Avancer, dit-elle
Citation de l’inénarrable Yves Thréard à C dans l’air : "Les événement récents prouvent encore une fois qu’on ne peut pas faire de réformes dans ce pays". Pour dire plus explicitement ce que ce pilier de la droite libérale du Figaro ne fait que suggérer : ceux qui refusent qu’on modifie le code du travail sont des adversaires de la modernité, des partisans de l’immobilisme, autrement dit de vieux croûtons frileux. Archi réac, en fait, la Nuit Debout ! Ne vous fiez pas aux apparences, braves gens, car le plus rock ‘n roll n’est pas celui qu’on croit… Position que confirme Myriam El Khomri en personne à l’assemblée lorsqu’il s’agit de justifier la loi qu’on l’a payée pour incarner : "Il faut avancer".
Je pourrais enfoncer le clou en glosant sur le nom du parti que Macron vient de créer (reprenant modestement ses propres initiales puisqu’il l’a baptisé "En Marche") mais je n’insiste pas, je crois que tout le monde a compris.
Opposer le mouvement à l’immobilité est une vieille astuce rhétorique qui masque mal la question de fond : avancer vers quoi, exactement ? Pour aller d’où à où ? Imagine-t-on que le peuple imbécile, distrait par la cuisson du fouet, ne se posera même pas la question ?
La gauche thatchérienne
Janvier 2014 : la gauche libérale de Hollande fait aux entreprises un cadeau de 40 milliards d’euros en allègement de charge. C’est l’illustration même de la loi de l’offre de Jean-Baptiste Say. C’est la fameuse théorie du ruissellement : enrichissez les riches, et avec un peu de chance, il y aura bien quelques gouttes qui rejailliront sur les pauvres. C’est du thatchérisme pur et dur. On est au cœur du réacteur du néolibéralisme le plus dogmatique. Ça fait 15 ans que Joseph Stiglitz a démontré par A plus B que cette théorie du ruissellement était une ânerie qui n’avait aucune chance de fonctionner, mais la gauche libérale s’obstine. Pierre Gattaz a exprimé très clairement que merci infiniment pour les quarante mille plaques, mais il ne saurait être question que le MEDEF s’engage à créer un seul emploi. Réaction de la gauche libérale : non seulement elle s’en fout, persiste et signe mais voilà qu’elle aggrave son cas en proposant d’exploser le Code du Travail au marteau-piqueur.
Il faut avancer.
Avancer vers quoi, donc ? Eh bien avancer vers un monde où le tapis rouge est déroulé sous les pieds d’une élite banco-industrio-actionnariale qui est déjà assise sur un tas d’or mais qui en veut toujours plus. Une élite qui traite les usines comme des machines à sous et qui jette les salariés à la poubelle sans état d’âme si ça lui permet d’augmenter ses bénéfices.
C’est amusant, parce qu’en janvier 2014, à la grande époque des 40 milliards qui sont allés tout droit dans les dividendes des actionnaires comme une tartines de nutella va tout droit dans la brioche, on nous expliquait sans rire que nos impôts devait servir à remplir les caisses de ceux qui étaient susceptible de nous embaucher. On disait en gros au petit peuple : t’aurais pas cent balles pour ces malheureuses entreprises qui n’ont pas assez de sous pour payer ton salaire ? J’ai tout de suite eu l’impression que ça sentait le pâté mais je n’ai pas eu besoin de faire une longue et pénible enquête pour le vérifier. J’ai simplement tapé "trésorerie des entreprises du CAC40" sur Google et voici ce que j’ai obtenu (j’ai sauvegardé la copie d’écran de l’époque tellement je l’ai trouvée hallucinante dans le contexte des fameux 40 milliards) :

Agrandissement : Illustration 1

La grande peur des droits sociaux
Aujourd’hui, avec la loi El Khomri, on nous refait un coup du même genre. On nous explique que les entreprises "hésitent à embaucher", ces grandes timides. Et si elles hésitent, c’est de notre faute. C’est parce qu’on les effarouche avec un Code Travail qui les empêche de faire bosser les gens 12 heures par jour et de les virer comme elles veulent. Il faut les amadouer, ces grandes poltronnes, il faut les apprivoiser comme des chevrettes sauvages en leur offrant des pommes. Et les pommes en question, ce sera un Code du Travail revisité par Attila. Vous comprenez, on ne saurait conserver des droits sociaux qui font peur aux employeurs potentiels. Ce ne serait pas raisonnable.
Dans ce contexte, il est assez instructif, voire jubilatoire, de décortiquer un article qui est paru dans le journal The Economist du 26 mars 2016, intitulé "Trop d’une bonne chose". Au cas où vous vous demanderiez quelle est donc cette "bonne chose" à laquelle le titre fait référence, la réponse est dans le sous-titre : "Les profits sont trop élevés. L’Amérique a besoin d’une dose géante de concurrence".
Si jamais vous avez du mal avec l’anglais, je l’ai traduit en français sur un autre site. Et si les longs articles économiques un peu techniques vous arrachent des bâillements, vous n’êtes pas obligé de le lire parce que j’en ai extrait pour vous tout ce qui en fait le charme si particulier. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques mots sur le journal lui-même
The Economist
On s’en doute, ce n’est pas exactement un repaire d’anarcho-syndicalistes. D’après Wikipédia, c’est un journal qui "défend une vision libérale classique à la fois en politique, en économie et sur les questions de société". Wikipédia ajoute qu’il est "partisan d'un libéralisme inspiré d'Adam Smith, de John Stuart Mill et de William Ewart Gladstone, s'opposant à toute limitation injustifiée des libertés individuelles qu'elles soient économiques ou personnelles". Ils prônent également "le libre-échange et la dérégulation". Les choses sont claires : on n’est pas chez Bakounine.
Mais ce ne sont pas non plus de vieilles badernes réactionnaires ni des golden boys cyniques. Ils sont partisans d’un "libéralisme sociétal (…) défendant par exemple la légalisation des drogues et le mariage homosexuel. Le magazine affirme néanmoins être plus pragmatique qu'idéologue et supporte parfois des mesures interventionnistes qu'il trouve raisonnables, comme le contrôle des armes à feu et une couverture de santé universelle".
On retrouve cette ambiguïté dans l’article du 26 mars. D’un côté ils sont dithyrambiques sur la "révolution du gaz de schiste" (dont il ne leur vient pas une seule seconde à l’esprit de considérer l’impact sur l’environnement), mais de l’autre ils verraient d’un bon œil une augmentation des impôts sur les entreprises et ils ne seraient pas contre une hausse des salaires. Si on a l’esprit mal tourné, on peut toujours se dire qu’ils veulent uniquement augmenter le pouvoir d’achat des clients potentiels des entreprises y compris s'ils fument du shit, s'ils sont gays ou s’ils sont malades, mais bon, on trouve suffisamment de néolibéraux qui ne pensent qu’à comprimer les salaires pour augmenter les marges. S’il faut absolument les lapider pour cause d’apologie du capitalisme, faisons-le avec grâce et, pour le moment, contentons-nous du polochon.
Trop d’une bonne chose
Ce que j’aime bien dans les longs articles un peu techniques des économistes libéraux, c’est qu’ils croient ennuyer tout le monde sauf les autres économistes libéraux. Du coup ils se sentent un peu entre eux et ils se relâchent, si bien que leurs présupposés idéologiques deviennent apparents comme des bouchots sur l’estran au jusant (comparaison passablement absconse, je le reconnais volontiers, mais qui a le mérite d’être stimulante pour les amateurs de scrabble et de mots croisés).
En l’occurrence, qu’apprend-on dans cet article, exactement ?
La première info, c’est les riches se sont considérablement enrichi ces dix dernières années, surtout aux USA. Le capital est de plus en plus rentable. La propriété est de plus en plus concentrée, ce qui signifie qu’un nombre toujours plus restreint de gens possède une quantité de richesse de plus en plus élevée. Et cette richesse, ils la gardent. Elle est "hoarded", ce qui signifie "thésaurisée", "entassée", "stockée", mais en aucun cas redistribuée :
« Les bénéfices ont augmenté dans la plupart des pays riches au cours des dix dernières années, mais c’est pour les entreprises américaines que l'augmentation a été la plus grande. Compte tenu fait que la propriété est de plus en plus concentrée, cela signifie que les fruits de la croissance économique sont thésaurisés.
(…)
Mais les bénéfices sont quasiment au plus haut par rapport au PIB (voir le tableau 1) et le cash flow disponible – l’argent que génèrent les entreprises après déduction de l’investissement en capital – a connu une croissance encore plus frappante. Le rendement du capital est également à des niveaux quasi-record (après correction des écarts d'acquisition). Au cours des deux dernières décennies, la plupart des entreprises ont gagné plus d'argent qu'auparavant et plus d’entreprises sont devenues très rentables. »
L’une de leurs stratégies pour augmenter leurs bénéfices est la fusion d’entreprises. Ça leur permet d’agrandir leurs parts de marché et de mutualiser leurs dépenses. Seulement ce qu’ils gagnent en plus, ils se le gardent pour eux. Ils n’en font pas profiter leurs clients, par exemple en faisant baisser les prix. L’image des grandes entreprises qui ressort de l’article est celle d’une classe de charognards qui vivent en marge, ou au-dessus de la société, qui en extraient une richesse qu’ils ne redistribuent pas et dont elle ne profite pas. On savait déjà que les salariés ne profitaient jamais de l’augmentation de la productivité, puisque lorsqu’ils sont remplacés par une machine ou un logiciel, ils se retrouvent au chômage et tous les gains de productivité sont raflés par le patron qui les a licenciés. Dans cet article, on apprend que les clients n’en profitent pas non plus. Les fusions fonctionnent comme des ententes illicites : la part de marché des entreprises consolidée est tellement énorme qu’elles fixent les prix selon leur bon plaisir. Le discours officiel du libéralisme est "concurrence libre et non faussée", ce qui est déjà un modèle d’organisation discutable tant il est proche de la guerre de tous contre tous, mais la pratique est encore pire : c’est la guerre d’une élite contre tout le reste de la population :
« Depuis 2008, les entreprises américaines se sont engagées dans une des plus grandes séries de fusions dans l'histoire de leur pays, d'une valeur de 10 000 milliards de dollars. Contrairement aux acquisitions antérieures qui visaient à construire des empires mondiaux, ces fusions ont eu essentiellement pour but de réaliser des consolidations au sein des États-Unis, permettant aux sociétés fusionnées d’augmenter leurs parts de marché et de réduire leurs coûts. Les entreprises en question ne font généralement pas semblant de vouloir faire profiter leurs clients des économies qu'ils réalisent de cette façon-là. Si vous en croyez la valeur nominale de l’estimation qu’ils font des synergies impliquées, les profits en Amérique vont encore augmenter de 10% ou plus.
(…)
Le chiffre d'affaires dans les industries dispersées (celles dans lesquelles les quatre plus grandes entreprises contrôlent à elles toutes moins d'un tiers du marché) ont chuté de 72% du total en 1997 à 58% en 2012. Les industries concentrées (celles dans lequel les quatre plus grandes entreprises contrôlent entre un tiers et deux tiers du marché) ont vu leur part des revenus augmenter de 24% à 33%. Et presque un dixième de l'activité se déroule dans des sociétés où les quatre plus grandes entreprises contrôlent au moins deux tiers des ventes. Ce segment oligopolistique de l'économie comprend des marchés de niche (aliments pour chiens, batteries, cercueils), mais aussi les télécoms, les pharmacies et les cartes de crédit. »
Tout ça se fait-il dans la transparence et dans le respect des règles ? Eh bien pas tout à fait, si on en croit l’article (qui, encore une fois, ne veut nullement une charge anti-libérale). Un mot, tout d’abord, sur le lobbying. À proprement parler, ce n’est pas illégal, mais il faudrait quand même se demander pourquoi l’industrie bancaire à elle toute seule paie cinq lobbyiste à plein temps par congressman américain. Tout comme il faudrait se demander pourquoi il y a à Bruxelles entre 20 000 et 30 000 lobbyistes, soit autant que de fonctionnaires européens. D’autant plus que l’article de The Economist ne fait pas mystère du fait que le "pouvoir de lobbying" permettrait hypothétiquement aux petites entreprises (qui n’ont pas de quoi se la payer) ce qu’elle permet effectivement aux grosses, à savoir de "plier les règles dans le sens qui leur convient" ("the lobbying power that would bend rules to their purposes"). On ne saurait être plus clair. C’est même si clair que lorsque The Economist nous dit que "concentration ne signifie pas en soi collusion" ("concentration does not of itself indicate collusion"), on serait assez tenté d’entendre "concentration ne signifie pas uniquement collusion" :
« Concentration ne signifie pas en soi collusion. Comme autre facteur, il faudrait inclure les réglementations qui neutralisent la concurrence. Au cours de cette période, les entreprises en place, cherchant à modeler les réglementations dans le sens de leurs intérêts, leur dépense en lobbying a doublé. L'importance croissante des actifs immatériels, en particulier des brevets, a fait que la capacité de gérer les organismes de réglementation de l'industrie et les défis liés aux litiges est plus précieuse que jamais.
La capacité des grandes entreprises à influencer et piloter un règlement en évolution constante peut expliquer pourquoi le taux de création de petites sociétés en Amérique est proche de son plus bas niveau depuis les années 1970 (même si un index des start-up géré par la Fondation Kauffman a signalé récemment quelques étincelles de vie). Normalement, les petites entreprises ne disposent pas du fonds de roulement nécessaire pour traiter les formalités administratives et les affaires judiciaires longues an même temps que du pouvoir de lobbying permettant de plier les règles dans le sens qui leur convient. »
Le résultat de cette concentration, de ce lobbying et de cette manipulation des lois, ce n’est pas seulement que les entreprises gagnent de l’argent (ce qui après tout pourrait sembler à peu près normal), mais c’est qu’elles gagnent TROP d’argent. Leur gros problème, c’est qu’elles ne savent plus comment le dépenser. Et c’est un journal libéral qui nous le dit (avant de détailler secteur par secteur ce qu’il appelle les "abnormal profits") :
« Mais des profits élevés dans une économie tout entière peuvent être un signe de maladie. Ils peuvent révéler l'existence d'entreprises plus expertes à siphonner la richesse qu’à créer de la richesse nouvelle. C’est le cas de celles qui exploitent des monopoles. Si les entreprises engrangent plus de profits qu'ils ne peuvent dépenser, cela peut conduire à un niveau de demande trop bas. C’est un problème persistent en Amérique. Ce n’est pas que les entreprises sous-investissent par rapport aux normes historiques. Rapporté aux actifs, aux ventes et au PIB, le niveau d'investissement est assez normal. Mais les flux de trésorerie intérieurs sont si élevés qu'ils leur restent encore des montagnes d'argent après investissement : environ 800 milliards de dollars par an. »
Là on commence vraiment à se demander : dans ces conditions, pourquoi leur faire des cadeaux fiscaux mirobolants, à ces entreprises qui gagnent tellement d’argent qu’elles ne savent plus quoi en faire ? Pourquoi leur permettre d’en gagner encore plus en faisant travailler les salariés 12 heures par jours ou en leur permettant de les licencier sans motif ? Pourquoi démanteler le Code du Travail sous prétexte qu’elles ne seraient pas assez riches pour embaucher ? Pourquoi racler les fonds de poche des plus pauvres en détricotant leurs droits sociaux ? Pourquoi faire passer le peuple grec sous les fourches caudines d’une austérité dont le résultat le plus tangible est que depuis le début de la crise grecque, les 10% les plus pauvres ont perdus 86% de leurs revenus, qu’un tiers de la population n’a plus accès aux soins médicaux, que les gens meurent du cancer parce que les médicaments anti-cancéreux sont trop chers et que Médecins du Monde a été obligé de mettre en place pas moins de 5 programmes d’assistance ?
Le problème de fond n’est pas le manque d’argent. Le problème est que de moins en moins de gens se partagent de plus en plus d’argent et que le reste du monde peut crever la gueule ouverte. Ce n’est pas un problème économique, c’est un problème politique. La richesse est redistribuée selon le bon vouloir de ceux qui détiennent le pouvoir politique, c’est bien connu et c’est une loi vieille comme le monde. Or le pouvoir politique est clairement détenu par une certaine caste d’industriels, d’actionnaires et de financiers. Il n’est en aucun cas détenu par le "peuple", c’est à dire par nous. Les concepts de "démocratie", d’ "élection", de "droite" et de "gauche" sont devenus des instruments de propagande entre les mains d’une classe politique qui, toutes tendances confondues, collabore massivement avec cette caste. L’ensemble de notre personnel politique n’existe que par et dans un réseau ploutocratique qui, irrigué par les gigantesques ressources captées par les gros industriels - actionnaires - financiers, a envahi la totalité de l’espace disponible comme une algue ou une mauvaise herbe ultra-résistante. Il n’y a donc plus rien à sauver de cette mascarade ritualisée qu’on appelle "la politique". Elle est tout juste bonne à fabriquer de soi-disant "débats" télévisés qu’un petit nombre de désœuvrés et de personnes âgées suivent distraitement pour se désennuyer ou pour se consoler des mésaventures de Julien Lepers. Une espèce de téléshopping, en plus abstrait mais en moins fadasse parce que là, au moins, les gens se tapent dessus.
La seule idée politique qui me semble conserver un minimum de sens et de noblesse dans ce champ de déchets avariés, c’est le projet d’arracher le pouvoir, un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, des mains de ceux qui le détiennent indûment.