Omer Bartov, historien: "Israël se cache derrière la Shoah pour justifier l'indéfendable"
"Dans cinq ou dix ans, le crédit moral d’Israël sera épuisé. Le pays devra alors faire face à sa propre action génocidaire", avance Omer Bartov, historien israélo-américain, spécialiste de la Shoah et des génocides. ©David Degner
27 mai 2025 14:58
"Après la guerre à Gaza, Israël ne pourra plus se réfugier derrière la Shoah, il aura épuisé son crédit moral", tonne Omer Bartov, historien israélo-américain qui fait autorité sur la question du génocide.
Pour Omer Bartov (71 ans), le doute n’est plus permis: Israël commet un génocide à Gaza, avec l’intention explicite d’anéantir le peuple palestinien, en tout ou en partie. Ce n’est pourtant pas un terme qu’il emploie à la légère. Dans une tribune publiée en novembre 2023 dans le New York Times, il prônait encore la prudence, alors qu’il reconnaissait déjà que la violence à Gaza prenait une tournure génocidaire.
L’offensive de l’armée israélienne en mai de l’an dernier à Rafah, qui était alors le dernier refuge pour plus d’un million de Palestiniens, a changé sa perspective. En août, il écrivait dans The Guardian que le génocide à Gaza était désormais indéniable.
"Yad Vashem et l'US Holocaust Memorial Museum s’abstiennent délibérément d’évoquer ce qui se passe à Gaza."
Les déclarations sans ambages de Bartov ont eu un retentissement international. Considéré comme une autorité mondiale sur la Shoah (le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale), et les génocides en général, il a grandi en Israël, combattu lors de la guerre de Yom Kippour en 1973, et enseigne depuis 25 ans à la prestigieuse université Brown aux États-Unis, où il a progressivement concentré ses études et recherches sur son pays natal.
En Israël, ses propos ont été très mal reçus, confie-t-il lors d’un entretien vidéo avec notre rédaction. Certains de ses collègues ont réagi de manière très défensive. "Je demande depuis des mois à mes collègues de Yad Vashem (l’institution nationale israélienne dédiée à la mémoire de l’Holocauste, NDLR) et du US Holocaust Memorial Museum de prendre position, mais ils refusent. Ils m’ont même critiqué pour l’avoir fait. Ils s’abstiennent délibérément d’évoquer ce qui se passe à Gaza.
"À Gaza, les Palestiniens n’ont ni nourriture ni eau potable. Difficile de qualifier cela autrement que de génocide."
Omer Bartov
Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer qu’un génocide se déroule à Gaza?
Il y a un lien évident entre les déclarations des dirigeants politiques et militaires israéliens après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et leurs actions à Gaza. Dès octobre 2023, ils parlaient d’éradiquer Gaza, de la raser, de la détruire. Depuis, l’armée israélienne a rendu Gaza invivable. Ils ont détruit tout ce qui fait des Palestiniens un peuple: hôpitaux, universités, écoles, mosquées, musées, tout ce qui pourrait aider à surmonter cette opération militaire. Et cela a été fait sciemment.
L’armée israélienne cherche maintenant à concentrer la population dans le sud-ouest de Gaza et à détruire le reste de l’entité. L’intention est claire: effacer les Palestiniens de Gaza. C’est confirmé par le fait que non seulement plus de 53.000 personnes ont déjà péri, principalement des civils et des enfants, mais aussi qu’il y a plus de 120.000 blessés et des milliers de personnes encore sous les décombres. À cela s’ajoutent des milliers de morts indirects dus à la destruction des hôpitaux. Les gens n’ont ni nourriture ni eau potable. Difficile de qualifier cela autrement que de génocide.
"Ce qui se passe à Gaza ne préoccupe guère la population israélienne."
Omer Bartov
Selon vous, où cela a-t-il dérapé?
L’une des causes principales est l’occupation israélienne des Palestiniens. Israël occupe les territoires palestiniens depuis la majeure partie de son existence, depuis 1967. Cette occupation entraîne une déshumanisation des deux côtés. Les Palestiniens ne sont plus vus en Israël comme faisant partie de la société, mais comme une sorte d'"untermenschen" (littéralement "sous-hommes": une expression initialement utilisée par les nazis pour désigner les êtres inférieurs, NDLR).
Lorsque le Hamas a attaqué Israël, la société israélienne a été sous le choc. Non seulement parce que 800 civils et 400 soldats ont été tués, mais aussi parce que l’armée et le gouvernement se sont avérés totalement impuissants aux premiers temps de l’attaque. Que ces Palestiniens, considérés comme "inférieurs", aient réussi à s’échapper de leur prison et à tuer des Israéliens a déclenché une colère meurtrière, palpable dans toute la société israélienne.
"Des milices au sein de l'armée démolissent des maisons, humilient les Palestiniens, commettent des violences sexuelles et autres."
Omer Bartov
Dans votre tribune publiée dans The Guardian, vous avez exprimé votre stupeur face à ce que vous avez découvert en Israël lors de votre récente visite. Qu’est-ce qui vous a tant frappé?
Ce qui m’a profondément choqué, c’est l’indifférence manifeste de la société israélienne envers la situation à Gaza. Les sondages révèlent que la majorité des Israéliens souhaitent la fin de la guerre et le retour des otages. Mais ce désir est motivé par l’épuisement des réservistes, la pression économique croissante et l’augmentation de la pression internationale. Ce qui se passe à Gaza ne les préoccupe guère. Les médias israéliens ne diffusent pas ces images, et il n’y a pas de volonté de chercher plus d’informations.
Vous avez servi dans l’armée israélienne. Quel regard portez-vous sur ses actions actuelles à Gaza?
J’ai servi de 1972 à 1976, mais l’armée de l’époque n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Durant ces années, la plupart des soldats étaient laïcs. Aujourd’hui, la société israélienne a changé. De nombreux soldats religieux servent désormais, bien que les ultra-religieux soient exemptés. Beaucoup d’entre eux sont des colons, peu préoccupés par la démocratie et élevés dans un environnement raciste. Ils ont des opinions extrêmes, mais ce sont aussi des soldats armés.
Des rapports crédibles sur Gaza parlent de milices privées au sein de l’armée régulière: des unités qui agissent à leur guise, sans contrôle, voire avec l’approbation tacite de la hiérarchie militaire. En plus de la politique de destruction orchestrée d’en haut, ces milices prennent des initiatives destructrices: elles démolissent des maisons, humilient les Palestiniens, commettent des violences sexuelles et autres. Des rapports crédibles évoquent des enfants abattus par des snipers.
Cette armée part à la dérive moralement et opérationnellement, car la discipline fait défaut. En tant qu’ancien officier et historien militaire, je doute que cette armée puisse tenir face à une véritable force militaire.
"L'arme israélienne part à la dérive moralement et opérationnellement", fustige Omer Bartov. ©David Degner
"Israël estime ne pas avoir à respecter les normes internationales, en raison de la Shoah. Il utilise cette mémoire pour justifier l’indéfendable."
Omer Bartov
Certains avancent qu’Israël commet des actes similaires à ceux dont le peuple juif a été victime durant la Seconde Guerre mondiale. Que pensez-vous de cette comparaison?
Je suis prudent avec ces analogies, car elles ne semblent pas utiles. Ce qu’Israël fait aujourd’hui n’est pas comparable aux actes nazis. C’est aussi un génocide, mais il en existe différents types, n’est-ce pas?
En Israël, on s’empare également de cette comparaison, mais de manière inversée. Depuis les années 1980, la Shoah est devenue une sorte de ciment socio-idéologique qui unit la société. Cela entraîne une peur constante de voir l'horreur se reproduire. Chaque attaque contre Israël est perçue comme une tentative d’éradication du peuple juif. Ainsi, Israël estime ne pas avoir à respecter les normes internationales, en raison de la Shoah. Il utilise cette mémoire pour justifier l’inacceptable.
Israël a vendu cette idée à l’Europe et aux États-Unis. C’est très puissant, et cela explique pourquoi la critique internationale se fait encore relativement ténue. Dans le Sud global, cela ne fonctionne pas. L’Afrique du Sud, qui a intenté une procédure pour génocide contre Israël, se souvient seulement du soutien d’Israël au régime d’apartheid.
"L’autorité morale tirée de cette mémoire disparaîtra. Israël devra alors affronter sa propre culpabilité pour un génocide qu’il a commis."
Omer Bartov
Cela explique-t-il pourquoi l’Allemagne soutient fermement Israël? Le premier invité international du chancelier allemand Friedrich Merz était le président israélien Yitzhak Herzog.
Les sentiments de culpabilité historique jouent évidemment un rôle. Les dirigeants et professeurs d’université actuels en Allemagne sont ceux qui ont initié, dans les années 1980, le processus de "Vergangenheitsbewältigung" (la "maîtrise du passé", NDLR) pour se confronter à leur histoire. Ils craignent que des éléments fascistes refassent surface s’ils lâchent prise. Et en regardant l’AfD (le parti d’extrême droite, devenu la deuxième formation politique allemande avec 20% des voix aux dernières élections, NDLR), ce n’est pas impensable. Pour les jeunes, cela compte beaucoup moins, selon moi. Je pense que l’Allemagne s’alignerait sur les États-Unis si ces derniers changeaient leur politique à l’égard d’Israël.
Mais à long terme, ce qu’Israël fait à Gaza, en s’appuyant sur la Shoah comme justification morale, sera un tournant. Cela privera Israël de sa capacité à utiliser ce passé pour défendre l’indéfendable. Dans cinq ou dix ans, je pense que cette ligne de crédit morale sera tout simplement épuisée.
C’est lié à un changement de génération, mais aussi à la prise de conscience qu’Israël s’est abrité derrière la culpabilité collective de la Shoah — qui est justifiée — pour commettre lui-même des massacres de masse. L’autorité morale tirée de cette mémoire disparaîtra. Israël devra alors affronter sa propre culpabilité pour un génocide qu’il a commis.
Ce rendez-vous à l’Histoire semble cependant bien lointain. Comment envisagez-vous l’évolution du pays à court terme?
Il y a un risque réel qu’Israël devienne un État d’apartheid. Les perspectives sont franchement inquiétantes. Certes, la situation peut évoluer, mais je ne perçois pas de forces internes capables de provoquer ce changement en Israël. Seule une pression extérieure pourrait y parvenir, mais elle se fait attendre.
Même si les pays européens décidaient d’accentuer la pression — en excluant Israël de certaines coopérations ou en imposant des sanctions économiques — Israël ne ferait sans doute qu’ajuster quelque peu sa politique à Gaza. Parce que ce n’est pas l’Europe qui remettra Israël sur les rails de la démocratie, qui est désormais à l’agonie. Même si le premier ministre Benyamin Netanyahou disparaissait aujourd’hui, personne n’est prêt à s’attaquer au problème fondamental: près de la moitié de la population est structurellement privée de droits fondamentaux.
"Les alliés d’Israël et les communautés juives à travers le monde vont progressivement prendre leurs distances. Cela risque d’entraîner une montée de l’antisémitisme."
Omer Bartov
Israël semble plus puissant que jamais dans la région. Les réactions de l’Occident se font rares. Israël sortit-il grand gagnant de ce conflit?
Bien au contraire, Israël s’affaiblit de semaine en semaine. Je n’ai jamais vu la situation aussi critique qu’aujourd’hui. L’économie est en difficulté, les jeunes quittent le pays en masse, et des milliers de soldats souffrent de traumatismes. En outre, je pense que les alliés d’Israël et les communautés juives à travers le monde vont progressivement prendre leurs distances. Cela risque d’entraîner une montée de l’antisémitisme. Les pays peuvent surmonter cela, comme l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, mais je doute de le voir de mon vivant.
La communauté internationale en fait-elle assez?
Elle doit s’exprimer plus fermement. Nous devons sauver Israël de lui-même et de ses dirigeants. Si les leaders européens agissaient de concert, cela pourrait faire la différence. Bien sûr, tout ne serait pas résolu d’un coup, mais aujourd’hui, les politiciens israéliens échappent littéralement à toute responsabilité. Ils reçoivent des armes et une aide économique de pays qui prétendent soutenir le droit international, qu'Israël viole systématiquement. Il est temps de se demander comment cela est possible.
CV express
Omer Bartov, né en 1954, est un historien israélo-américain de renom, reconnu mondialement pour son expertise dans les études sur la Shoah et le génocide. Il enseigne à l’Université Brown aux États-Unis.
Né en Israël, il a servi dans l’armée pendant la guerre de Kippour en 1973 avant de poursuivre ses études à Tel-Aviv et à Oxford.
Il a écrit notamment sur le rôle de l’armée allemande dans la Shoah et les violences ethniques en Europe de l’Est.
Dans son dernier ouvrage, "Israël: What Went Wrong", dont la sortie est prévue début 2026, Bartov s’attèle à décrypter l’évolution du sionisme. Il y décrit comment ce mouvement, autrefois libéral et émancipateur, s’est transformé en une idéologie d’État oppressive et raciste.
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- "L’autorité morale tirée de cette mémoire disparaîtra. Israël devra alors affronter sa propre culpabilité pour un génocide qu’il a commis."
- "Les alliés d’Israël et les communautés juives à travers le monde vont progressivement prendre leurs distances. Cela risque d’entraîner une montée de l’antisémitisme."
- "Israël reçoit des armes et une aide économique de pays qui prétendent soutenir le droit international, qu'Israël viole systématiquement."