d’offrir une vue comparative sur le rôle joué par les formes d’expressions artistiques traitant de l’image du corps noir en Occident.
L’édition de Black Portraiture, qui a eu lieu pour la première fois à Paris en 2013 a, je crois ouvert une porte qui n’est pas près de se refermer et je suis heureux d’avoir pu modestement y contribuer. L’édition de Florence, toujours sous le leadership infaillible de Deb Willis a été phénoménale. On sait que Deb, éminente spécialiste de la photographie et auteure avec Carla Williams du livre The Black Female Body: A Photographic History - s’intéresse dans une perspective comparative, au rôle joué – dans l’histoire et aujourd’hui – par les arts dans l’évocation du corps noir en Occident. Cet intérêt pour le corps s’explique aisément : faut-il rappeler qu’aux Etats-Unis, le corps noir a été exploité pendant des siècles d’esclavage et que l’ordre colonial se fondait sur les travaux forcés ? Le corps féminin noir, dans un contexte colonial et esclavagiste est, en particulier, un sujet d’histoire particulièrement dramatique, puisque, comme on le sait, pour des générations de femmes noires, le racisme et le sexisme ont formé une combinaison infernale. La reconquête par la femme noire de sa propre image, de son propre corps et de son propre désir a donc été au centre de plusieurs interventions.
Le thème de la conférence était « Imaging the Black Body and Restaging Histories ». La notion de « Blackness » se trouvait donc au centre des débats. Les organisateurs de l’événement majeur que constitue cette conférence sont des universitaires de NYU et de Harvard, mais les participants venaient de toute l’Amérique du Nord, des Antilles, d’Afrique et d’Europe. Remarquons la présence majoritaire de femmes, tant du côté artistique qu’académique : il n’est jamais trop tard pour corriger le déséquilibre persistant en faveur de la domination masculine !
Ces conférences donnent l’occasion à des artistes et à des universitaires African-American et de la diaspora africaine de confronter leurs idées, leurs démarches et leurs points de vue. Il existe indéniablement quelque chose qui ressemble à une culture noire cosmopolite, fondée sur une vision du monde, sur une conscience collective à la fois culturelle et politique.
L’exploitation idéologique par les trois religions du livre de la malédiction de Cham et du mythe de Jezebel pour justifier la mise en esclavage des Noirs, d’une part ; la traite et la déportation d’autre part, constituent des traumatismes historiques suffisants pour n’avoir pas à argumenter sur la légitimité de la notion de Blackness. Une culture noire cosmopolite ou une culture « afro », est née ; à la fois politique et culturelle, elle valorise certaines musiques (de la salsa au hip hop en passant par James Brown et Fela Kuti et d’autres musiques africaines), certaines modes vestimentaires, certains biens de consommation mais aussi certaines œuvres littéraires ou cinématographiques.
La nouvelle conscience politique « noire » n’est en rien un ghetto. Adossée au trauma de l’esclavage et organisée en réseau, elle réprouve l’impérialisme et brasse les idées de blackness, de négritude, de panafricanisme et, parfois, d’afrocentrisme. Elle se caractérise par une vitalité liée à des formes très diverses d’expressions culturelles. La conférence de Florence a montré de manière convaincante comment les subjectivités et les relations familiales sont façonnées par la persistance de traumas intergénérationnels et les types de mémorisation auxquels ils donnent lieu. Dans la recherche aujourd’hui, la subjectivité n’apparaît plus comme un obstacle à une certaine rigueur, mais comme un instrument : comme, par exemple, lorsque jeune femme utilise l’album de famille comme objet transitionnel pour nouer une relation avec une mère biologique haïtienne jusqu’alors inconnue.
L’Afrique demeure une référence, mais elle est rarement explicite, sauf chez les orateurs venus directement d’Afrique. A travers les communications que j’ai écoutées, je ne peux me faire une idée précise de ce que l’Afrique signifie vraiment pour l’intelligentsia African American, ni même savoir si la plupart des conférenciers s’identifient à l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est qu’ils éprouvent pour les Africains un sentiment de solidarité et manifestent un intérêt soutenu pour les formes d’expression artistiques africaines. Pour affirmer tout simplement leur humanité, les artistes noirs, où qu’ils travaillent dans le monde, doivent ruser – c’était vrai hier, ça l’est encore aujourd’hui - pour se frayer un chemin dans une production artistique mondialisée, mais saturée de préjugés.
Ce qui m’a frappé dans cette conférence, c’est la complexité des itinéraires individuels des professeurs et artistes qui constituent le personnel des universités américaines. Ces universités sont bien plus ouvertes sur l’étude et la pratique de l’art que nos universités européennes. En France, les frontières entre recherches artistiques et recherches scientifiques sont plus marquées, voire presque étanches. Tout au plus les recherches esthétiques sont-elles prises comme objets par les science humaines et sociales, mais on n’imagine pas un artiste (plasticien, dramaturge, musicien, photographe ou cinéaste) invité comme professeur dans une université française.
Comme je fréquente le Mali depuis 40 ans maintenant, a contrario, cette ouverture universitaire américaine a souligné pour moi le dénuement actuel de l’Afrique où des talents innombrables ne trouvent pas à s’exprimer à moins d’être cooptés par une université américaine ou une grande institution occidentale. Le CV de tous les chercheurs et artistes africains-américains montre aussi, quelle que soit la dureté de leurs parcours, combien le capitalisme le plus inégalitaire redistribue néanmoins à travers les fondations, les festivals, les concours ou les expositions, des ressources pour la valorisation de créateurs issus de minorités dominées ou de majorités minorisées. Les Etats-Unis peuvent apparaître sur ce plan en avance sur les autres pays industrialisés, alors qu’au même moment, paradoxalement, aucun « noir » ne peut être assuré d’être protégé par la police – c’est le moins que l’on puisse dire dans le contexte actuel !
Bien sûr, je n’ai pas assisté à toutes les conférences et il est de toutes manières impossible de les résumer en 10 minutes. Vous me pardonnerez donc de n’en donner qu’un aperçu intuitif. J’ai été absolument heureux d’en apprendre davantage sur la grande anthologie intitulée Women Writing Africa ou sur Black Chronicles II. Sodiq, le film documentaire du Nigérian Adeyemi Michael fournit une excellente métaphore du risque couru par les jeunes de la diaspora africaine qui trainent dans les rues de Londres (ou d’autres grandes villes occidentales). La comédie musicale Never Catch Me, de Flying Lotus, avec cette chorégraphie époustouflante et sa phrase forte : « I can see the darkness in me and it’s quite amazing » ne peut laisser personne indifférent. Il n’est pas si fréquent qu’un dramaturge de renom révèle les dimensions critiques de certains spectacles musicaux (qui sont rarement d’innocents divertissements).
A travers les explications de plusieurs orateurs et la magnifique collection de New York University à la villa La Pietra, les quelques 800 visiteurs en apprirent beaucoup sur les « Maures noirs » (Blackamoors), une iconographie fortement racialisée qui, au cours de l’histoire a fait l’objet de multiples réinterprétations. Les Maures noirs sont des serviteurs Noirs originaires d’Afrique du Nord qui travaillaient pour les riches européens et notamment les cours royales. Leur statut varia au cours des temps mais ils donnèrent lieu à une riche iconographie, principalement des sculptures, qui évoquaient à la fois la servitude et l’exotisme bien avant l’ère coloniale.
Plusieurs conférences ont souligné l’hybridité de la création, non seulement actuellement, mais même en remontant dans l’histoire. L’hybridité est un concept intéressant dans la mesure où il permet de montrer comment des artistes provenant de milieux exploités, portraiturés et exotisés peuvent s’emparer de ces images péjorativement connotées et les retourner à leur avantage. Il est, par exemple, intéressant de savoir comment l’héritage spirituel des « nègres marrons » d’Haïti, continue d’informer les esthétiques d’émancipation d’artistes contemporains ou comment quelques choix marginaux de la culture Hip hop sont devenus comme par miracle des symboles de la culture « mainstream ». La nature crée-t-elle des monuments pour l’histoire (les histoires) de la traite atlantique ? Quelles sont les significations de l’étrange mode des sagging pants, partie d’une mise en dérision des humiliations carcérales ? Privés de ceinture, les prisonniers noires des prisons blanches américaines ont inspiré les jeunes des banlieues qui on retourné le stigmate en lançant la mode des pantalons qui tombent bien plus bas que la taille.
Aujourd’hui, nombre d’artistes juxtaposent photographies, installations, design, vidéos, danse, ethnographie, scénographie, histoire orale, afin d’éclairer les lieux et les personnes qui mènent le hip-hop et la street dance. Certains films montrent comment l’identité de genre et les performances queer permettent de subvertir les rapports de pouvoir. Les rôles masculins/féminins traditionnels y sont bousculés et la critique n’épargne pas les postures patriarcales et homophobes qui prévalent dans bien des performances hip hop dominantes (mainstream). Pourquoi les images de rockers noires comme Betty Davis, Joyce Kennedy et Joi sont-elles confidentielles ? Le facteur racial y est pour quelque chose, mais selon De Angela Duff, il y a aussi des raisons politiques : ces rockers abordèrent franchement les relations entre genre et la sexualité. Elles posèrent une revendication en faveur de l’émancipation des femmes noires, refusèrent les stéréotypes et, finalement, réécrivirent l’histoire de la musique et de la culture.
Le « village global » créé par les nouvelles technologies de l’information n’a pas empêché les discriminations et les barrières de la couleur, mais il les a complexifiées. Il existe aujourd’hui littérature africaine d’Italie, de France, d’Angleterre ou d’Allemagne, toutes hantées par les affres et les ambiguïtés de l’immigration. Un des climax de l’horreur, que le colloque de Florence ne pouvait pas taire porta sur le drame de Lampedusa, avec ses « corps noirs et ses draps blancs ». Mais au-delà de cette dimension tragique, l’humour et la dérision marque beaucoup de créations plastiques contemporaines. Le photographe sénégalais Omar Victor Diop dont certains ont pu voir les œuvres œuvres à Paris, s’est taillé un franc succès. Les portraits mis en scène de son Studio des Vanités montrent des aspects nouveaux de la culture urbaine en jouant avec les traditions des Beaux Arts. A partir des archives, des artistes de tous bords créent du neuf, en émancipant l’archive des discours premiers au service desquelles elle fut produite. J’ai pensé plusieurs fois à Esfir Shub contemporaine de Dziga Vertov, qui en 1927 avait détourné les archives de la dynastie Romanov pour les mettre au service d’une lutte d’émancipation.
Il était émouvant, entre deux conférences, de rencontrer le doyen des intervenants, Amaize Ojekhere, un photographe Nigérian de 83 ans, dont la série fameuse “Hair Style” fut souvent imitée. Jadis exclue en raison du poids du marxisme dans la théorie critique, la mode apparaît désormais comme centrale dans les débats sur les portraits « black », car elle jette un pont entre l’imagination (le fantasme ?) et la réalité. Aujourd’hui, la personnalité des gens célèbres est mieux connue, de telle sorte que l’image publique s’en trouve modifiée. Vous apprendrez par exemple que la très sérieuse première présidente de l’Association Nationale des Femmes de Couleur adorait la danse. A travers cet exemple, nous sommes invités à revisiter la généalogie du plaisir de la femme noire et à considérer la vie des grandes figures du féminisme noir sans ignorer ce qui se cache derrière l’imagerie officielle.
Pour comprendre ce qui subsiste d’un rapport de force des plus brutaux, il paraît salutaire de rappeler la tragédie emblématique de toute une époque, celle d’Ota Benga, un pygmée du Congo qui fut amené à la foire internationale de St. Louis à Forest Park en 1904, puis exhibé au Zoo du Bronx avec les babouins et d’autres animaux. Finalement, libéré et envoyé dans un internat, il mit fin à ses jours lorsqu’il comprit qu’il ne retournerait jamais au Congo, une exploitation extrême du corps de l’Autre ! Grâce à la conférence et aux conversations informelles (c’est souvent ainsi que se transmet la culture), bien des participants découvrirent le magnifique site Internet Betty’s Daughter Arts. Maintes fois au cours des tables rondes, le problème de la récupération par « Le Système » a été à nouveau posé : Si l’art du portrait désigne à la fois l’art de réaliser des portraits et une description détaillée et minutieuse, comment le désir d’être vu peut-il aboutir sans participer au règne mortel de l’idéologie anti-blacks ?
Signe des temps, la brutalité coloniale a fait place à la condescendance. De quelle couleur est la main du développement ? En effet, les agences de développement recourent à du matériel publicitaire qui peut être vu comme une « pornographie de la pauvreté » renforçant les stéréotypes des Africains comme impuissants et totalement dépendants de l’aide du monde blanc.
La question de la race ne pouvait évidemment rester hors des débats. Les revendications identitaires ont pris une telle importance ces dernières années que la notion de race, qui avait pendant un court moment historique, grosso modo de 1965 à 1980, presque perdu droit de cité, a vigoureusement refait surface. Les groupes dominés ont été les agents de cette résurgence en raison d’une sorte de retour du stigmate. « Nègre je suis et nègre je resterai », déclarait fièrement Aimé Césaire. Puisque décidément les discriminations ne cessaient pas, les groupes discriminés ont commencé à s’assumer comme tels et à revendiquer ce qu’on leur reprochait : leur race, leur ethnie, leur genre ou leur orientation sexuelle. Dans le monde anglo-saxon, le terme race n’a jamais cessé d’être utilisé, notamment dans les recensements administratifs, mais aussi pour désigner des communautés culturelles. On sait le rôle joué entre les deux guerres par le mouvement Harlem Renaissance et la popularisation du jazz, du ragtime et des negro-spirituals. On se souvient qu’en 1926, des intellectuels militants (Carter G. Woodson) fondèrent le mois de l’histoire nègre (devenu « de l’histoire noire « ).
Les ondes de choc de la 2e guerre mondiale ne bannirent pas le terme de race, qui continua à paraître comme allant de soi. On se souvient de la longue bataille des droits civiques qui témoigne de la réticence de la société blanche d’intégrer en son sein des citoyens toujours considérés comme des descendants d’esclaves. Dans les années 1980, les groupes dominés et notamment les Africains-américains ont commencé à affirmer haut et fort que dans la mesure où le racisme régnait, il fallait prendre la notion de race au sérieux, compter les victimes, les organiser et revendiquer une meilleure visibilité dans la société, notamment à travers la littérature, le cinéma, la musique, les arts du spectacle. Mais cette sous-culture qui cherchait à s’affirmer et à se faire reconnaître était de nature très politique. Ce qui fut surtout contesté, c’est l’idée que la colorblindness (l’ignorance de la couleur de peau) signifiait l’égalité, alors que persistait un sous-prolétariat noir et que l’écart de richesse entre blancs et noirs restait consternant. Dès le moment qu’un ordre racial règne ou que l’ordre qui règne est racial, dès lors qu’une hiérarchie raciale pèse, ceux qui occupent le bas de l’échelle du pouvoir ont bien le droit de revendiquer leur couleur. La société toute entière étant racialisée, il n’y a aucune raison pour les dominés de ne pas assumer une identité raciale. Tant que la discrimination raciale existe dans les faits, l’affirmation de la non existence des races – malgré les efforts des sciences biologiques et de l’anthropologie sociale et culturelle – n’a aucune chance d’être reçue. Je n’entrerai pas ici dans le grand débat sur la Critical race Theory.
En France, depuis le génocide nazi, aussi bien dans le monde de la recherche que dans la sphère publique, le mot race est pratiquement devenu tabou. Presque tout le monde a plus ou moins intériorisé la version vulgarisée des grands généticiens – Theodosius Dobzhansky, François Jacob, Jacques Monod, Jacques Ruffié, Albert Jacquard –, selon laquelle la notion de race répond à un souci de classer les humains mais se base de façon arbitraire sur quelques traits phénotypiques. Ce tabou sur le terme race s’explique certainement par la déchirure qu’a connue le vieux continent en raison de la folle entreprise de « purification raciale » mise en œuvre par les nazis. Mais était-ce une raison pour ne pas faire le constat de la diversité chromatique des pays d’Europe occidentale et plus particulièrement de la France ?
Malgré l’amour professé par les Dadaïstes et les surréalistes pour les musiques noires (avec toutes les ambigüités du désir d’ensauvagement) et malgré la négritude (soutenue par Jean-Paul Sartre), la culture française est restée pratiquement étanche aux cultures noires. Que ce soit en Amérique, en Europe ou même en Afrique, une bonne partie des efforts consentis sur le plan symbolique par les gens « de couleur », consiste à lutter pour produire, en tant que groupe, leurs propres images, sans attendre que les élites blanches daignent leur accorder la place qu’ils méritent. Et dans cette longue « lutte pour la représentation », l’Afrique est évidemment convoquée pour contribuer à l’élaboration de nouveaux « imaginaires sociaux », pour reprendre le terme de Charles Taylor.
En France, ces thèmes ne font qu’affleurer depuis quelques années, notamment grâce à la Africultures qui dès juin 1999 a consacré un dossier au Corps africain, en posant notamment la question suivante : Et si le corps africain, objet de toutes les projections, jouait en fait d’indiscipline pour inverser les rapports et revendiquer dignité et réappropriation ? Il existe aujourd’hui une certaine urgence pour que la France reconnaisse enfin son identité plurielle. Une certaine complicité règne entre toutes les idéologies « démocratiques » occidentales qui ne font qu’aboutir à la reproduction de hiérarchies raciales pourtant officiellement bannies. Le discours hégémonique ne tient plus, ni aux Etats-Unis, ni en Europe.
En France, l’ascenseur social étant en panne de longue durée, confronté aux situations sociales de notre époque, le mythe de l’intégration se révèle illusoire et fictionnel. Si la construction de la blackness est intensément discutée depuis le début des années 1980, l’idée de la blancheur (whiteness) comme construit historique n’a chez nous pas encore fait l’objet de recherches importantes. Le chômage, la misère, le désœuvrement et la frustration font des banlieues des villes françaises des bombes à retardement. D’une certaine manière, ce sont l‘économie parallèle et le trafic de drogue qui assurent un semblant de paix sociale, même si c’est une paix mafieuse. Les pouvoirs publics n’ont pas d’alternative sérieuse pour compenser l’économie souterraine dans les zones de dépression économique. Le désœuvrement de la jeunesse et les désordres éventuels qu’il entraine alimentent le racisme envers les immigrés et envers des nationaux nés en France, mais toujours appelés « immigrés » sous prétexte que leurs parents ou grands-parents sont venus des anciens territoires français d’outre-mer. Comme cet ensemble ne comprend pas seulement « les noirs », une autre forme de racisme s’énonce parfois contre « les jeunes des banlieues », la « racaille », etc. Par démagogie, les médias se font l’écho de la petite délinquance menaçant les « bons » citoyens, mais n’emploient pas le même vocabulaire pour qualifier la grande délinquance financière qui fait du tort à la société à bien plus grande échelle.
L’hétérophobie porte également sur les différences culturelles : l’idéologie dominante continue à propager l’idée que la contribution que les « minorités » apportent à la société globale est de moindre qualité que l’héritage culturel « de souche ». La caisse de résonnance médiatique accordée aux actes terroristes a fortement contribué à générer une islamophobie de plus en plus affichée. Les paisibles familles musulmanes de France – l’immense majorité – n’intéressent nullement les médias : « pas de sang à la une, pas d’info ! ». Un porteur de bombe se revendiquant d’Allah présente un intérêt journalistique, mais une famille qui pratique une manière musulmane d’être française, n’en présente aucun.
A l’heure où un parti d’extrême droite xénophobe devient le premier parti de France aux élections régionales et promet de « nettoyer la France », il importe de rappeler que la France a été un empire colonial qui a mis sous tutelle des millions de gens « de couleur ». Il est donc un peu tard pour songer à préserver sa pureté blanche et il est outrecuidant d’inviter plusieurs millions de personnes à « s’effacer » au nom d’une république qui se prétend insensible aux phénotypes humains. Pour s’intégrer, l’enfant né et scolarisé en France de parents sénégalais, maliens, guinéens, congolais, gabonais, marocains, mauritaniens, tunisiens, antillais, malgaches, comoriens, réunionnais, etc. aurait le devoir de faire oublier tout héritage culturel spécifique pour se confondre dans un modèle commun défini unilatéralement.
Par un tour de passe-passe étonnant, malgré les efforts de quelques historiens, la France a réussi à gommer de sa mémoire collective l'esclavage et le colonialisme. Il est temps de combler cette lacune et il faut catégoriquement rejeter l’idée que la culture classique française puisse être libre de toute détermination par son caractère impérialiste, colonial et postcolonial.
Jean Paul Colleyn, Directeur d’études à l’EHESS, Institut des Mondes Africains
[1] Awam Ampka, Ulrich Baer, Manthia Diawara, Henry Louis Gates Jr., Thelma Golden, Robert Holmes, Ellyn Tosacano, Cheryl Finley et Deborah Willis qui en a été la maître d’œuvre.