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"Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles." (Rimbaud, lettre du voyant)

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Billet de blog 5 juillet 2020

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Déboulonnage de statues

L’heure est au déboulonnage des statues.

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L’heure est au déboulonnage des statues. Haro sur Colbert, sus à Churchill, etc. Cette vague de damnatio memoriae met les personnes de bonne volonté mal à l’aise parce qu’elles sentent confusément qu’elles sont soumises à un chantage : si tu refuse de jouer de la pioche, c’est que tu défends l’esclavagisme, le colonialisme ou Dieu sait quelle horreur. Comme elle n’ont pas toujours en tête les apports des grands historiens ou des sociologues, elles laissent le débat se réduire à une aporie de très basse qualité : faut-il assumer son passé ou le renier ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Il y a au mieux une liste d’arguments dans chaque colonne. D’où un silence gêné face à un tempête de vitupérations qui sature l’espace public.

Sur le fond, il y a un vice de raisonnement. Les prosélytes de la démolition négligent que le fait d’appliquer tout l’environnement moral et conceptuel à un contexte culturel différent constitue en soi une sorte de révisionnisme. L’anachronisme est une façon de réécrire l’Histoire en la déformant. Il nie toute forme de relativité (la phrase « il est pétainiste », par exemple, veut dire des choses très différente selon qu’elle est prononcée au printemps 1940, en 1945 ou aujourd’hui). Il part du principe que mon point de vue d’ici et maintenant est universellement applicable à toutes les époques et à tous les lieux, alors qu’il serait beaucoup plus raisonnable d’appliquer à tous les jugement un coefficient d’incertitude lié au fait qu’on est incapable aujourd’hui de restituer l’ensemble paramètres socio-culturels d’autrefois, y compris les croyances, les préjugés et l’atmosphère qui en résultait.

Il ne s’agit pas de nier le fait que dans le passé il y ait eu des êtres humains qui se soient mal conduits, mais l’idée que la solution consisterait à vaporiser les méchants pour pousser vers la droite le curseur du cadran qui va du très méchant au très gentil me semble carrément enfantine. Il y a gros à parier que la proportion de « bons » et de « méchants » est plus ou moins constante depuis la nuit des temps.

On objectera que c’est une façon retorse de défendre l’indéfendable. En réalité, pas du tout. C’est plutôt une façon de rechercher les causes réelles du malheur humain. Les zélateurs du déboulonnage partent clairement de ce principe implicite que le problème tient à l’existence de méchants hommes, ou à la proportion de bons et de méchants dans la population, et c’est là que le bât blesse. La bonté ou la méchanceté individuelle n’explique rien, ne résout rien. On ne peut pas se contenter de blâmer tel ou tel individu en gommant la totalité de l’environnement moral et conceptuel dans lequel il évolue, ainsi que les renforts institutionnels qui le confortent et le soutiennent. Inversement, on ne peut pas tabler sur la vertu des individus pour redresser la situation car, même si elle existe indéniablement, la vertu individuelle est contingente. Elle peut exister ou non, mais en dehors d’une armature institutionnelle, rien ne la garantit.

Prenons l’exemple de l’esclavage. Aujourd’hui, parce que nous sommes aujourd’hui, le mot « esclavage » veut dire « les méchants blancs ont martyrisé les gentils noirs ». C’est passer sous silence que l’économie de la quasi-totalité des sociétés antiques (dont la Grèce et Rome) était structurellement organisée autour de l’esclavage de blancs par d’autres blancs. L’esclavage n’est donc pas par essence fondé sur la différence raciale (ce que confirme d’ailleurs l’existence assez méconnue d’esclaves blancs dans les champs de coton aux Etats-Unis). Sur cette organisation structurelle, on a tendance à plaquer l’idée que les maîtres qui possédaient des esclaves étaient tous des ordures. À cette aune-là, il ne restera bientôt plus grand-chose de la statuaire antique. Or en réalité, il est fort probable que la proportion de « bons » et de « méchants » dans la population des maîtres grecs ou romains était sensiblement la même qu’au sein de n’importe quelle autre population. Est-ce à dire qu’il faut défendre et réhabiliter l’esclavage antique ? Pas du tout. Il s’agit juste de souligner que le problème de fond ne résidait pas dans la méchanceté des maîtres mais dans l’iniquité de l’institution. Que l’esclavage fût une institution signifiait que l’esclavage était acceptable, accepté, normal, jamais interrogé. C’est dans cette acceptation, dans cette normalité, que réside l’horreur de l’esclavage. Inutile de réduire la statuaire antique en gravier.

Nous avons tous entendu ces histoires où un couple de riches propriétaires du XVIe arrondissement séquestre une jeune fille du tiers-monde, lui confisque son passeport, la bat et la fait dormir sur une natte dans la cuisine. Nous parlons à cette occasion « d’esclavage moderne » et ce mot « esclavage » laisse entendre que la situation d’un esclave romain ou athénien était identique à celle de cette jeune fille. Ce n’est pas le cas, car si cette jeune fille est la victime d’un crime que la société rejette violemment et que ses « maîtres » doivent cacher soigneusement, les esclaves romains ou athéniens, eux, étaient intégrés dans une structure sociale communément admise. Si l’on devait établir une comparaison entre l’esclavage antique et une institution moderne, il serait plus exact de le comparer au travail à bas salaire. Les salariés du bas de l’échelle sont obligés de travailler pour satisfaire leurs besoins de base (nourriture, logement, sommeil, etc.). C’était le cas des esclaves antiques. Les salariés du bas de l’échelle sont, vis-à-vis de leurs employeurs, dans ce que le Code du travail appelle un « rapport de subordination ». C’était le cas des esclaves antiques. Les salariés du bas de l’échelle accomplissent un travail qui ne les enrichit pas parce que la richesse qu’ils produisent est détournée par leurs employeurs. C’était le cas des esclaves antiques. Les salariés du bas de l’échelle sont dans une situation considérée comme normale, acceptée, communément admise, autrement dit institutionnalisée. C’était le cas des esclaves antiques. La grosse différence est que les maîtres des esclaves antiques payaient tous les frais afférents à leurs besoins de base, alors que les salariés du bas de l’échelle reçoivent une indemnité avec laquelle ils règlent eux-mêmes les frais liés à leurs besoins de base. La question se pose donc : pourquoi tant d’empathie à l’égard des esclaves et si peu à l’égard des smicards ?

Pour en revenir à la question de l’esclavage des Noirs déportés aux États-Unis, il est hors de question de nier qu’ils aient fait l’objet de sévices, d’humiliations et de toutes sortes de traitement inhumains. Il ne s’agit pas de minimiser quoi que ce soit. Au contraire, il s’agit de repérer où réside l’horreur de leur condition. Elle ne réside pas exactement dans la méchanceté de leurs maîtres. Après tout, pourquoi un Noir d’aujourd’hui devrait-il souffrir de souffrances infligées à son arrière-arrière-grand-père par un maître mort depuis longtemps ? Or il est clair qu’un Noir d’aujourd’hui souffre des conséquences de l’esclavage de ses ancêtres. Les Noirs meurent en masse du covid-19, non pas parce qu’ils sont noirs mais parce qu’ils sont pauvres. Pendant des décennies, les policiers américains ont pu assassiner des adolescents noirs à capuche sans en subir les conséquences alors qu’ils ne pouvaient pas toucher un seul cheveu d’un adolescent blanc. Les exemples abondent. J’y vois une conséquence non seulement de l’esclavage noir mais de la rhétorique qu’il a fallu mettre en place pour le justifier. À l’époque de la traite négrière, l’esclavage antique n’était plus acceptable. Pour rendre acceptable l’esclavage des Noirs, il a donc fallu au préalable les repousser dans les marges, voire au-delà des marges de l’humanité. C’est cette déshumanisation qui peine à s’effacer. Elle n’est pas réductible aux actes de tel ou tel maître sadique. Elle a fait l’objet d’une institutionnalisation qui a contaminé tout le monde, y compris des anonymes qui n’ont pas de statue et dont le nom est aujourd’hui totalement oublié. Et elle a resurgi il n’y a pas si longtemps dans un stade de football italien ou un joueur noir a dû subir des cris de singe de la part de la foule. On peut difficilement prendre toute la mesure des ravages causés par l’esclavage noir si on fait l’impasse sur cette institutionnalisation.

Paradoxalement, les sectateurs du déboulonnage de statue affaiblissent la thèse qu’ils entendent défendre. En focalisant toute la culpabilité sur la tête de quelques méchants, ils sous-entendent que sans eux, la société marchande occidentale eût traité les Noirs avec bienveillance et humanité. Ils laissent entendre que ces méchants sont responsables du dysfonctionnement de cette société, alors que le problème ne vient nullement du fait que la société marchande occidentale a dysfonctionné mais du fait que, bien au contraire, elle a fonctionné exactement comme elle était supposée fonctionner : en plaçant le profit au-dessus de toute autre considération. Ils oblitèrent le fait que les méchants qu’ils veulent déboulonner n’étaient en réalité que les porte-parole de l’opinion commune. Ils gomment le fait que la double institutionnalisation de l’esclavage et de l’exclusion raciale n’était pas l’œuvre diabolique de quelques salauds mais un virus secrété par la société tout entière et qui avait contaminé tout le monde. Seulement il est plus facile de jeter un pot de peinture rouge sur la statue de Colbert que d’affronter un mal systémique et endémique qui continue aujourd’hui, sous d’autres formes, à faire des ravages en plaçant le profit au-dessus du respect de l’homme et de la nature.

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