Dans quelle langue parles-tu ?
Le travail social, le soin, l’éducation sont une relation d’échange entre sujets humains, dans laquelle prendre langue contribue à se constituer comme sujet. Comment prendre en considération la langue de l’autre ? Peut-on montrer un intérêt à l’autre sans chercher à comprendre sa langue ? Quelle place de sujet pour les interprètes,? Egalement, quelle langue parler avec ceux qui n’en parlent aucune, où en créent comme la langue des cités, comme autant de façons de penser ? Quelle place pour la langue des signes ?
Ces questions sont-elles réellement traitées dès la scolarisation et dans la vie familiale ? La langue et les langues traversent l’apprentissage du français comme une langue étrangère quand l’autre vient d’ailleurs, ou une langue seconde quand il est issu d’une famille immigrée installée, mais le français mal parlé à la maison ou la tradition culturelle est orale. . Que penser du bilinguisme familial dans la petite enfance ? Quel étrange glissement fait des classes pour non francophones des classes « spécialisées », donc des classes pour handicapés. Quelles expériences alternatives ? La traduction, par qui, en sachant par expérience la complexité de la traduction par un proche ? Quelles langues parlent les professionnels à part le français ? Faut-il être éducateur ou soignant arabe, turc, afghan, créole… pour en parler la langue ? Va-t-on vers une langue communicationnelle numérique comme outil de traduction ?
L’historicité de ces questions est que prendre langue avec l’autre, n’est déjà pas simple entre « autochtones », mais il devient un moment vital, existentiel avec l’exilé, le migrant, le réfugié. Le rencontrer nous dit combien sa langue nous confronte à l’étrangeté de son écoute, à tenter d’échanger avec lui ou elle, à saisir ce qui fait accueil, première expérience pour lui d’une approche de l’acculturation Combien de soignants, d’éducateurs, de maitres d’écoles, d’employés des administrations se sentent perdus, voire dérangés par cette identité autre qui appelle « vite un interprète !». La tension peut entrainer des réactions de défense : tentation du repli, d’échapper à une pratique d’accueil, à une écoute des traumas de la séparation et du parcours d’exil migrant ou réfugié. L’interprète lui-même a souvent une histoire de migration et revit les propres souffrances de son parcours d’exil.
Ces questions ont une Histoire, notre histoire et celle des autres qui migrent, se réfugient, s’exilent. Parler une langue véhicule une identité culturelle. L’Histoire de la langue française est d’être devenue un outil symbolique de Constitution d’une nation, comme écrit d’une identité politique. L’écriture comme unification a été l’adoption du français comme langue républicaine dès la Révolution française en 1790. Cette décision de portée universelle s’est cependant réduite dès 1793 à l’unité contre les périls internes et externes de l’étranger, devenant langue de pouvoir et de domination identitaire dans la construction de l’Etat moderne de la bourgeoisie capitaliste. L’interdiction des langues locales et régionales dès la scolarisation s’est étendue à son imposition dans la colonisation d’autres peuples, au nom d’un déni civilisationnel de leur histoire et de leurs cultures, souvent de tradition orale. Cette nationalisation du français est restée un outil de domination, qui s’est laïcisé avec la loi de 1905. Tous les régimes successifs de l’Etat français de droite ou de gauche l’ont mis en œuvre. Il est révélateur dans cette perspective que la constitution de 1945 issue du Conseil National de la Résistance n’ait pas remis en cause les lois anti-migrations des années 30 et de Vichy qui visaient particulièrement les juifs étrangers.
L’imposition coloniale du français, comme de l’anglais, de l’espagnol et du portugais n’a pas disparu avec les luttes anticoloniales car elles sont restées aujourd’hui les langues de domination d’une économie de marché mondialisée, incontournables pour y accéder. Chacun et chacune doit en passer par là, la langue véhicule de culture devenant un outil économique et identitaire, qui détermine une sélection à un droit d’entrée et de séjour des migrants, réfugiés, exilés. Une des conséquences en retour pour le citoyen français est son absence de toute culture polyglotte, et, jusqu’à un passé récent, en panne d’une décolonisation des esprits. Elle prolonge le déni colonial d’un apprentissage du français pour le colonisé, afin qu’il ne se constitue pas avec sa propre langue en nation souveraine. Cet état des lieux a certes évolué avec la fin des lois de l’indigénat en 1946, tous les enfants étant scolarisés dans les écoles de la république, mais souvent en échec scolaire dans la confrontation brutale à l’apprentissage d’une langue écrite. Il interroge donc les méthodes d’apprentissage d’une langue écrite étrangère (venant d’un pays d’une autre langue) ou seconde (vivant dans un pays où domine la langue française), à partir de langues maternelles orales.
Elle se retrouve en France dans la crise des politiques d’accueil européenne et particulièrement dans la dernière loi asile très répressive du migrant et de ceux qui l’accueillent. Quelle langue parles-tu, détermine donc un rapport de domination dès les premiers échanges, associée à la figure d’un ennemi potentiel (aujourd’hui terroriste islamique) sur lequel repose la notion viens-tu d’un pays sûr ou ennemi. Elle pérennise la question de la subordination du colonisé ou ex-colonisé, qui limite l’accès à la culture française à ceux qui sont utiles à la croissance du marché national.
Sortir de ce déni du sujet migrant dans sa culture et sa langue nécessite de traiter pour en sortir : quelle fierté possible de sa langue ? Quand on la parle mal, quand on la comprend mal, comment se comprendre vraiment ? Que faire avec les parler créoles des Antilles ou de La Réunion ? Comment traiter l’échec scolaire des jeunes kanak dans la colonie française Nouvelle-Calédonie ?
Avec l’arrivée actuelle de migrant-e-s de nombre de régions du monde, l’éthique humaine de l’accueil inconditionnel frappe donc à notre porte pour que celui-ci cesse d’être menaçant, où l’autre se sente libre d’être-là sans se raidir, de circuler, de s’installer, de parler à voix haute, de ne plus être réduit à un être étranger. L’attente interminable est souvent celle d’une porte administrative qui s’ouvre à une demande d’asile, de protection internationale, quand elle n’est pas stratégie de non-accès. Sortir de ces violences mortifères sur le bitume et sous une tente de survie, situation indigne qui traverse une politique de tri et de renvoi généralisée, une gouvernementalité populiste aux visées électoralistes identitaires, est refonder une éthique d’accueil, dans laquelle toute langue, dont la nôtre, est échange de langage, de signifiants aux multiples signifiés, de codes sociaux différents. La rencontre est cette tentative d’un travail d’altérité qui s’ouvre à une rencontre avec l’autre sujet.
Or le temps long est la nécessité même d’un accueil inconditionnel, pour traiter non seulement l’apprentissage de la langue mais de tous les besoins pratiques pour y accéder durablement. Son approche est concrète, elle commence par un accueil où faire connaissance de façon réciproque, de se nommer, d’écrire son nom sur une feuille de papier, de corps qui parlent avant toute parole. Quand elle advient avec ses silences qui témoignent de l’indicible, ce sera pour dire ce qui se passe: une souffrance somatique, un vécu, une demande à constituer, avec ses silences, son impossibilité à trouver les mots. Elle va s’étayer avec un tiers qui traduit, l’interprète. Un dialogue à trois s’institue, un récit se constitue par bribes, et va s’organiser avec le temps de nombreux entretiens dans l’accès aux soins, la scolarisation des mineurs et de tous les besoins sociaux. Ce temps de circulation de langues et de regards institue un espace et un temps d’accueil commun. Ce prendre soin ne se réduit pas à une technicité soignante ou autre, mais traverse tout échange social, éducatif ou familial qui fait apparaitre des traumas et de la subjectivité intime. Comment l’aborder dans un groupe d’apprentissage du français qui est aussi un travail d’acculturation ? Quelle contribution à ce travail venant de ces exilés ?
Sortir d’une langue qui édicte de façon républicaine et laïque le « si tu viens chez nous soit comme nous » vers une langue d’accueil d’autres langues est ce que porte la réflexion de ce dossier, Il mobilise donc des pratiques avec de multiples acteurs différents, qui montreront que tous les termes de cette introduction restent en débat, mais dont la finalité commune est de ne pas s’enfermer dans des « conduites à tenir » en créant un espace et un temps de réflexion sur ce que nous fabriquons, ce que nous instituons en commun qui contribue à constituer l’autre comme sujet dans nos pratiques.