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Cléonice ou le Roman Galant, 1669.
… Je nommerai mon héroïne Cléonice ou de quelque nom de roman… Ce n’est pas que celui qu’elle portait autrefois ne soit assez illustre pour n’avoir pas besoin d’estre deguisé, mais les noms allégoriques ont un son plus agréable pour l’oreille…. C’est donc sous le nom de Cléonice qu’elle va se présenter.
Je me passerai bien de faire son portrait mais comme l’impression est un destin inévitable pour tout ce qui sort de ma plume, je crois qu’il est bon d’apprendre à tout Lecteur mal informé, que Cléonice estait d’une taille au-dessus de celles de son sexe ; elle avait les cheveux d’un blond cendré, qui jetait un éclat argenté aux rayons du Soleil. Sa bouche estait vermeille et d’une forme agréable, ses yeux bleus et bien fendus, doux ou fiers, selon les divers mouvements de son âme… Comme cette sincérité des yeux est une marque de celle de l’âme, jamais il n’y en eût une plus sincère que celle de Cléonice… Aussi, fut-elle l’amour de tous ceux qui la virent…
Le lieu natal de cette belle fille a esté, dix ans durant, le Théâtre d’une guerre sanglante qui avait fait naître une haine immortelle entre les deux nations qui la faisaient. Cléonice y avait perdu sin Père, et un frère unique et il n’y a rien qu’elle n’eût fait pour se venger. Attambare, Gouverneur du Païs où Cléonice estait née, et Généralissime des Troupes, devint passionnément amoureux d’elle, et elle avait reçu les marques de son amour avec plus de complaisance que d’inclination, et on peut dire qu’il estait favorisé par son courroux. Cette liaison de haine, plutôt que d’amour, produisit mille effets funestes aux deux partis opposez.
Sicamber, brave et vaillant Capitaine, qui commandait les Troupes ennemies, par plusieurs belles victoires, s’était rendu formidable à cette nation. Le nom de Sicamber était détestable pour tous ceux qui chérissaient la belle Cléonice. Et, comme il avait appris que c’était elle qui estait l’âme du ressentiment d’Artambare, il avait dressé tant de pièges à la liberté de cette belle ennemie, que sans le secours d’un inconnu qui l’arracha un jour des mains d’un party, elle aurait éprouvé en sa propre personne ce qu’elle n’avait éprouvé qu’en celle de ses parents. Elle aimait à parler du péril qu’elle avait couru, pour parler de celui qui l’en avait délivrée.
Elle avait auprès d’elle une parente nommée Arianire, qui était une personne fort aimable et fort spirituelle, et à qui elle avait toujours confié ses plus secrètes pensées. On vint l’avertir qu’Artambare lui envoyait le fils unique de Sicamber, nommé Délidor, pour en faire son prisonnier de guerre. Ce jeune Seigneur était l’admiration de ceux de son party, et la terreur de ses ennemis. Il avait une Physionomie si noble et si engageante qu’elle imprimait le respect et l’amour dans le cœur de tous ceux qui voyaient… Un homme de cette importance, et fils du même Général dont Cléonice avait reçu tant d’outrages, parut une victime si agréable pour elle, à l’amoureux Artambare, que toute sa politique ne pût s’empêcher de la lui sacrifier, et de l’abandonner à la fureur de cette belle irritée. Cléonice frémit à cette nouvelle, et l’image sanglante de son Père et de son Frère morts, s’offrit à sa mémoire : Il mourra, s’écria-t-elle, il mourra, ce cruel persécuteur de nostre Maison. A ces mots, elle poussa son cheval à sa rencontre, avec une impétuosité sans égale, et croyant faire autant d’outrages à sa haine, qu’elle différait le moment de la satisfaire. Elle ouvrait déjà sa bouche, pour ordonner qu’on perçât Célidot de mille coups en sa présence, lorsque les grâces de sa personne, l’ayant forcée, malgré elle, d’arrester les yeux sur son visage plus longtemps qu’elle ne l’avait resolu : elle pâlit, elle rougit, la voix lui mourut dans la bouche, et, chancelant sur la selle comme si elle eût esté surprise d’une maldie inopinée, elle n’eût pas la force de prononcer une seule parole… Il remarqua d’abord son agitation : Je vous demande pardon, Madame, lui dit-il, de venir réveiller votre haine. Si le sort des armes avait secondé mes intentions, je vous aurais épargné une vüe si detestable, et ç’aurait esté par mon sang plûtost que par ma captivité, que Célidor aurait expié les crimes de son Père…
Cléonice, ne croïant plus pouvoir cacher son émotion que par la fuite, tourna la bride de son cheval d’un autre costé, et s’enfonçant dans le plus épais du bois avec une action qui surprit tous ceux qui en furent les témoins, elle laissa la destinée de Célidor aussi incertaine qu’elle avait cru qu’elle le serait peu, quelques moments auparavant. Arianire ayant remarqué l’etonnement que la fuite de Cléonice avait causé, suivit ses pas. Elle lui demanda ce qu’il lui plaisait d’ordonner du prisonnier : Hélas ! repondit Cleonice, en tournant les yeux de son costé avec une langueur extraordinaire, que veux-tu que j’ordonne de la destinée d’un homme à qui je dois la vie ? Ce Célidor que tu vois m’a sauvée de la fureur de Siamber, et je lui dois la liberté, et peut-être l’honneur…