On trouvera encore des admirateurs de Heidegger pour lesquels, et alors qu’il est montré par des critiques dument informées que l’œuvre de Martin Heidegger est intentionnellement, par mixage de déclarations, de métaphores et de codages, une légitimation de la conception la plus violente qui soit du nazisme – il arriva même à Heidegger de reprocher aux « nationaux-socialistes » de manquer d’esprit de résolution ! – que Heidegger est malgré tout un très grand penseur : celui qui, au début du XXème siècle, a pensé à nouveau frais la question de l’Etre.
L’expression a comme une vertu magique. Rien n’est plus grave, plus essentiel, plus fondamental à la pensée même que de s’éloigner des approches aussi bien métaphysiques que techniciennes de l’Etant pour rejoindre son élément : l’Etre, son énigme, son irréductibilité à quelque considération « ontique » que ce soit.
« Etre et temps » est ce grand classique des années 20 qui, parce qu’il met à son principe précisément la question de l’Etre, a ouvert à la philosophie aussi bien à son histoire propre qu’à ses limites. Heidegger, au reste, déclarera dans la Lettre sur l’humanisme qu’il ne devrait plus être question de philosophie, celle-ci étant enchaînée à la négativité de la métaphysique.
Pour très longtemps encore la Seinsfrage, la question de l’Etre, intimidera l’amateur de pensée.
Il faut quitter ce ciel serein où brillerait la question de l’Etre pour appréhender le sol d’où Heidegger l’a fait surgir. Et là il faut commettre un geste qui semble bien propre à condamner celui qui le commet à une exclusion en bonne et due forme du cercle des « penseurs » : « Etre et temps » - (Sein und Zeit), est le contemporain universitaire et philosophique de « Mon Combat » (Mein Kampf) d’Adolf Hitler. Au reste, quoique sous le couvert d’un commentaire d’Héraclite, Heidegger aura, au début des années 30, ce mot : L’essence de l’être est combat.
Très tôt Heidegger s’est pensé comme celui par lequel le nazisme saisira la « grandeur » et la « vérité interne » du mouvement « historial » qu’il incarne. Tandis que le nazisme des années 30 ouvre la voie à des crimes aussi immenses que sordides Heidegger fait de l’Université le laboratoire alchimique de la transformation de cette boue de sang et de cendre en une nouvelle spiritualité prometteuse et salvatrice. L’Allemagne comme voie royale de la sortie des ténèbres mêmes des Lumières ! La construction de chambres à gaz de grande capacité fut le « détail » auquel il aura fallu consentir pour que la Révolution des révolutions advienne.
Bref une politique de gangsters relevée par une ontologie capable d’en finir même avec la philosophie.
Heidegger a commis près d’une douzaine de déclarations antisémites. Mais son antisémitisme de ne se réduit pas à ce qui ressemble à des slogans. Lorsque Heidegger met au principe d’Etre et temps la question de l’Etre c’est sur le fond de sa conviction antisémite selon laquelle, précisément, le monde juif est un monde qui porte en lui le néant, et un néant qui pourrait entraîner l’Allemagne par le fond.
C’est là la grande « différence ontologique » qui sépare à jamais vrais Allemands et Juifs, (séparation qui doit se solder par l’anéantissement des seconds : séparation absolue et définitive) : les Allemands sont capables de l’Etre, de le penser et de le méditer tandis que les Juifs ne sont capables que de l’Etant et des calculs qui lui sont appliqués. « Etant » est ici parfaitement identique à Néant. Les Allemands c’est l’Etre ; les Juifs c’est le Néant. C’est si vrai pour Heidegger qu’il finira par dire que les Juifs se sont « auto-exterminés ».
Selon les attendus de la « pensée antisémite » de Heidegger les Juifs, en effet, en tant que « peuple du Néant » ne pouvaient qu’obliger le peuple de l’Etre, les Allemands, à l’anéantir. Telle est la version heideggérienne du « ils l’ont bien cherché ». Incapables (racialement) de l’Etre mais prétendant au pouvoir et à la domination ils ne pouvaient que provoquer leur anéantissement. Le « peuple de l’Etre » est le peuple suprême. Et ce qui, en son sein mais voué au néant prétendait au pouvoir, ne pouvait que creuser sa propre tombe.
C’est ce que, en 1927, laissait déjà entendre Etre et temps.