Le commun aujourd’hui (7)
- la conscience-
Du point de vue même que Marx oppose radicalement à celui de Hegel (cf. article 5) son explication de la spécificité qu’acquiert l’homme par « l’organisation corporelle » (cf. article 6) n’est pas pertinente. La simple observation permet de constater que cette organisation est analogue à celle, par exemple, des mammifères. Comme l’homme, ils ont un corps constitué de membres, d’organes, ils respirent, mangent, marchent, courent, dorment, développent des rapports sociaux, s’accouplent pour se reproduire, élèvent leurs petits, manifestent leur contentement ou leur déplaisir, ont des réactions de peur, de défense ou d’attaque,
Ce qui conduit l’homme à produire sa subsistance n’est pas de l’ordre de l’organisation corporelle, mais un processus évolutif que Marx n’ignorait pas ; il connaissait L’Origine des espèces, le livre de Darwin (à qui il avait envoyé un exemplaire dédicacé de son Capital – ils vécurent l’un et l’autre près de Londres sans jamais se rencontrer) dont la théorie ne lui convenait pas, notamment parce qu’elle n’avait pas la visée téléologique qu’il avait de l’histoire humaine. Opposé à cette théorie, Darwin (comme Spinoza) ne voyait pas de finalité dans l’histoire de l’homme et du monde, ce qui était contradictoire avec la notion de progrès constitutive de l’analyse marxiste.
Ce que ne voulut pas voir Marx : quelques millions d’années plus tôt, une branche de l’évolution animale avait fini par se mettre sur deux pieds, ce qui eut eu pour effet d’augmenter le volume de la boîte crânienne, qui eut pour effet un développement de la masse cérébrale, qui eut pour effet l’émergence, non de la conscience, mais d’un certain type de conscience.
Si les espèces restées sur leurs quatre pattes disposent des capacités de réactions évoquées plus haut, c’est bien, qu’à la différence du caillou ou de l’étoile, elles disposent elles aussi d’un type de conscience.
Ce que nous appelons conscience (du nom latin conscientia, composé de cum – avec, ensemble – et scire – savoir) est donc, d’abord savoir commun, et c’est bien le premier sens qu’il a en latin de connaissance partagée. Il évolue ensuite pour devenir la connaissance intime, profonde, personnelle, en quelque sorte ce qu’on peut comprendre comme une connaissance partagée avec soi-même (jusqu’à la caricature du « c’est mon avis et je le partage ») qui prend, dans le cadre judiciaire prend le nom d’intime conviction.
La présence du double dans ce type de savoir n’est pas une fantaisie langagière, mais au contraire le signe de la dualité profonde de la conscience humaine commune : non seulement nous avons la conscience de notre conscience, mais elle nous parle à deux voix, les deux voix de nos deux constituants que sont notre corps et notre esprit, chacun s’exprimant avec son langage propre.
C’est en cela nous différons radicalement des animaux qui n’ont qu’une simple conscience à une voix. Sinon, eux aussi écriraient des livres, s’affronteraient à coups de théories, d’anathèmes et de fusils. Mais non. Ils se contentent de vivre selon les lois propres à leur espèce. S’il n’a pas faim, le lion croise la gazelle.
Une différence qui s’exprime dans les actes et les paroles dont sont capables les seuls êtres humains, pour le meilleur et, surtout, le pire : ce n’est pas un hasard si ce qui rythme notre histoire sont les paroles et les actes de guerre : « Veni, vici, vici, Alea jacta est… Messieurs les Anglais…, Du haut de ces pyramides…, On les aura…», 1515, 1802, 1815, 1870, 1914 ,1939, entre autres dates enseignées à l’école, alors qu’auraient pu l’être celles de l’adduction de l’eau potable, du tout-à-l’égout, du paratonnerre, de l’électricité, de la machine à laver le linge, de la création du stéthoscope, de l’accouchement prophylactique, de la découverte des antibiotiques…
Si nous éprouvons cette attirance si particulière pour ce qui ne va pas, ce n’est pas par mauvaise intention, mais par la nécessité d’exorciser la catastrophe qu’un jour très particulier de notre petite enfance nous a révélée notre conscience – en même temps que l’angoisse – la catastrophe qu’un jour, nous mourrons.
La catastrophe…
(à suivre)