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"Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles." (Rimbaud, lettre du voyant)

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Billet de blog 27 mai 2016

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Loi El Khomri : Libé ne comprend pas qu’on en fasse toute une histoire

Dans son édito de mercredi, M. Joffrin nous explique que cette histoire de négociation du temps de travail au sein de l’entreprise est une broutille et il ne comprend pas pourquoi on en fait tout un plat. Encore un petit effort et Libé obtiendra son statut d’organe de propagande officiel du Parti Socio-Libéral.

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Extrait de l’édito de M. Joffrin :

Illustration 1
Laurent Joffrin

« De quoi s’agit-il en fait dans ce conflit ? Non pas d’une attaque globale contre le code du travail, comme le disent certains manifestants. Non pas de "l’inversion générale des normes", qui concernerait l’ensemble des règles sociales, comme on l’écrit parfois. Non, il s’agit de ramener au niveau de l’entreprise les seules négociations sur le temps de travail (à l’exclusion des salaires, des conditions de travail, des règles de licenciement, etc.). Avec un accord majoritaire des syndicats, ou bien des salariés par référendum interne, on pourrait appliquer des normes moins favorables que celles prévues par les conventions collectives. Voilà l’objet de la controverse : il est important mais circonscrit. Cette affaire vaut-elle le blocage d’un pays entier, comme le veut la CGT ? Difficile à croire. »

Donc si l’on en croit M. Joffrin, il est "difficile à croire" que les gens sur-réagissent comme il le font à cette "affaire" de "temps de travail", somme toute mineure et anecdotique. C’est à ce genre de prise de position qu’on mesure toute l’hypocrisie du journal Libération qui a le front de se considérer lui-même comme un "journal de gauche".

Rappelons à M. Joffrin une vérité simple qu’il n’aurait pas escamoté avec autant de désinvolture si son journal était vraiment de gauche au lieu d’être une chambre d’écho du pouvoir : l’histoire du droit du travail, c’est essentiellement l’histoire de la réduction du temps de travail.

Petit rappel :

Loi du 22 mars 1841 : pour les adultes, le temps de travail varie entre 12 et 16 heures par jour, six jours par semaine. La loi du 22 mars 1841 ne légifère pas là-dessus, elle interdit d’employer des enfants de moins de 8 ans, limite à 8 heures par jour du temps de travail des enfants de 8 à 12 ans et à 12 heures par jour le temps de travail des adolescents de 12 à 16 ans.

Décret du 2 mars 1848 : la journée de travail des adultes est réduite à 10 heures à Paris et à 11 heures en province. Mais sous la pression patronale et après la répression de Juin 1848, ce décret sera aboli.

Décret du 9 septembre 1848 : la durée journalière maximum repasse à 12 heures.

Décret du 17 mai 1851 : certaines industries sont autorisées à dépasser le seuil des 12 heures.

3 septembre. 1866 : congrès de Genève de l'Association Internationale des Travailleurs qui adopte comme mot d'ordre la journée de 8 heures. Cet objectif était déjà celui de la Ière Internationale socialiste en 1864 et il sera repris par la IIème Internationale.

Loi du 19 mai 1874 : interdiction d'employer des enfants de moins de 13 ans, mais tous les travailleurs âgés de plus de 13 ans sont astreints à la journée de 12 heures.

Manifestation du 1er mai 1886 : aux États-Unis,  200 000 travailleurs obtiennent la journée de huit heures grâce à une forte pression des syndicats, mais un affrontement avec la police cause la mort de plusieurs personnes. C’est l’origine de la fête dite "du Travail".

1er mai 1891 : à Fourmies, une petite ville du nord de la France, la manifestation du 1er mai tourne au drame. La troupe équipée des nouveaux fusils Lebel et Chassepot tire à bout portant sur la foule pacifique des ouvriers. Elle fait dix morts dont huit de moins de 21 ans. L'une des victimes, l'ouvrière Marie Blondeau, qui défilait habillée de blanc et les bras couverts de fleurs d'aubépine, devient le symbole de cette journée.

7 août 1891 : à Nantes, à la suite d'une grève des mouleurs et des ouvriers de la métallurgie au mois de juillet, la Chambre syndicale des patrons mécaniciens, forgerons, chaudronniers, fondeurs et modeleurs de la ville de Nantes et les délégués ouvriers signent la première convention collective de France relative à la durée du travail. Elle fixe la journée normale de travail à 10 heures et entérine le principe d’une majoration de 50% sur les heures supplémentaires et les jours fériés.

Loi du 2 novembre 1892 : confirmation de l’interdiction d’employer des enfants de moins de 13 ans. La journée est de 10 heures pour les moins de 16 ans, de 11 heures pour moins de 18 ans et les femmes. Interdiction du travail de nuit pour les moins de 18 ans et les femmes.

Loi Millerand du 30 mars 1900 : organisation progressive sur deux ans de la journée de travail à 10 heures pour tous. On est encore loin de l’objectif des 8 heures du Congrès de Genève de 1866.

Loi du 29 juin 1905 : instauration de la journée de huit heures dans les mines.

La loi du 13 juillet 1906 : instauration du repos dominical.

La loi du 23 Avril 1919 : instauration des durées maximales de 8 h par jour et de 48 h par semaine.

Lois du 20 et 21 juin 1936 : instauration des quarante heures en cinq jours payés quarante huit et des deux semaines de congés payés. Ces mesures seront "assouplies" en 1938.

Loi du 27 mars 1956 : instauration de la troisième semaine de congés payés.

Loi du 16 Mai 1963 : instauration de la quatrième semaine de congés payés.

Ordonnance du 17 janvier 1982 : instauration de la cinquième semaine de congés payés, de l'horaire légal à 39 heures, et de la semaine de 35 heures pour les salariés travaillant en continu.

Loi Auroux du 19 juin 1987 : instauration de la modulation du temps de travail permettant aux entreprises d'adapter les horaires de travail aux variations des commandes.

Loi du 20 décembre 1993 : modulation du temps de travail sur tout ou partie de l’année ("annualisation"), incitation à la réduction de la durée du travail.

Loi Robien du 11 juin 1996 : réduction conventionnelle du temps de travail.

Loi Aubry I du 13 juin 1998 : "loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail" préparant les 35 heures.

Loi Aubry II du 19 janvier 2000 : la durée légale du travail effectif des salariés est fixée à 35 heures par semaine (ou 1.600 heures par an), applicable à l'ensemble des entreprises à l'horizon du 1er janvier 2002.

Loi Fillon du 17 janvier 2003 : augmentation du plafond légal des heures supplémentaires qui passe de 130 à 180 par an.

Loi du 31 mars 2005 : création du compte épargne temps.

Loi du 21 août 2007 : dispositif visant à encourager le recours aux heures supplémentaires.

Au cours de cette (longue) histoire de l’évolution du temps de travail, s’il y a une chose qu’aucun gouvernement n’a jamais osé faire, c’est de remettre en cause l’État dans son rôle de garant des droits du travailleur. La loi a toujours été un rempart contre les multiples abus qu’engendre quasi nécessairement l’exigence de rentabilité. Or ce que fait ce gouvernement socialiste, ce qu’ont entrepris Hollande et Valls sur les injonctions de l’Union européenne, c’est purement et simplement de sortir la question du temps de travail de tout cadre légal. Les commanditaires et les exécutants du travail règleront leur petites affaires entre eux. Comme s’ils étaient sur un pied d’égalité ! Comme si le fait que l’un des deux dépende de l’autre pour sa survie matérielle ne faussait pas un tantinet le jeu !

Hollande et Valls, ces dirigeants qui sont supposés être élus par le peuple pour exécuter sa volonté, on les entend presque lui dire avec une morgue et une condescendance invraisemblables : vous n’y comprenez rien, une discussion privée entre patrons et salariés, c’est bien mieux que la loi. C’est beaucoup plus moderne. Toutes ces pleurnicheries sur le rapport de force entre employeurs et employés, on ne veut pas en entendre parler, il faut que le pays avance. De toute façon, la décision est prise et si vous n’êtes pas content on vous la fera au 49-3. Maintenant circulez, l’affaire est close.

Seulement les choses ne sont pas aussi simples. Ce peuple présumé ne rien y comprendre, si obtus qu’il vous paraisse, messieurs, il commence malgré tout à se poser des questions. Il commence à se demander quel avantage il retire de l’assujettissement de toute la société à cette stratégie mortifère d’austérité budgétaire qui a plongé la Grèce dans le chaos. Il commence à douter sérieusement du bien-fondé de cette idéologie dont les seuls effets tangibles sont de faire fondre ses droits sociaux comme neige au soleil et d’enrichir sans limites une "élite" financière, une espèce de chancre qui grossit indéfiniment à ses dépens et qui siphonne les fruits de son travail sans rien lui apporter en retour. Si par-dessus le marché on le prie poliment mais fermement de mettre à la poubelle toute l’histoire des luttes qui font sa culture et qui lui ont permis de s'aménager un cadre de vie décent, si on le somme de plier le genou devant la puissance employeuse comme à la grande époque, on comprend assez bien qu’il en conçoive quelque amertume.

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