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Chercheur en philosophie. Parmi les axes de recherche : les rapports entre la philosophie de Martin Heidegger et le national-socialisme.

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Billet de blog 25 juillet 2024

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L'un pensait, l'autre pas. Heidegger et Eichmann : tous deux membres du parti nazi

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Hannah Arendt, face à cet immense criminel d’Etat qu’était Adolf Eichmann lors de sa comparution à Jérusalem, et parce qu’elle fut saisie par le caractère stéréotypé des réponses qu’il fit aux questions que la cour lui posa, forgea l’expression de « banalité du mal ». Eichmann n’avait rien d’apparemment monstrueux et il semblait même ne pas être animé de passions et de pulsions particulières. Et s’il avait donné des ordres qui ont eu pour effet de permettre la réalisation d’un plan criminel de grande ampleur en l’espèce de la destruction des juifs d’Europe c’est parce qu’il avait lui-même obéit aux  ordres de ses supérieurs. Technicien spécialisé dans les transports – et il brilla en effet en tant qu’organisateur des convois de chemin de fer en direction des chambres à gaz et des camps - il tenait le discours de l’expert étranger aux motivations des donneurs d’ordre. « Je n’ai pas de sang sur la conscience » dit-il laissant entendre que, dès lors qu’on a jamais personnellement porter atteinte à la vie d’un être humain, on ne saurait être considéré non seulement comme un criminel mais aussi, et pour autant qu’on aurait obéit à des ordres et non comploté, comme un complice. Il savait pourtant qu’il serait déclaré coupable, notamment de crime contre l’humanité, et condamné à la peine de mort.

Au fondement de cette « banalité du mal » incarné par A. Eichmann H. Arendt place l’absence de pensée. Eichmann, sans être idiot, ne pensait pas au sens où il n’avait aucune capacité à juger par lui-même ce qui, notamment, relevait du bien et du mal.

Cette notion de « banalité du mal » fait aujourd’hui partie de la petite monnaie du paysage éditorial. Démuni des moyens de comprendre l’horreur et l’ampleur de certains crimes la « banalité du mal » est invoquée pour mettre des mots sur elles, mots qui ont non seulement le pouvoir d’expulser toute tentative d’explication – et expliquer n’est jamais excuser – mais contribue de manière ambigüe à la banalisation du mal. De la « banalité du mal » des acteurs à la « banalisation du mal » dont ils seraient à la fois responsables et non coupables. Eichmann a ainsi « renvoyé la balle » aux donneurs d’ordre se targuant d’avoir, quant à lui, fait preuve de vertu en obéissant.  De donneur d’ordre à donneur d’ordre on devait remonter jusqu’au donneur ultime : Adolf Hitler. S’étant suicidé dans son bunker en 1945 le criminel en chef échappait de toutes manières à la justice. Bref, à croire Eichmann, l’inculpation de nazis, qu’ils soient cadres ou simples exécutant, était une absurdité. De proche en proche on ne pouvait qu’arriver à la case vide d’un chef disparu. Nous verrons en son temps que le suicide d’Hitler a une portée à laquelle Martin Heidegger ne fut sans doute pas insensible.

C’est donc parce qu’il ne pensait pas, aux yeux d’Hannah Arendt, qu’Eichmann  serait devenu un des rouages clefs de la « destruction des juifs d’Europe ». Et cela même attesterait d’une propriété caractéristique du totalitarisme à savoir la capacité de rendre possible la commission de crimes de masse en jouant à la fois sur une division du « travail » où le moins possible d’acteurs sont préposés à l’acte même de mise à mort et sur l’anesthésie des consciences de ces mêmes acteurs. Cette anesthésie semble avoir elle-même un double aspect procédant, côté sujet, d’un culte et d’une sacralisation du devoir d’obéissance et, côté objet, d’une dépréciation telles des victimes que leur destruction semble même, pour finir, constituer un bienfait.  De nombreux nazis étaient ainsi persuadés qu’ils œuvraient pour le bien de l’homme authentique et vrai. Tuer des juifs n’était pas les assassiner mais procéder à un salutaire nettoyage biopolitique. Il s’agissait d’essarter et d’élaguer pour permettre la croissance de la vraie et bonne humanité. Le crime aurait été, pour ce récit, de laisser périr la souche de l’humanité vraie.

Lorsqu’H. Arendt dit qu’Eichmann ne pensait pas elle avait en vue ceci qu’il était incapable de concevoir que les ordres qu’il donnait étaient en leur essence criminels et que, relevant de la commission du mal, leur « idée » même aurait dû l’enjoindre de ne pas les donner ou, mieux encore, de refuser de se mettre en situation d’avoir à les donner. Il est légitime de se demander si tel était bien le cas si, dans sa cage de verre à Jérusalem Eichmann, par ailleurs bien conseillé par son avocat, n’avait pas opté pour une attitude consistant à « jouer au con », à mettre en avant son aptitude à obéir à des ordres sacralisés. L’avantage de cette tactique était qu’elle permettait de ne pas rentrer dans le détail des motivations et, par-là, de tenir à distance de la monstruosité du crime la vision du monde qui le légitimait. Cela implique bien entendu que Eichmann était un « vrai nazi ». Pour le moins il fut conseillé comme si tel était le cas. Le nazisme se serait bien défendu à Jérusalem ! Si Eichmann, puisqu’il devait être pendu, avait pleinement assumé son nazisme et son antisémitisme exterminateur il aurait, sur fond des horreurs dont la découverte bouleversaient encore le monde, compromis son « idéal ». Si, au contraire, il s’était répandu en repentances jusqu’à demander humblement pardon aux juifs il aurait constitué, lui le maître d’œuvre de la déportation génocidaire, l’exemple d’une traitrise aussi lâche qu’ impardonnable. Il prit donc comme modèle les accusés du procès de Nuremberg et se déclara « non coupable… au sens de l’accusation ». Il n’était ainsi ni criminel assumé ni criminel repenti. C’est que, et notre lecture de Heidegger va permettre d’approfondir cette dynamique propre au nazisme : tuer certaines « choses d’apparences humaines» n’est pas un crime. Et puisque ce n’est pas un crime la masse des victimes n’est elle-même pas un argument en faveur de l’horreur et de la monstruosité.

Donc Eichmann ne pensait pas et, pour cette raison, ne comprit pas que son obéissance et les ordres qu’il donnait lui-même, étaient à l’origine d’un mal incommensurable. Il aurait pu, il aurait dû, s’il avait pensé, organisé par exemple sa fuite hors de l’Allemagne hitlérienne. Mais c’est que son absence de pensée était encouragée par les honneurs, par l’exercice gratifiant du pouvoir, par l’aura qu’il acquérait, malgré sa médiocrité, au sein de l’appareil nazi. Il jouait du violon, pratiquait l’équitation et avait du succès auprès des femmes. Et il était « propre » : pas de sang sur la conscience.

Ne pensant pas aurait-il pu, abstraction faite de ses limites intellecutelles, s’instruire quelque peu auprès du philosophe Martin Heidegger ? Quelques années seulement avant son arrestation, en 1954, était publié en Allemagne le volume 8 de l’Œuvre complète de Heidegger volume intitulé Qu’appelle-t-on penser ? (Was heisst denken ? ).

Réjouissons-nous d’imaginer Eichmann, à la fin des années cinquante, apprendre à penser en lisant Qu’appelle-t-on penser ? et, ce faisant, se rendre lui-même à la justice internationale pour rendre compte de ses actes !

Pour des raisons fondamentales il était rigoureusement impossible que ce scénario puisse se  réaliser. Tout d’abord Martin Heidegger, comme Adolf Eichmann, était membre du parti nazi. Il n’est pas concevable que la pensée selon Heidegger, sauf à faire sien le mythe négationniste d’un Heidegger antinazi, aurait conduit Eichmann sur le chemin de la compréhension de sa responsabilité et de sa culpabilité. L’objection toute prête à cette « disqualification » de Heidegger consiste à postuler que si Heidegger a pu continuer son œuvre sous le IIIème Reich c’est grâce à des concessions de surface qui lui permirent de développer dans le secret de formulations complexes et d’apparence étranges une critique du nazisme. Pour cette raison il n’est pas absurde d’imaginer que, s’il s’était instruit au contact de l’œuvre de Heidegger, Eichmann aurait pu commencer à penser, et à penser au mal qu’il avait commis en donnant depuis son bureau certains ordres.

Mais non seulement la critique heideggérienne du national-socialisme n’est en aucun cas un « antinazisme » au sens habituel du terme mais, de plus, la conception heideggérienne de la pensée constitue, et c’est ici la première « thèse forte » de l’essai, une défense et un encouragement du type d’actions criminelles imputées à Eichmann.

« Ce qui donne le plus à penser, écrit Heidegger en  le soulignant, est que nous ne pensons pas encore ».  Cette phrase, extraite de Qu’appelle-t-on penser ? est souvent citée et sert en général à encourager le lecteur à prendre conscience de la gravité du questionnement heideggérien et d’y entrer en toute confiance. Un philosophe allemand, de la lignée d’un Kant,  d’un Hegel, d’un Nietzsche affirme, semblant même relativiser l’héritage intellectuel de ses illustres prédécesseurs et maîtres, que nous ne savons pas encore ce qu’est penser !

Un premier obstacle est ici à contourner ou à franchir à savoir, en se privant d’une vue claire sur les buts poursuivis par Heidegger ou même, si elle émerge, en la neutralisant, souscrire aux invitations de l’académisme heideggérien et s’engager dans  la production de pieux commentaires. Il y en a  au reste de très brillants et de très experts. Mais ils servent la plupart du temps à entretenir  « nuit et brouillard » sur le projet heideggérien.

La thèse est ici, en effet, qu’il existe un rapport très étroit, « consubstantiel », entre l’affirmation selon laquelle « nous ne pensons pas encore » et le procès d’Eichmann. C’est même, au-delà, le procès de Nuremberg que la déclaration de Heidegger remet au cause. Disons-le de manière abrupte : si « nous » avions su ce qu’est penser alors il n’y aurait pas eu de procès de Nuremberg ni même d’assaut militaire contre le IIIème Reich – car singeant en cela le judéo-bolchévisme stalinien – et Adolf Eichmann n’aurait pas eu à fuir en Argentine pour y vivre caché. Le procès d’Eichmann à Jérusalem prouve « notre » ignorance de ce que penser veut dire.

En clair cela signifie que, pour Heidegger, si nous avions su penser ce qu’est « l’homme », « l’humanité », le « droit » etc. alors nous aurions compris que ceux qui ont été jugés et condamnés à Nuremberg et ailleurs étaient en réalité de « vrais hommes » et qu’ils ont œuvré non pour quelque fantasmagorie universaliste mais pour laisser toute ses chances au seul peuple qui, en vertu de son enracinement et de sa langue, se trouvait en capacité d’ouvrir un monde habitable c’est-à-dire à la hauteur, métaphoriquement parlant, de l’humanité authentique. Et il fallait, pour ce faire, qu’il soit purifié et libéré des juifs.

L’heideggérisme  est de cette manière un suprémacisme germanique – susceptible néanmoins de réunir des peuples vassaux et amis – justifiant le génocide des juifs et se posant, par ce fait même, comme le peuple « Führer » d’une domination occidentale renouvelée et promise ainsi à la perpétuité.

La célèbre citation de Heidegger met en perspective ce qui a pratiquement toujours été l’horizon de Heidegger  à savoir, par une révolution culturelle intérieure au champ philosophique, œuvrer à la fondation d’une Université en tant que source de légitimation d’un Etat pour lequel la commission de génocides ne constituerait pas, bien au contraire, des crimes contre l’humanité.

Le IIIème Reich s’est effondré et le génocide demeuré inachevé par ce que les ennemis du IIIème Reich étaient dans l’ignorance même de  ce qu’ils ne pensaient pas encore. Ils furent en cela aidés par ceux qui, au sein même du IIIème Reich et parfois occupant des postes de grande responsabilité,  partageaient la même ignorance.

Heidegger s’est ainsi construit comme guide spirituel d’un messianisme germanique exterminateur en tant que seule chance, pour l’ « occident », d’échapper à la disparition.

Heidegger s’est brillamment acquitté de cette tâche puisqu’aussi bien, grâce à une rhétorique virtuose, le projet est largement demeuré dans le secret. On dit encore aujourd’hui que Heidegger pensait qu’on ne pensait pas encore et non qu’il considérait les condamnés du procès de Nuremberg comme des héros voire comme des « saints » de l’Etre !

Il faut le redire : « penser » pour Heidegger c’est penser selon un ordre où l’extermination de masse, précisément estimée nécessaire par le « peuple de l’être », ne relève pas de la criminalité. Lorsque Adolf Eichmann a plaidé non coupable au « sens de l’accusation » il s’est ainsi trouvé en parfait accord avec son « Kamarade » Heidegger. Il pensait de manière médiocre, on peut en convenir, mais il pensait précisément selon l’ordre que Heidegger n’a cessé de légitimer et d’en produire philosophiquement la publicité. 

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