A Fribourg-en-Brisgau, pendant le semestre d’été 1930, soit 2 à 3 ans après Être et temps, Heidegger professait un cours intitulé De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie.
Je me propose de commenter un passage où Heidegger articule, de manière paradoxale, une relation entre grandeur et finitude. Ce passage se trouve page 135 de la traduction française parue chez Gallimard en 1987.
Texte :
Depuis longtemps, la grandeur de la finitude a été amoindrie et faussée à la lumière d’une infinité mensongère, au point que nous sommes devenus incapables de penser ensemble finitude et grandeur. L’homme n’est pas l’image de Dieu comme petit-bourgeois absolu – c’est bien plutôt ce dieu-là qui est la fabrication inauthentique de l’homme.
Ce passage ne se comprend dans toutes ses implications qu’à la condition d’en contextualiser l’énonciation. En 1930 Heidegger, sans être encore membre du parti nazi, est hitlérien. Il est notamment enthousiasmé par l’antisémitisme radical et verbalement meurtrier d’Hitler. Sur un plan intellectuel Heidegger était en 1930 plus nazi que bon nombre de futurs adhérents. Il partage avec Hitler un antisémitisme radical et génocidaire.
La première phrase du passage, où Heidegger parle d’une « lumière d’une infinité mensongère », peut se lire de manière académique comme une proposition relevant d’un programme – qui était aussi celui de Heidegger – de critique et de dépassement de la métaphysique. L’idée de Dieu n’est qu’une sorte de fantasme, sans consistance ontologique, et qui fausse gravement la compréhension de la condition humaine. On peut souscrire à ce point de vue. Mais, chez Heidegger, ce point de vue est indissociable d’un principe « pratique » qui criminalise juifs et chrétiens, mais surtout les premiers, en tant qu’artisans de la propagation de cette « lumière d’une infinité mensongère ». Et cela même fait d’avance de l’Allemagne une victime en tant qu’exposée à cette lumière trompeuse. Elle peut (re)devenir une grande Allemagne à la condition de se libérer de cette lumière mensongère. Heidegger ne se contente pas d’opposer des idées à d’autres idées : il criminalise les porteurs d’idées qu’il présume œuvrer à la destruction de l’Allemagne. Sans que cela soit d’abord apparent le passage ici cité et analysé est génocidaire. Pour que l’Allemagne soit grande il faudra qu’elle anéantisse totalement les porteurs de cette « lumière d’une infinité mensongère ». Ce sont les « judéo-chrétiens » qui sont visés mais, pour des raisons pratiques et tactiques, ce sont en priorité les juifs qu’il faudra arracher en totalité au champ de l’humanité possiblement grande et authentique. Il faudra, dit ce texte de 1930, éradiquer le judaïsme.
Mais qu’en est-il, à la lumière de cette contextualisation, de la grandeur et de la finitude ?
Je vais procéder de manière quelque peu simplificatrice.
Côté « lumière d’une infinité mensongère » on trouve donc la compréhension -ou anthropologie – judéo-chrétienne. Dieu est et il est la grandeur incarnée. Il a crée le monde et, « à son image », l’homme. L’homme, comme « image de Dieu », n’a en somme pour dot que la finitude. Dieu – comme originel – est éternel ; l’homme – comme image de Dieu – est mortel. Infinitude d’un côté ; finitude de l’autre.
La grandeur consiste alors à faire en sorte de mériter par ses actes une place – tout à fait « métaphysique » ! – en tant que parcelle de l’infinitude divine. Il faut oser faire le pari mais, surtout, et de manière tout à fait nietzschéenne, la souscription à cet « algorythme » éthique, donne surtout du « grain à moudre » à une prêtrise quant à elle soucieuse de son sort terrestre ! (C’est l’Eglise des pauvres dont la hiérarchie vit dans les ors et les fastes d’une grandiose monumentalité. Et qui peut même s’adonner, omerta aidant, aux plaisirs de la transgression sexuelle).
Pour Heidegger c’est en tant que fini que l’homme – et pour autant qu’il « répond » au Dasein, c’est-à-dire, finalement, à l’homme purement allemand – peut et doit parvenir à la grandeur. La finitude est la condition même, sur fond de la destruction de la métaphysique, permettant une authentique grandeur.
L’éternité et l’infinitude de Dieu ne sont pas « grands » puisqu’elles transcendent toute grandeur possible ! Seule l’homme croyant peut se faire grand comme image de Dieu. Mais cela même est parfaitement mensonger.
Au cœur de la finitude peut alors seulement se déployer une véritable grandeur. Pour Heidegger nazi cette grandeur sera aussi celle de la possibilisation de la génialité propre au Dasein. (Principe racial).
Il y a une étroite connexion, chez Heidegger, entre finitude, grandeur et principe racial. Dès lors que cesse la lumière trompeuse – celle du judéo-christianisme – la finitude propre à la « Rasse » allemande peut déployer toutes ses possibilités tandis que, à l’inverse, la finitude propre aux juifs – les porteurs originels de l’infinitude mensongère – se manifestent par toute une série de travers : matérialisme, goût de l’intrigue et du complot, esprit calculateur, cosmopolitisme déracinant etc.
On se tromperait ainsi grandement à ne condamner chez Heidegger que quelques phrases « malencontreuses ». Son antisémitisme génocidaire s’exprime de manière complexe et par de longs développements. Il est impératif de faire le partage entre des familles de motifs et, notamment, de déconstruire l’ensemble des « ponts » qui relient une critique possédant des aspects légitimes à une vision d’ensemble comprenant la criminalisation meurtrière de ces « sophistes » au cube que sont les juifs pour Heidegger.