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Billet de blog 24 juin 2021

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Les élections d'après Emile Zola

Zola et les hommes politiques!

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Illustration 1
Emile Zola

L'abstention a été une nouvelle fois la gagnante des dernières élections. Elle est de plus en plus importante. Il semble que les électeurs se rendent compte que quel que soit le parti qui gagne, il faut toujours payer plus et que les choses ne changent guère. Certains  hommes sont tellement avides de postes que cela devient suspect aux yeux de ceux qui ont de plus en plus de mal à vivre avec des revenus bloqués depuis des lustres alors que les prix ne cessent d'augmenter et que les avantages des politiques sont souvent exagérés.

Déjà en son temps, Émile Zola se moquait du système. Lisons...

Dans  le numéro des Annales politiques et Littéraires du  20 août 1893, Zola nous donne son avis sur les élections : « Études et Croquis  - Ce qu’il faut penser du suffrage universel – Nous voici en pleine période électorale, et la grande comédie moderne recommence une fois encore. Molière, aujourd’hui, étudierait là les appétits et la sottise des hommes. C’est une rage universelle, c’est un étalage de toutes les médiocrités, c’est la bête humaine lâchée avec ses vanités et ses misères. Au vingtième siècle, le résultat pourra être superbe ; mais à cette heure, la cuisine en est des moins ragoûtantes.

J’ai ri, dans mon coin, du soulèvement des hommes politiques et de la presse quand on leur a signifié qu’ils auraient seulement trois pauvres petites semaines d’agitation électorale. Ils ont parlé furieusement de guet-apens, de mauvaise foi, et le mot d’escamotage a couru ; oui, le gouvernement malhonnête leur escamotait leur jouissance, leur enlevait de la bouche le pain du désordre. Pensez-donc ! rien que trois semaines à écrire des professions de foi imbéciles et incorrectes, à endoctriner de pauvres diables qui se vendent pour un verre de vin, à emplir la presse d’un tas effroyable de prose dont on ne pourra même pas faire du fumier, à tenir le pays dans un malaise intolérable, d’où la nation sort, les yeux battus et la tête vide, comme après une nuit d’ivresse. Mais c’est une mesure inique, cela ne se peut supporter ! Il fallait trois mois de cette gourmandise, il fallait toute la vie !

Ah ! toute la vie, ce serait le rêve ! des élections continues, des députés nommés pour un jour, siégeant le matin et se représentant le soir devant les électeurs ! Plus rien que de la politique, au déjeuner et au dîner, au lit comme à table ! une nation qui mangerait des journaux au lieu du pain, qui en serait réduite à faire la chaîne pour déposer des bulletins dans des urnes, sans avoir même le temps de se moucher !

Le fait est simple. Dans leurs boutiques, les bouchers poussent à la consommation de la viande. Du moment que la politique est devenue une carrière, le refuge naturel des ambitions souffrantes, des petits hommes qui ont échoué partout ailleurs, il est naturel que ces hommes nous accablent de politique... C’est le combat pour la vie ? Que deviendraient-ils si, du jour au lendemain la France qu’ils ennuient, leur supprimait leur vache à lait ? des avocats sans talent, des romanciers de dixième ordre, des passants inconnus sur le trottoir banal. En avant donc la politique ! de la politique partout, de la politique toujours ! Plus l’eau est trouble, plus la pêche est abondante. On met la bêtise publique  en coupe réglée, et l’on pousse un cri de douleur et de rage, lorsqu’on vous accorde seulement vingt et quelques jours pour l’exploiter en grand.

Moi qui ne suis pas de la boutique, je trouve que ces trois semaines sont d’un joli poids pour les garçons de quelque littérature, sensibles à la bonne tenue intellectuelle de leurs contemporains. Le mieux est de ne plus lire un journal, car les journaux ravis de l’aubaine, dans ce mois d’août si vide d’habitude, si difficile à passer, abusent certainement de la matière électorale. Ils se rattrapent de  la brièveté du temps sur la quantité de prose indigeste. Trois jours, il me semble, auraient suffi : le premier pour avertir le pays, le second pour qu’il réfléchisse, et le troisième pour qu’il vote. S’il ne sait pas un jour ce qu’il doit faire, il ne le saura jamais. J’ai comme une idée qu’un jour suffirait aux électeurs pour bien voter, mais que trois semaines ne suffisent pas aux hommes politiques pour faire voter les électeurs à leur guise. La question pratique du suffrage universel est là… 

Certes, le principe du suffrage universel paraît inattaquable. C’est le seul outil du gouvernement d’une logique absolue. Imaginez une nation dont tous les citoyens sont également sages et instruits. Ils se réunissent  tous les trois ou quatre ans, délèguent le pouvoir à ceux d’entre eux qu’ils savent les plus capables de l’exercer. Rien de plus net, en théorie, rien de plus humainement juste.

Mais le fâcheux est que la théorie se détraque, dès que l’on passe à l’application. Du moment que les hommes interviennent avec leurs folies et leurs infirmités, la logique mathématique  du suffrage universel est détruite. Voilà pourquoi tous les esprits scientifiques de ce siècle se sont montrés pleins d’hésitation et de défiance devant le suffrage universel…

Voilà ce qu’il faut nettement établir : le suffrage universel n’a rien encore de scientifique, il est  tout empirique. Avec la masse considérable de nos électeurs illettrés, avec le trafic honteux sur la coquinerie et la bêtise, on ne peut savoir ce qui sortira du scrutin. Les candidats qui méritent d’être élus, en sont réduits à descendra aux mêmes manœuvres louches que les candidats qui n’ont aucune bonne raison pour l’être. En un mot, le principe superbe de la souveraineté du peuple disparaît, il ne reste que la cuisine malpropre d’un tas de gaillards qui se servent du suffrage universel pour se partager le pays, comme on se sert d’un couteau pour découper un poulet…

Ah ! je la hais, cette politique ! Je la hais pour le tapage vide dont elle nous assourdit, et pour les petits hommes qu’elle nous impose !. Vous allez voir, quoi qu’il arrive quelle pauvre Chambre elle nous enverra… pantins d’un jour, illustres inconnus retombant dans le néant, plats ambitieux venant faire le jeu du plus fort et se contentant d’un os à ronger, cerveaux malades rêvant de venger leurs  continuels échecs, tous les appétits déréglés et toutes les sottises lâchées ! Lorsqu’un homme simplement raisonnable passe et qu’il jette un regard sur ce grouillement qui fermente, il s’arrête, stupéfait et navré.

Quoi ? est-ce possible, est-ce donc la France qui est là ? Non, la France est ailleurs, elle n’est pas avec la vermine qui la dévore, elle est avec ceux de ses enfants qui pensent et qui travaillent. Émile Zola. »

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