Le 14 Novembre 2015 - par conséquent, le lendemain des attentats du 13 Novembre 2015 - j'ai pu entendre, sur une chaîne d'infos, un "spécialiste" nous expliquer que "quelque chose avait changé", parce que, maintenant, les français étaient tous concernés, voyant que "tout le monde pouvait être frappé".
Je continue de rapporter les "explications" de ce monsieur, et les précisions qu'il a données. Il nous a dit que, en effet, jusque là seules des "catégories particulières" étaient touchées, nommément (d'après lui): "des journalistes qui étaient allés trop loin", "des policiers" (haussement de sourcils), et "des juifs".
On est induit à comprendre, de cette syntaxe, que le dit "spécialiste" trouve "normal" que les personnes relevant de ces "catégories" aient été assassinées - et semble considérer que cette opinion est (plus ou moins évidemment) partagée par la population française dans sa généralité.
Examinons davantage son discours, et les "catégories" concernées.
1. "Des journalistes qui sont allés trop loin". "Allés trop loin" du point de vue de qui? De ceux qui les ont tués, me dira-t-on. Ah, mais non! Puisque le commentateur est en train de nous expliquer pourquoi "monsieur et madame tout le monde" ne se "sentaient pas concernés" par ces assassinats. C'est bien la preuve du fait qu'il impute ce point de vue au "français moyen", et que c'est, également, son point de vue à lui.
2. "Des policiers". Là, pas d'explication verbale, mais une mimique et un haussement de sourcils. Comme ce n'est pas dit, on ne peut que supposer ce qui peut être sous-entendu: "brutalités policières", etc... En tout cas, de nouveau, on nous induit à considérer qu'il est "normal" d'assassiner des personnes appartenant à cette catégorie.
3. "Des juifs". Là, ni explications, ni mimiques. Il faut supposer que ce monsieur considère comme absolument évident - en soi - que "les juifs" constituent une catégorie à part, et qu'il est tout-à-fait "normal" d'assassiner les membres de cette catégorie.
J'ai quelques remarques à faire sur cette situation.
a. Les personnes présentes lors de ce débat - en particulier les journalistes de la chaîne - n'ont pas semblé être choquées par ce discours - en tout cas aucune d'entre elles n'a protesté, ni même marqué un manque d'adhésion - ou une quelconque réserve.
b. Comme toujours - et particulièrement avec la majorité des "journalistes" - on ne précise pas qui parle, ou du point de vue de qui on parle, ou si le discours était direct ou rapporté - et, si rapporté, rapporté de qui.
c. Cependant, ce que l'on peut dire est que le commentateur impute - de son propre aveu - ces sentiments "aux français".
d. J'ai entendu des déclarations similaires au moins deux autres fois - et sur deux autres chaînes.
e. Ces "commentateurs" semblent considérer que "les français", qui - selon eux - n'étaient pas concernés par les attentats de Janvier 2015, sont maintenant "tous concernés".
Du point (e.) ci-dessus, je déduis qu'il est évident pour ces "commentateurs" et ces "journalistes" que, maintenant (c'est à dire au lendemain des attentats du 13 Novembre 2015), ce n'est plus "une catégorie particulière" qui est visée, mais "tous les français".
Oui mais, les trois catégories qui ont été examinées tout à l'heure ne sont pas des catégories "en soi". En d'autres termes, ce sont les dits "commentateurs" qui ont mis ces catégories en avant. Ce sont eux aussi qui décident de ne pas poser - ou voir - de catégorie ou de catégories dans les victimes des attentats du 13 Novembre.
Mais, on pourrait également en voir, si on le désirait. Par exemple, les "journalistes" eux-mêmes nous ont livré leur opinion sur la "composition sociologique" de la foule attaquée. Ils nous ont dit qu'il s'agissait majoritairement de "gens relativement nantis, d'une moyenne d'âge de 35 ans", car (et je les cite toujours) "un billet pour un concert au Bataclan" coûte un certain prix, de même que le fait de dîner en terrasse à Paris, et que "tout le monde ne peut pas se payer ça". Ces journalistes et commentateurs sont même allés jusqu'à "caractériser" cette catégorie en utilisant le terme: "bobos parisiens".
Par conséquent, si je réunis leurs discours, ce qu'ils reconnaissent comme une catégorie particulière (les "bobos parisiens") a été attaquée, mais ils considèrent que "tous les français se sentent cette fois-ci concernés".
Bien entendu, on peut supposer - et l'on doit admettre - que, dans leur confusion chronique, ils ont voulu dire que, cette fois-ci, aucune catégorie particulière n'était VISéE, tandis qu'ils considèrent que, dans les trois exemples précédents, c'était bien une catégorie qui était VISéE.
Ce n'est pas mon propos principal ici, mais on peut objecter que même cette assertion n'est pas prouvée, dans la mesure où certaines personnes pourraient considérer cette catégorie comme représentant "l'occident décadent", etc.... Après tout, ils ne sont pas allés tuer "des pauvres" à Belleville ou ailleurs ...
Mon propos est davantage d'insister sur une CONFUSION entre les points de vue et valorisations des "commentateurs" et "journalistes" (du moins, de ceux que j'ai vus et entendus, évidemment), et ceux des agresseurs. En réalité, il y a là une "identification à l'agresseur" - phénomène d'ailleurs bien connu "en psychologie", identification vraisemblablement dictée en grande partie par la peur (et facilitée par de possibles ressentiments catégoriels). Pour sortir de l'angoisse, il est plus facile de penser que l'agression a porté sur des catégories dont on ne fait pas, soi-même, partie - et que, donc, on ne risque rien - oubliant l'existence de la catégorie nommée "humanité".
Que penserions-nous d'un discours qui nous dirait que les français "pauvres" ne se sentent pas concernés par les attentats du 13 Novembre??Alors, considérons que tous ces assassinats nous concernent, et n'oublions pas le poème célèbre du pasteur luthérien Martin Niemöller, qui se termine ainsi:
"Et lorsqu’ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour protester."