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Chercheur en philosophie. Parmi les axes de recherche : les rapports entre la philosophie de Martin Heidegger et le national-socialisme.

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Billet de blog 4 avril 2025

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L’ « exécution provisoire de l’inéligilité » de M. Le Pen : un paradoxe ?

Les juges ont agi en gardiens de l’état de droit en vigueur. Leur décision me semble donc personnellement parfaitement justifiée. Le RN est beaucoup plus dangereux pour les droits eux-mêmes qu’une bande de voleurs de circonstance. Ne laissons pas le « démos » devenir un « ethnos ». Défendons fermement l’universalisme républicain.

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On peut formuler ce paradoxe de cette manière : c’est parce que le jugement prononcé le 31 mars dernier à l’encontre de Marine Le Pen  n’est pas politique et purement judiciaire qu’il est politique et justifié pour cette raison. 


Mais de quoi s’agit-il? 


La transgression intentionnelle de lois reconnues comme structurant la vie sociale définit la substance de toute une série de délits et de crimes. 
Dans les situations les plus courantes le prévenu a la possibilité de reconnaître sa culpabilité et, se faisant, d’accepter le principe - tout en le refusant « charnellement » - des peines auxquelles le jugement l’a condamné. Dans le meilleur des cas le condamné peut mettre à profit un temps de mise à l’écart, en cas d’incarcération relativement longue, pour élaborer un projet d’insertion sociale. Une erreur d’aiguillage, même lourde, n’a pas à faire obstacle à la possibilité de changer de voie. On peut naturellement se plaindre que les conditions ne semblent pas être réunies pour autoriser un élargissement significatif du champ de la réinsertion. 


La détention provisoire est déclarée lorsqu’un délinquant, ne semblant pas être en mesure de reconnaître la dimension criminelle de ses actes, présente à l’évidence un risque de récidive. 


C’est un des arguments avancés par les trois juges qui ont condamné Marine Le Pen à l’inéligilité avec effet immédiat. Ce faisant Marine Le Pen, sauf à être condamnée autrement voire innocenté au cours d’un procès d’appel tenu à une date encore favorable, ne pourra pas prétendre à la candidature suprême. Elle ne devrait donc pas, malgré toutes ses chances, devenir présidente de la République. Au grand dam, hors de l’hexagone, des Poutine, Trump, Orban et autre Bolsonaro. 


Mais pourquoi, précisément, s’en prendre à l’éligibilité d’une femme politique talentueuse ? En quoi l’éligibilité de Marine Le Pen constitue-t-elle une menace ? Là il faut tenir au plus au point compte d’un lieu d’étroite intrication entre le juridique et le politique. 
Précisément Marine Le Pen n’est pas exactement une prévenue comme les autres. Elle est « l’âme » d’un parti politique qui a une tout autre conception du droit et de l’état de droit que celle qui est en vigueur, malgré des vicissitudes et des périodes « d’exception », depuis la Révolution et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 


L’ « Etat de droit » selon le RN est surtout marqué, pour résumer, par la « préférence nationale ». Il favorise, surtout, la criminalisation de toute conduite refusant cet enfermement dans la « préférence nationale ». Au regard de l’actuel état de droit la vision RN du droit est d’une certaine manière elle-même délinquante. Pour des raisons tactiques le RN s’affiche comme respectueux de la démocratie. Mais s’il est « démocrate » c’est en donnant un sens particulièrement à l’élément « démo » ( demos). Le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple n’est pas conçu de manière inclusive. Il se ferme à l’universalité, à cette universalité que reconnaît précisément le « droit du sol ». La naissance sur le territoire confère la nationalité indépendamment de la couleur de peau, de la religion ou de la philosophie, de la langue maternelle. A cela le RN oppose une vision identitaire et xénophobe. Le « démos » du RN c’est le peuple français défini comme une essence. De fait il est surtout blanc et chrétien. La « démocratie », de cette manière, c’est l’exercice du pouvoir par et pour une sorte d’ ethnie. C’est alors le « droit » octroyé aux attitudes discriminantes et de rejet.


Même avec ses imperfections l’état de droit actuel permet, au moins en droit et selon certaines règles,  à toute individualité humaine d’acquérir une pleine et entière citoyenneté. Au contraire, au nom de la menace que représenterait un processus de « grand remplacement », le RN tire bénéfice d’une rhétorique et d’une « géopolitique » de protection d’une « ethnie française ». Tout ce qui pourrait être présenté comme manquement à ce devoir de protection pourrait dès lors être criminalisé et réprimé. Et cela touche notamment directement l’activité culturelle. 


C’est dire, par conséquent , que le droit lui-même est un enjeu politique majeur. Et l’exercice du droit ne peut pas ne pas entrer en relation étroite avec le politique puisqu’aussi bien c’est l’autorité politique, et tant mieux si elle est démocratique, qui garantit l’exercice des droits et leur jouissance. 


L’argument de la liberté de choix de l’électeur est souvent mis en avant pour « commenter » négativement la décision de justice. On ne devrait pas empêcher une présidentiable sérieuse à candidater à la magistrature suprême. Mais, et sans que cela commande une position politique précise, les juges ont parfaitement le droit d’être attachés précisément au droit tel qu’ils en ont intériorisé les valeurs et les principes fondamentaux. L’argument selon lequel Marine Le Pen n’est pas une justiciable comme une autre se retourne. C’est précisément parce qu’ elle pourrait permettre une destruction de l’état de droit actuel, ancré sur l’universalisme, qu’il y a beaucoup plus qu’une simple « récidive » à redouter. Son parti a bafoué le droit en vigueur sur fond d’un programme d’extrême-droite qui entend nettoyé le droit actuel de son ancrage dans la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. 


Le délit de détournement de fonds, en violation même de la juridiction européenne que les députés RN sont censés respecter du fait même de leur mandat, n’est pas qu’un simple vol de circonstance : il est hautement représentatif de la manière dont le RN, enchâssé aujourd’hui clairement dans une « internationale nationaliste fascisante », entendait récidiver. Les juges ont agi en gardien de l’état de droit en vigueur. Leur décision me semble donc personnellement parfaitement justifiée. Le RN est beaucoup plus dangereux pour les droits eux-mêmes qu’une bande de voleurs de circonstance. Cette décision n’est pas en soi suffisante et il s’avère, mais il fallait s’y attendre, que le RN met les bouchées doubles pour tirer, en se victimisant, avantage de la situation. C’est aux politiques démocrates et universalistes de faire en sorte que cette décision ne soit qu’un jalon d’un processus de revitalisation de l’espace démocratique français.

 
Ne laissons pas le « démos » devenir un « ethnos », la démocratie une ethnocratie.  


Défendons fermement l’universalisme républicain. 

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