Voici un premier article à propos de la notion de « commun ».
Le commun aujourd’hui (1)
- Le mot et son dérivé -
Le suffixe -isme (-ismos grec) sert à passer du concret à l’abstrait. Il ferme le catalogue des « individus » (athlètes, impressions, machines…), pour ouvrir le livre de l’idéologie, un composé de deux mots grecs dont le premier eidea (du verbe eidein : voir) désigne d’abord une forme, une apparence, ce qui se voit.
Dans son sens littéral, l’idéologie est donc un discours (logos) sur une image, une représentation mentale (athlétisme, impressionnisme, machinisme…).
« Se faire une idée d’un -isme », c’est tenter d’identifier ce qui peut être le commun d’individus/objets dont les différences ne parviennent pas à occulter la ressemblance identitaire perçue comme essentielle, c’est opérer une synthèse, par exemple celle des athlètes (aux Jeux Olympiques), des impressions (au soleil levant) ou des machines (dans la modernité des temps).
De ce point de vue, l’idéologie du commun humain passe par l’étude des « objets/individus » que sont les êtres humains, avec cette particularité que ceux qui les étudient pour tenter un synthèse sont eux-mêmes humains.
Le sujet humain observant l’objet humain comme il observe la fourmi, l’algue, la cellule ou la galaxie qui ne donnent pas l’impression de s’observer elles-mêmes, tel est le défi original que se lance cet être dont le double besoin de comprendre et se comprendre est analogue celui de respirer.
Communis latin s’alliant au grec -ismos produit communisme, un mot qui n’existe ni en latin ni en grec.
Pourtant, et contrairement à ce que pourrait laisser croire l’histoire des deux derniers siècles, la préoccupation du commun dans la perspective d’une société « communiste » n’est pas moderne : elle est une de celles qui, il y a 2500 ans, occupèrent l’esprit de Platon (428-348 avant notre ère) et qu’il précise dans le Livre V de son ouvrage Politeia [La République, dans son sens littéral latin de « chose (res) publique (publica) »].
Platon était très hostile au régime démocratique auquel il opposait notamment l’argument de la compétence : si n’importe qui ne peut être architecte ou médecin s’il n’a suivi des études d’architecture ou de médecine, comment n’importe qui serait-il compétent pour savoir comment diriger la cité au seul motif qu’il est un citoyen ?
Une position qui n’était pas seulement théorique : il avait assisté au procès intenté en -399 à Socrate (470-399) dont il fait le personnage central de ses dialogues, son « maître à penser », même si Socrate aurait rejeté l’expression.
Le verdict de ce procès permet d’examiner un aspect du commun humain, à savoir le peuple exerçant le pouvoir (démocratie), ici, dans le champ judiciaire.
- l’affaire Socrate -
Les 502 jurés qui avaient été tirés au sort parmi les citoyens athéniens – ils constituaient le tribunal de l’Héliée – écoutèrent les accusateurs, puis Socrate qui avait choisi de se défendre lui-même, et ils émirent deux votes, anonymes, l’un pour décider de son innocence ou de sa culpabilité – une majorité le déclara coupable – l’autre de la peine – en l’occurrence la mort.
L’accusation était ainsi formulée « Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la cité et d’en introduire de nouveaux ; il est coupable aussi de corrompre la jeunesse [par son discours]. La peine demandée est la mort. »
La question posée par le verdict de mort est celle de l’équivalence, du point de vue du peuple ainsi représenté par des citoyens ordinaires tirés au sort, entre, d’une part, l’acte criminel qui tue quelqu’un – passible de la peine de mort dans toutes les sociétés anciennes –, d’autre part la pensée, différente, hors normes, qui ne tue personne, qui, en l’occurrence, n’invite à tuer quiconque, et dont le rapport avec la condamnation à mort n’a pas la même évidence.
Le verdict rendu était pour Platon une expression adéquate de la démocratie, un régime politique qu’il fallait donc rejeter, alors qu’il en est la contradiction radicale en ce sens que la parole libre et contradictoire étant une condition de l’exercice du pouvoir par le peuple qui s’exprime essentiellement par le débat, ce type de condamnation à mort est le signe de la dictature.
L’aporie (impasse de la pensée) peut se formuler ainsi : le régime politique athénien qui condamne à mort un homme au motif qu’il ne pense pas comme il faut, ne peut pas être une démocratie, mais ce régime affirme l’être, et l’Histoire non seulement le reconnaît comme tel mais déclare qu’il est le créateur de la démocratie.
La Démocratie, en tant qu’elle est le pouvoir du peuple, peut-elle s’accommoder de la condamnation à mort de Socrate ? Cette condamnation serait-elle l’exception qui s’expliquerait par le contexte ? Mais, si l’accusation elle-même (= mal penser) n’est pas contradictoire avec le principe même de la démocratie – l’acquittement et la condamnation des accusateurs étaient possibles –, quel contexte pourrait valider un verdict qui en est le déni ?
D’abord, quelques précisions relatives au fonctionnement de la justice athénienne : elle distinguait la plainte visant une affaire privée (« dikê ») et celle visant une affaire publique, (« graphê »), comme celle qui fut déposée contre Socrate. L’accusateur associait à sa plainte la demande d’une peine précise – ici, la mort. S’il perdait, il était condamné à une amende, et, dans le cas de la « graphê», en plus de l’amende, il pouvait être privé de ses droits civiques s’il n’obtenait pas au moins 20% des votes. Déposer une graphê n’était donc pas sans risque, surtout quand elle visait un discours.
« Si je compte bien, il aurait suffi d’un déplacement de 30 voix pour que je sois acquitté » dit Socrate. (Platon : Apologie – 36, a)
Diogène Laërce (début du 3ème siècle avant notre ère, auteur de Les vies des plus illustres philosophes de l’antiquité) précise dans le Livre II consacré à Socrate, qu’il y eut dans un premier temps 281 votes pour la reconnaissance de la culpabilité, 221 pour l’innocence – un déplacement de 30 voix relaxait effectivement Socrate – puis, dans un second, 361 pour voter la mort, soit 80 de plus que les 281 de culpabilité. Autrement dit, 80 citoyens qui avaient voté pour l’innocence votèrent démocratiquement pour la mort.
Maintenant, le contexte.
Cinq ans plus tôt, Athènes démocratique avait perdu la « guerre du Péloponnèse » (431-404), remportée par Sparte, et le régime démocratique fut renversé par l’oligarchie dite des « trente tyrans », précisément avec l’aide de Sparte. Ils firent régner la terreur pendant une année avant d’être renversés à leur tour par les démocrates. Certains des Trente, dont Critias, un des plus extrémistes, avaient plus ou moins été des « disciples » de Socrate – lui, récusait le mot. Ils avaient tenté de l’impliquer dans la dictature, mais – et Socrate le rappelle dans sa défense quand il explique pourquoi il ne s’est jamais investi dans la politique – il avait refusé de collaborer avec eux, ce qui n’était pas sans danger pour sa vie.
Rien dans l’acte d’accusation ni dans les débats au tribunal ne mentionne cette « proximité philosophique » qui aurait pu servir à accuser Socrate d’une responsabilité dans l’instauration de la dictature, mais, quatre ans après, le souvenir de cette parenthèse était évidemment vivace.
Seulement, ce contexte non seulement ne justifie en rien ce verdict, mais il ajoute une nouvelle complexité : condamner à mort un homme pour des motifs politiques implicites, dissimulés, est constitutif de la dictature qui sait trouver des prétextes.
Ces contradictions avec le principe de la démocratie, lui-même antinomique du totalitarisme dictatorial, contribuent à complexifier encore la problématique du commun incarné pour les Athéniens par un système d’égalité politique entre les citoyens : si les stratèges (détenteurs du pouvoir exécutif) étaient élus (Périclès le fut à plusieurs reprises), ils devaient obtenir l’accord des Bouleutes (500 citoyens tirés au sort constituant la Boulè – équivalents de nos députés et de l’Assemblée nationale) avant celui de l’Ecclésia (assemblée générale de tous les citoyens).
Donc, de deux choses, l’une :
- soit la démocratie est un régime politique à bannir parce qu’il est intrinsèquement pervers. C’est la thèse de Platon que semble confirmer la condamnation de Socrate.
- soit elle ne se définit pas seulement par l’ensemble des citoyens décrétés égaux et disposant du pouvoir par le vote politique et judiciaire. C’est ce que révèle la démocratie athénienne puisqu’elle condamne Socrate.
En d’autres termes, l’égalité citoyenne manifestée pas le droit de parole et de vote n’est pas l’expression de la démocratie en tant qu’elle prétend être l’expression du commun humain essentiel qui prend le nom de « peuple » dans le champ du politique.
La démocratie n’est pas le peuple défini par l’exercice de la liberté de parole et par le vote du seul fait d’être citoyen – la démocratie athénienne fondée sur la citoyenneté excluait – ce qui allait de soi – les femmes, les métèques ( = les étrangers installés : meta = parmi, oikein= habiter) et les esclaves.
C’est là, dans cette conception de « l’évidence démocratique » – elle est encore la nôtre – qu’il faut chercher la cause de la contradiction.
(à suivre)