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Billet de blog 4 juillet 2015

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Faire avancer la démocratie sanitaire

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La question de la « participation des patients » comprend deux dimensions complémentaires qu’il faut pouvoir distinguer pour la bonne compréhension des enjeux. Elle renvoie en effet au choix du mode de régulation privilégié du système de santé et donc, vu l’importance du sujet, au modèle de société privilégié.


La participation individuelle. Elle concerne la participation d’un patient dans la prise en charge médicale et soignante qui lui est « proposée » et non plus seulement imposée. L’accent est mis ici sur la relation individuelle entre le patient ou le malade et un ou plusieurs professionnels de santé.

Mais il faut distinguer « patient empowerment » et « patient engagement » ou en français « participation du patient ».

L’empowerment du patient met en avant son statut de « consommateur » exerçant un libre choix. Grâce notamment à la e-santé, le patient devenu « consommateur éclairé » serait le mieux placé pour acheter des services dont il connaîtrait en temps réel la valeur. Citons, à l’origine du concept de DMP aux États-Unis (Personal Health Record), la création d’une épargne personnelle qui se serait substituée à l’assurance collective en vu d’introduire des mécanismes de marché. Le projet de «Personal Heath Account » a bien été abandonné pour être d’ailleurs remplacé par son opposé avec l’élargissement de l’assurance maladie dans la réforme « Obamacare ». Mais le projet consumériste trouve de nouveaux soutiens : grâce à sa composante mobile et « personnelle » la mSanté est aussi présentée comme un nouveau vecteur de la transformation consumériste des patients (également dénommée « disruption » ou « ubérisation »).


L’engagement ou la participation pour la codécision s’inscrit dans un cadre organisationnel bien défini et régulé : celui d’une organisation de soins qui entend développer la codécision entre patients et soignants. Le recours à l’e-santé fait la part belle à une offre de services qui permet à l’usager ou à l’assuré de se repérer, de choisir les options disponibles, de s’informer et de se former. Sans pour autant transformer les patients en consommateurs libres et indépendants, une liberté de choix peut être introduite. Les patients peuvent décider, avec les soignants, de privilégier certains services en fonction de leur propre appréciation de leurs besoins. En Angleterre, un « budget personnel » agrégeant dépenses de santé et dépense sociales est désormais mis à disposition de certains patients chroniques. Mais le choix du patient nécessite cependant un véritable coaching et les personnes des secteurs de la santé et du social, appelés à travailler ensemble, sont impliquées aussi bien que les aidants. Cette approche prend en compte à la fois la complexité et la variabilité des éléments déterminant les choix individuels.

La représentation collective des patients et de la société civile aux différents niveaux d’un système de santé est le deuxième volet (celui de la « démocratie sanitaire » en France). Elle peut prendre plusieurs formes et avoir une profondeur et un impact variables selon les systèmes de santé, les pays et encore et surtout en fonction du mode de régulation économique privilégié.


Dans le contexte privilégiant l’empowerment et donc la transformation consumériste, la représentation collective dans les différentes instances est nécessairement limitée. Le patient-consommateur éclairé est incité à rechercher la réparation en cas de problème : si l’offre de soins ne correspond pas à ses attentes ou s’il s’estime lésé. On comprend donc que c’est avant tout le contentieux, et dans certains cas l’action collective (class action) qui est le moyen privilégié. La démocratie sanitaire telle que nous la concevons est donc peu développée car elle n’est pas nécessaire au fonctionnement du système et s’opposerait même à l’efficacité recherchée grâce à l’empowerment.


A l’inverse, dans le contexte privilégiant la codécision et donc l’engagement des patients, le modèle de référence en matière de démocratie sanitaire avancée est celui du NHS Anglais. La prise en compte de la « parole publique » est organisée aux différents niveaux stratégiques, de la base au sommet : les représentations d’usagers vont être généralisées dans les soins primaires (1) tandis que les réunions de son comité de direction sont diffusées en direct sur internet et accessibles en ligne (http://www.england.nhs.uk/category/board-meetings/). La liste des institutions et organisations bénéficiant de la présence des représentants est importante et s’inscrit dans la stratégie nationale de santé à 5 ans (à titre d’exemple, les représentants des patients siègent dans la commission de l’organisme qui fixe le prix des médicaments). Les patients et représentants de la société civile sont nombreux et les travaux les plus exigeants sont rémunérés par le NHS (jusqu’à 250€ par jour). Une bonne représentation collective est indispensable pour permettre de faire progresser la participation individuelle privilégiant la codécision et la co-construction du parcours de soins afin de viser notamment une meilleure prise en charge des maladies chroniques.

La réouverture du débat est importante à plus d’un titre. Il permetrrait de clarifier les enjeux autour de la « participation/engagement » et de l' «empowerment » qui font appel aux notions de justice sociale, aux théories économiques, aux modèles de société. Il devrait permettre de définir sans ambiguïté l’option prise pour une stratégie en matière de santé et de eSanté. La eSanté peut en effet être vue soit comme un vecteur de libération pour les avocats de la transformation consumériste, soit au contraire comme un risque supplémentaire d’inégalités et un moyen d’asservir et de contrôler un consommateur qui fournira d’ailleurs gratuitement des données "exploitables" (le patient devient en quelque sorte le produit). En France, l’importance des choix idéologiques, peu débattus en réalité, peut être brutalement dévoilée en réaction à des mesures prises unilatéralement sans concertation avec les représentants des patients. La consultation citoyenne déclenchée par l’arrêté qui prévoyait le déremboursement conditionnel à l’observance du traitement de l’apnée du sommeil représente très certainement une étape importante dans l’histoire des relations entre l’état et la représentation civile (2). Cet épisode est révélateur de la permanence d’une conception obsolète, celle du « nanny state », c’est-à-dire de l’état hyperprotecteur qui laisse en réalité assez peu de place à une réelle démocratie sanitaire. Un élément devrait cependant faire évoluer la situation dans notre pays : après la succession de crises sanitaires un élargissement de la représentation civile dans de plus nombreuses instances (3) devrait s’avérer indispensable pour conserver ou restaurer la confiance dans les institutions .


Par Jean-Pierre Thierry, consultant, médecin de santé publique, membre du Cercle Numérique et Santé.

Contribution à la campagne "Faire avancer la santé numérique" #FASN

http://www.faireavancerlasantenumerique.com/

(1) Les CCG (Clinical Commissioning Group) sont des organisations de soins intégrées réunissant soins primaires et groupes hospitaliers (soins secondaires) dans de nouveaux contrats de délégation de gestion par le NHS. Les soins primaires étant de longue date organisés sous la forme de cabinets de groupe de médecins et professionnels de santé en ville, leur organisation repose sur une masse critique qui permet aujourd’hui d’associer les représentations des patients et de la société civile. Une telle mesure se heurterait en France aux modalités d’exercice privilégiant encore l’exercice individuel et isolé.

(2) http://www.leciss.org/sites/default/files/Programme-OBSERVANCE-colloque-010615.pdf

(3) http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-pierre-thierry/260615/conflits-dinterets-dans-le-secteur-de-la-sante-comment-eviter-limpasse

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