La blague fondatrice du libéralisme : "L’être humain a le cœur à gauche mais le portefeuille à droite !". Ça pourrait se passer dans un bistro populaire devant un ballon de beaujolpif ou dans un pince-fesse bobo un peu prout-prout. Dans les deux cas, le clin d’œil qui suit m’a toujours paru être le comble de la vulgarité.
L’idée de base est que c’est toujours le portefeuille qui l’emporte in fine. Ainsi va la nature humaine. Le cœur est là pour la déco, pour l’alibi, pour la galerie. Il remplit l’espace laissé vacant par le portefeuille. S’il reste un peu de temps et d’énergie, alors en avant pour les bonnes œuvres. C’est bon pour l’ego, c’est toujours ça de pris pour l’image de soi. Le cœur, c’est la partie marketing de l’entreprise humaine, mais le véritable cœur du business, c’est l’intérêt bien compris.
Nous autres être humains ordinaires qui composons le peuple, nous ne nous reconnaissons pas là-dedans. Nous nous savons des dispositions pour le don, pour l’acte gratuit, mais nous ne pouvons les exercer qu’à la marge. Avec nos enfants, nos petits-enfants, nos vieux parents, auprès des prisonniers que nous visitons, des SDF que nous assistons, des enfants des pays pauvres que nous aidons à aller à l’école. Nous faisons ce que nous pouvons mais nous n’avons pas le temps. Nous sommes trop occupés à dégager de la plus-value à l’usage de ceux qui ont su en détourner la part du lion. À l’usage de ceux qui culpabilisent leurs sources de profit comme autrefois on fouettait les esclaves : comment peut-on espérer redresser le pays avec des feignants qui veulent passer le mercredi après-midi avec leur mômes et partir à la retraite avant d’être en loque ? Nous ne trouvons pas grand chose à répondre à ça car la plupart d’entre nous sommes face à la nécessité de survivre. Nous n’avons pas le choix, nous devons aller au travail. Et là, nous quittons l'espace privé pour l’espace public. Un espace public où règne l’esprit du portefeuille. Un espace public sursaturé de ce cynisme érigé en vertu qui a pour nom libéralisme. Nous y passons le plus clair de notre temps, c’est le lieu de fonctionnement officiel du monde, c’est l’air que nous respirons toute la journée. Cet air est vicié mais nous y sommes tellement habitués qu’aujourd’hui nous nous en rendons à peine compte. Nous sentons bien que nous devrions creuser la question mais notre énergie n’est pas inépuisable. Vient un moment où nous en avons marre de nous faire traiter de bisounours pour la millième fois. À la limite, autant nous installer devant les Experts avec un plateau télé et penser à autre chose.
"Bisounours" : l'insulte totalitaire par excellence. En première analyse, elle veut dire : tu es trop naïf pour comprendre les véritables ressorts de l’âme humaine, à savoir l’intérêt personnel, le calcul et la maximisation des gains et des pertes matériels. Mais elle sous-entend quelque chose d’encore pire : tu es trop niais pour te faire à l’idée que dans ce monde régi de toute éternité par une concurrence forcenée, l’intérêt personnel est le souverain Bien.
Si pour ne pas être considéré comme un bisounours il faut adhérer à cette profession de foi selon laquelle le calcul de l’intérêt personnel serait le fond de l’âme humaine et le souverain Bien, alors revendiquons d'en être un ! Cette simplification, cette caricature, cette réduction de l’être humain n'est qu'une construction. Elle est loin d’être universelle, tous les travaux des historiens et des anthropologues le confirment. Elle est apparue au XVIIIe siècle en Europe et elle a été promue par l’élite d’une société marchande qui, elle, n'avait réellement en tête que son intérêt personnel. Elle a peu à peu fait de nous des machines à produire à bas coût et à consommer à crédit.
Cette idéologie se résume en quelques mots : Dieu est mort, vive le Marché ! Elle a divinisé l’égoïsme au point que tout ce qui est susceptible d’entraver l’intérêt personnel doit être aboli. Toutes les structures, tous les garde-fou, toutes les régulations. Le résultat : un monde chaotique où les bulles sont systématiquement suivies de krachs eux même systématiquement suivis de crises. Une machine à produire de la richesse virtuelle. Une machine à concentrer la richesse en un nombre de mains de plus en plus réduit. Une machine à creuser les écarts d'avoir, de savoir et de pouvoir. Un système qui fait exploser les dettes nationales et qui pousse les gouvernements à racler les fonds de tiroir en rabotant les acquis sociaux. Un monde où tous les chefs d’État (y compris le nôtre) se soumettent à cette logique absurde.
L’élite financière et marchande a appelé l’accumulation du capital "croissance" et elle nous a mis dans la tête que c’était une bonne chose. C’est cette fameuse croissance qui crée le chômage et détruit les ressources de la planète mais elle nous a convaincu qu’il fallait l’attendre comme le messie qui nous sauverait du chômage et nous ferait gagner assez de sous pour réparer la planète.
Elle a appelé les guerres néo-coloniales "exportation de la démocratie" (ou même, comble du cynisme, "intervention humanitaire") et elle nous a mis dans la tête que c’était une chose juste.
Elle a appelé nos exigences démocratiques "tentations populistes" et elle nous a mis dans la tête que tout positionnement politique qui ne s’inscrivait pas dans les deux grands partis libéraux officiels et convenables, à savoir LR et le PS, était insignifiant voire "nauséabond".
C’est notre intuition qui est juste : nous valons mieux que ça.