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Théophile Gautier journaliste et écrivain.
La Belle Jenny
Théophile Gautier, né à Tarbes en 1811, est surtout connu pour son roman Le Capitaine Fracasse. Son imagination permit à ses lecteurs de voyager dans le temps et l’espace : l’Egypte ancienne, la Pompéi romaine, le Moyen-âge, les Indes, l’Orient, le Premier Empire et les mondes fantastiques. Ses impressions de voyages régalèrent aussi les amateurs de dépaysement et les lecteurs de journaux où ses récits parurent d’abord.
Ce roman Les Deux Etoiles, fut publié par Théophile Gautier en 1848 dans le quotidien La Presse de Giradin, et quelques mois plus tard, en librairie. Le Tarbais le diffusa à nouveau sous le titre de Partie carrée, en 1851, et une dernière fois en 1865, dans le magazine L’Univers Illustré et en librairie, à l’époque de Napoléon III. Il l’intitula alors La Belle Jenny. C’est Napoléon 1er qui est la clef de l’intrigue de ce passionnant roman. En cette année 2021, la commémoration de la mort de l’empereur est à l’ordre du jour. Quoi de mieux alors que cette œuvre de Théophile Gautier pour lui rendre hommage?
Les héros de son ouvrage La Belle Jenny nous entraînent de l’Angleterre aux Indes, puis sur l’île de Sainte-Hélène où un célèbre prisonnier est en voie d’être délivré. Arthur Sidney, qui débarrassa jadis la Grèce de ses envahisseurs avec ses amis, revient au Royaume-Uni, enlève un de ses anciens camarades le jour de ses noces et repart sur son rapide voilier vers une destination inconnue.
L’Univers Illustré, 24 juin 1865 :
« Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Georgie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait, on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion rouge.
Il avait l’air profondément tranquille d’un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper ; car le Lion rouge était, en ce temps-là, la seule hôtellerie de Folkestone…
Un individu de mine assez farouche, se planta devant lui et lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes enveloppés, par ironie ou par vengeance…
Révolté par cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable, Georgie fit un saut en arrière ; et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d’annoncer la richesse, il calcula que ce drôle consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey…
- Eh bien, animal, butor, bête brute, homme sans éducation ! s’écria Georgie, est-ce ainsi que l’on entre en conversation avec des gens comme il faut ?...
- La, la, calmez-vous, gros homme ! Est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu’au jugement dernier ? Désobstruez votre seuil, si vous voulez que je passe…
Maître Georgie, qui connaissait le cœur humain et l’aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d’une bourse vide, jugea, à l’aplomb de l’inconnu, à la liberté de ses manières que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s’effaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison…
Georgie se dirigea vers le comptoir, suivi de son hôte, qui paraissait médiocrement ébloui par les magnificences de la salle.
-Que faut-il servir à Votre Honneur ?
Une calèche et quatre chevaux, répondit l’homme de l’air le plus tranquille et le plus dégagé du monde.
A cette réplique incongrue, le maître du Lion Rouge prit une attitude souverainement méprisante et dit :
Monsieur, je n’aime pas plus les mauvaises plaisanteries que les mauvais plaisants ; vous m’avez frappé sur le ventre d’une façon que je ne veux pas qualifier… Je vous amène près du comptoir qui distribue des boissons rafraîchissantes ; je vous demande avec politesse ce qu’il faut servir à Votre Honneur, et vous me répondez par des fariboles, des billevesées…
-Ta ta, maître Georgie, comme vous dégoisez ! Ne vous étouffez pas. Tout à l’heure vous n’étiez que cramoisi, vous êtes passé au violet et vous allez devenir bleu ; calmez-vous. J’ai parlé sérieusement. Contre combien de ces ronds jaunes échangerez-vous un de vos carrosses ?... »
L’Univers Illustré, 22 août 1865 : « Benedict Arundel avait aussitôt été conduit dans la cabine arrière par Jack et Mackgill, et soigneusement enfermé dans sa nouvelle prison. Elle était ornée avec assez d’élégance. Benedict, voyant que tout essai de fuite était impossible, alla s’asseoir dans l’angle du divan et resta là, subissant son sort avec la patience de l’animal captif.
Pendant ce temps, la brise avait sauté, et le capitaine Peppercul, en train de déguster à petites gorgées un gallon plein de rhum pour se préserver du brouillard humide, interrompit cette douce occupation et, sur l’avis de l’inconnu au manteau noir, monta sur le pont… L’ordre fut donné d’appareiller…
Benedict, à moitié assoupi, se tenait accoudé sur son oreiller de crin lorsqu’un craquement de la porte le réveilla tout à fait. Le panneau glissa dans la rainure, et l’homme au manteau noir apparut sur le seuil de la cabine.
-Quoi ! c’est vous, sir Arthur !
-Moi, revenu des Indes.
-Que signifie tout ceci ?
-Cela signifie, répondit tranquillement Sidney que vous ne vous appartenez pas. Et il tira de sa poche un papier qu’il déploya devant Benedict.
Ce papier, déjà jauni, semblait écrit depuis longtemps, il était cassé à ses plis. L’écriture qu’il contenait avait dû changer de couleur ; les caractères en étaient roussâtres. On eût dit que, pour les tracer, le sang avait servi d’encre.
-Est-ce bien là votre signature ? dit Sidney en tenant le papier à la hauteur des yeux de Benedict.
-Oui, c’est bien mon nom et mon paraphe, répondit sir Benedict Arundel d’un ton résigné.
-Vous avez juré par tout ce qui peut lier sur cette terre où nous sommes. J’avais besoin de vous et je suis venu vous chercher puisque vous ne veniez pas…
Benedict, convaincu par Sidney, ne s’était plus révolté contre cet enlèvement étrange… Ils restaient ensemble de longues journées dans la cabine, accoudés à la table couverte de papiers et d’instruments de mathématiques ; sir Arthur Sidney, après de longues méditations, traçait sur une ardoise des dessins compliqués remplis de chiffes algébriques ‘et de lettres de renvoi que Benedict recopiait…
Bientôt, du plan, les deux amis passèrent à l’exécution d’un modèle réduit… De ce travail acharné d’un mois, il résulta un canot d’un pied de long, rempli au-dedans de rouages, de tubes et de cloisons… Sidney prit délicatement la petite chaloupe et la posa sur l’eau. Chose singulière, le canot, au lieu de flotter, comme on devait s’y attendre, s’enfonça graduellement et s’engloutit dans l’eau.
- Regardez, Benedict, comme il se maintient à cette profondeur ; mes calculs étaient justes !... Et ses yeux brillèrent, et sa narine se dilata, enflée d’un souffle de noble orgueil ; mais bientôt, reprenant son sang-froid habituel, il releva sa manche, plongea son bras nu dans l’eau et en retira la petite chaloupe….
Le voyage durait déjà depuis près de trois mois et ne semblait pas près de finir. Les Canaries, les îles du Cap-Vert, avaient bien fui loin à l’horizon ; en passant à l’île de l’Ascension, Mackgill et Jack, envoyés dans la chaloupe, à la grotte aux renseignements, trouvèrent, dans une bouteille suspendue à la voûte, un papier roulé et couvert de signes énigmatiques, qu’ils portèrent à sir Arthur Sidney qui lut couramment ce grimoire effroyable et parut satisfait du contenu car il dit à Benedict :
-C’est bien ; tout va comme je veux.
L’île de l’Ascension dépassée, au bout de quelques jours de navigation, une espèce de nuage grisâtre commença à sortir de la mer comme un flocon de brume pompé par le soleil.
Bientôt, le nuage devint un peu plus opaque, et ses contours se dessinèrent plus nettement à l’horizon clair ; avec la longue-vue, on pouvait en discerner la silhouette. Ce n’était pas un nuage assurément. C’était la terre ; c’était une île ; elle s’élevait graduellement du sein des eaux, ne montrant encore, à cause de la déclivité de la mer, que la découpure de ses montagnes. Mais bientôt, on la vit entière, immobile et sombre. D’énormes rochers à pic de deux mille pieds de haut faisaient surplomber leurs masses volcaniques sur la mer qui battait leur base et se roulait, échevelée et folle de colère…
-Milord, comment s’appelle cette île ?
-Cette île, répondit sir Arthur Sidney, s’appelle Sainte-Hélène !... Et ce serait cruauté que de déporter là le crime !
-Et on y a déporté le génie ! dit sir Bénédict Arundel. Mais, patience ! »…
Le projet de sous-marin, qui va servir à délivrer Napoléon de sa captivité est développé dans l’œuvre de Théophile Gautier avant celle de Jules Verne (1869) et il va permettre à nos aventuriers de se rendre discrètement sur l’île de Sainte-Hélène, au nez et à la barbe des Anglais qui y détiennent Napoléon 1er, afin de tenter de le faire évader.
Découvrez cette œuvre haletante de Théophile Gautier, où l’Histoire et l’aventure s’entremêlent pour notre plus grand plaisir.
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