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Billet de blog 9 décembre 2025

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Le commun aujourd'hui (5)

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                                    Le commun aujourd’hui (5)

Pertinente dans l’analyse du rapport entre l’homme et la religion, l’analyse de Marx, procède cependant à l’amalgame entre religion et foi. Si, comme je l’ai précisé, la foi n’est pas dissociable d’une dimension sociale (même les moines – du grec monos = seul – , et même les plus reclus – les Chartreux – ont une vie sociale),  il  convient de préciser ce que recouvre le mot.

Le latin fides, d’où vient foi, désigne cette disposition particulière qui incite à s’abandonner. Foi en quelque chose ou en quelqu’un a le même sens que croire en quelque chose ou en quelqu’un, qui diffère de croire quelque chose ou quelqu’un, en ce sens qu’il s’agit d’un rapport non essentiellement intellectuel avec l’objet de la foi, mais d’un rapport qui engage l’être total, corps et esprit.

Un peu de grammaire* : dans ces trois exemples, « je crois cette personne, cette chose », « je crois à cette personne, à cette chose »,  et « je crois en cette personne, en cette chose », la grammaire officielle, académique qui n’aime rien tant qu’enseigner à coups de questions (qui ? quoi ? à qui, à quoi ? en qui ? à quoi ?) analyse « personne » et « chose » comme des compléments d’objet, direct dans le premier exemple (je crois qui ? quoi ?), indirect dans le second (je crois à qui ? à quoi ?) et le troisième (en qui ? en quoi ?).

 Un discours d’explication qui n’explique rien, sinon le refus d’expliquer.

Dans le premier exemple, « personne » et « chose » renseignent sur le contenu de l’action exprimée par le verbe (croire).

Dans le second et le troisième, ils renseignent non sur le contenu mais sur le destinataire de l’action = je donne, place ma confiance (contenu) à, en (destinataire).

* Ceux qui s’intéressent à la grammaire (et au discours avec lequel elle est enseignée) peuvent consulter les articles publiés à partir du 28/03/2023.

Croire que Dieu existe n’est pas la même chose que croire en Dieu : option intellectuelle dans un cas, foi dans l’autre.

Le texte de Marx cité en fin de l’article précédent sonne plus juste si je remplace religion par foi, notamment « La foi est le soupir de la créature opprimée » en ce sens que la créature opprimée – quelle que soit l’oppression – trouve (ce qu’elle croit être) une libération en « s’abandonnant corps et âme » à Dieu, une manière de décrocher du réel opprimant.

La confusion des deux termes, si elle passe dans le langage de la vie courante, n’est évidemment pas anodine dans un texte philosophique où les mots sont pesés.

Autre exemple, tiré de la même citation : « La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle » De quelle détresse est-il question ? Dans la pensée de Marx, il s’agit d’un effet de la vie sociale : « L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société ». La détresse marxiste est celle de la misère, matérielle, psychique,  produite par l’exploitation capitaliste, et le monde de l’homme n’est pas le monde de l’individu en tant que tel, mais de l’individu dans le monde organisé en société.

Autrement dit, de la même façon qu’il confond religion et foi, Marx confond individu et être social, ce qui revient à occulter la dimension ontologique (le questionnement que pose le fait d’être – cf. « Être ou ne pas être ») et à réduire l’individu à la place qu’il occupe dans l’organisation sociale.

Or, foi et religion sont l’expression de la structure double de l’homme dans son double rapport avec lui-même et avec le monde extérieur.

Où qu’il soit et quoi qu’il fasse, l’homme est toujours, et sans qu’il soit possible de dissocier l’une de l’autre,  une ontologie dans une communauté.

La question ontologique n’intéresse pas Marx, ou plutôt il l’intègre dans l’idéologie, telle qu’il la définit dans ce passage célèbre de L’Idéologie allemande (1845) qu’il écrivit avec son ami Engels :

« A l’encontre de l’ idéologie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, one ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle. (…) Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie.  (…) Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » (id. p.59)

Oui, à une condition : que soient définies la vie et la conscience.

(à suivre)

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