« L’homme habite en poète… » est le titre d’une conférence que Martin Heidegger prononça près de Baden-Baden en 1951 soit l’année de la fin de son interdiction d’enseigner, interdiction prononcée par les autorités françaises d’occupation à la suite de témoignages faisant état des vives sympathies que Heidegger avait pour le défunt IIIème Reich. Le titre n’est pas de Heidegger lui-même. « L’homme habite en poète… » est une citation empruntée au poète Hölderlin. Précisément, dans cette conférence, Heidegger propose une lecture d’Hölderlin qui est en fait un exposé de la manière dont Heidegger pense les années d’après-guerre. Pour le dire ici de manière brève : Heidegger, sous le couvert d’une langue à la fois poétique et pensante, « relève » le nazisme pour en faire une sorte de néo-nazisme assimilable par l’Université et transmissible par le truchement d’un code très habilement constitué.
Les intellectuels (néo)nazis, privés de fait de la possibilité de recourir à des auteurs explicitement nazis tels Hitler, Rosenberg etc. pourront désormais, du moins pour certains, se mettre à l’abri sous le parapluie de la prestigieuse autorité de Heidegger " plus grand penseur du XXème siècle". Leur « planque » sera d’autant mieux dissimulée que nombreux seront ceux qui, parmi les heideggériens, ne verront pas, on ne voudront pas voir, le rôle de caution que Heidegger leur fait jouer.
Que sur 1000 heideggériens un seul seulement soit résolument « néo hitlérien » est largement suffisant pour « justifier » la stratégie discursive mise en place par Heidegger après la chute du IIIème Reich et la mort du Führer. Au reste, précisément, ce néo-nazi peut se présenter sous les traits d’un fidèle heideggérien. « Hitler connais pas ! » Lors même que l’œuvre de Heidegger postérieure à la mort d’Hitler témoigne d’une solide fidélité à cette ultime clause du testament d’Hitler, clause ainsi rédigée : « Par-dessus tout, je fais un devoir, au commandement de la nation et à sa mouvance, d’observer scrupuleusement les lois raciales, et de résister impitoyablement à l’empoisonneur mondial des peuples, la juiverie internationale ».
Allons au fait. « L’homme habite en poète… » n’est pas une proposition anthropologique qui affirmerait que l’homme, l’homme « générique », a vocation d’habiter en poète. Heidegger a dit à maintes reprises qu’il ne faisait pas d’anthropologie. Il faut lire le titre de cette manière : seul « cela » qui habite en poète est véritablement homme.
Dans le contexte du nazisme heideggérien cela exclut d’abord et avant tout les juifs. Sans sol, sans monde, ils sont non seulement incapables d’habiter poétiquement le monde mais, qui plus est, ils détruisent les racines intimes du peuple de poètes et de penseurs que sont les « vrais » allemands.
En réalité Heidegger fait de l’habitation poétique le trait essentiel et fondamental de la race « aryenne » en tant qu’elle se construit, chez les nazis, en opposition à la pseudo race juive. De ce point de vue « L’homme habite en poète… » est dans la ligne droite du testament d’Hitler.
On appréciera au passage la virtuosité avec laquelle Heidegger a continué l’hitlérisme puisqu’aussi bien la conférence « L’homme habite en poète… » est toujours lue avec déférence. Seuls certains initiés savent de quoi elle parle. Mais ils se gardent bien, en général, de la dénoncer pour ce qu’elle est : un coup d’envoi d’une reprise du « combat pour l’Etre » au sens de Mein Kampf.
Le nazisme heideggérien est tel un puzzle dont les pièces se dissimulent d’autant mieux dans la trame du discours qu’on le lit sous la lumière d’un académisme certain du caractère vertueux de son apolitisme.