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Billet de blog 9 décembre 2025

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Le commun aujourd'hui (6)

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                                    Le commun aujourd’hui (6)   

                     - Moi et l’autre : Ayn Rand et Atlas Shrugged -

Un peu avant la citation qui termine l’article précédent, Marx écrivait ceci  : « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra*.[J’y reviendrai en fin d’article] Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle.  (…) La façon dont les individus manifestent leur vie reflète exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils produisent. » (id.p.56, 57)

 Ce texte est une illustration de l’évacuation de la question ontologique : « l’homme dans la manifestation de sa vie »,  c’est « ce qu’il produit et la manière dont il le produit ». Son être est celui de rapports sociaux et politiques, exclusivement.

Aux antipodes de cette analyse matérialiste (un type de vie détermine un type de conscience), la philosophie d’Ayn Rand, autrice du roman Atlas shrugged publié en 1957 aux USA où il occupe, dit-on, la seconde place derrière la Bible.

Le récit de 1500 pages, entre réel et science-fiction, illustre le discours apologétique de l’individu-entrepreneur dont l’épanouissement est radicalement antinomique de toute contrainte sociale et politique qui prétendrait définir les codes du développement personnel et de l’entreprise industrielle.

Autrement dit, l’être humain expérimente sa liberté en-dehors de tout cadre moral et religieux, principalement chrétien, et réussit en tant qu’entrepreneur en-dehors de toute contrainte étatique.

La thèse est sans la moindre nuance : tout ce qui est d’ordre social, collectif, est systématiquement présenté d’une manière caricaturale.

Si l’œuvre d’Ayn Rand ne rencontre pas en Europe la célébrité qu’elle connaît aux USA, et pas seulement chez les Républicains, c’est sans doute parce qu’elle confond la liberté humaine avec celle de l’entrepreneur et qu’elle récuse toute ingérence de l’État.   

Ayn Rand est le pseudonyme d’Alissa Zinovievna Rosenbaum, née à Petrograd en décembre 1095. Elle a donc 12 ans au moment de la révolution communiste qu’elle déteste. Elle obtiendra à Petrograd un diplôme universitaire (histoire, philosophie), travaillera dans l’Institut d’État des arts cinématographiques où elle découvrira le cinéma et la civilisation américains, obtiendra un visa pour les USA où elle s’installera définitivement.

La vie et la conscience des héros porte-parole du roman (en particulier John Galt et Dagny Taggart) se définissent par le choix – revendiqué par l’autrice – de l’égoïsme du « moi-individu » irréductible à rien ni personne sinon à lui-même, choix opéré en-dehors de tout préjugé et de toute morale : ainsi, Dagny Taggart, jeune femme autonome, codirigeante énergique d’une importante compagnie ferroviaire, modèle féminin de cette philosophie, choisit la soumission dans ses relations amoureuses.

L’égoïsme revendiqué est celui de l’esprit rationnel affrontant le réel tel qu’il est,  objectif, dans le cadre d’un libéralisme économique voulu total qui affranchit l’entreprise industrielle de toute contrainte étatique.  

Dans le roman, cet idéal est contrarié par les visées socialisantes de l’administration fédérale, ce qui conduit les « vrais » entrepreneurs à cesser leur travail – d’où La Grève, traduction française maladroite du titre américain Atlas Shrugged : littéralement Atlas secoua les épaules. Privé de leur concours, le pays s’effondre, miné par l’idéologie socialiste qui brime les entrepreneurs de génie*, comme s’effondrerait le monde si le titan Atlas qui le soutient secouait ses épaules.

* Un autre de ses romans The Foutainhead  (1943 - La source vive) a été adapté en 1949 par King Vidor dans un film du même nom (en français :  Le Rebelle). Gary Cooper y interprète un architecte génial qui refuse de se plier à l’académisme stérilisant. 

La philosophie d’Ayn Rand peut se résumer dans le principe de Dagny Taggart : ne pas vivre pour les autres et ne pas demander aux autres de vivre pour soi. L’idée est intéressante en ce sens qu’elle souligne l’importance pour l’individu du fait d’être, mais cette ontologie trouve sa limite dans le fait qu’elle est imbriquée dans un capitalisme dérégulé. Les uns s’en sortent, les autres non, c’est comme ça. Ainsi, Dagny Traggart, est l’archétype féminin de cette conception de l’être humain épanoui, alors que son frère James, cohéritier avec elle de l’entreprise ferroviaire créée par leur grand-père (image des « pères fondateurs »), est au contraire dépourvu de clairvoyance et de courage.  

En d’autres termes, il n’y a que des individus, le commun humain n’existe pas, sinon dans le cadre d’une idéologie socialiste, dirigiste, forcément délétère qu’il faut donc rejeter. Il est donc hors de question de valider une politique d’aide et d’assistance pour les plus démunis. Chacun se débrouille.

Ironie de l’histoire, à la fin de sa vie, Ayn Rand, gravement malade, recourra à l’aide sociale. 

*« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. » : Marx n’envisage pas l’existence de modes de conscience différents et son « tout ce que l’on voudra » est une manière de dire : ça n’a aucune importance, ça ne m’intéresse pas.

Là est la faille.

(à suivre)

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