Samira* serre son téléphone portable dans ses mains. Le SMS de France Travail est arrivé ce matin : convocation obligatoire dans quinze jours pour signer son "contrat d'engagement". Cette mère célibataire de 34 ans, au RSA depuis huit mois après avoir perdu son emploi de caissière, découvre la nouvelle donne imposée depuis le 1er janvier 2025 : tous les bénéficiaires du RSA sont désormais automatiquement inscrits à France Travail et doivent accepter un "accompagnement intensif".
"On me demande de justifier pourquoi je ne trouve pas de travail", confie-t-elle, les larmes aux yeux. "Comme si c'était ma faute s'il n'y a pas d'emploi dans ma région, comme si j'avais choisi cette situation."
Le "plein emploi" à l'épreuve de la réalité
Derrière cette mesure phare de la loi "plein emploi", une transformation majeure s'opère : les 2 millions d'allocataires du RSA passent du statut d'assistés sociaux à celui de demandeurs d'emploi sous surveillance. La différence n'est pas qu'administrative.
"Avant, je voyais mon assistante sociale une fois par mois, on parlait de mes difficultés, de mes enfants, elle m'orientait vers des formations", explique Karim, 41 ans, bénéficiaire du RSA depuis deux ans après un accident du travail. "Maintenant, c'est différent. Je dois prouver que je cherche activement un emploi, accepter toutes les propositions, même à 50 kilomètres de chez moi."
Le changement de vocabulaire officiel est révélateur : la loi évoque un "parcours d'accompagnement intensif et personnalisé" avec "signature d'un contrat d'engagement". Dans les faits, les témoignages convergent vers une même réalité : plus de contrôles, plus d'obligations, plus de sanctions possibles.
"Ils nous traitent comme des fraudeurs"
Marie-Claire Dubois travaille depuis quinze ans comme assistante sociale dans un centre médico-social du nord de la France. Elle a vu défiler des centaines d'allocataires du RSA et observe l'évolution du système avec inquiétude.
"La philosophie a complètement changé", analyse-t-elle. "Avant, on partait du principe qu'une personne au RSA avait besoin d'aide pour surmonter ses difficultés. Aujourd'hui, le présupposé, c'est qu'elle ne fait pas assez d'efforts pour s'en sortir. C'est un renversement complet."
Cette professionnelle du social raconte comment les entretiens se durcissent : "On me demande de vérifier que les gens cherchent vraiment du travail, de contrôler leurs démarches. Mes collègues de France Travail ont des objectifs chiffrés de 'retour à l'emploi'. Comment faire du social dans ces conditions ?"
Les chiffres officiels masquent cette réalité. Sur le papier, la réforme vise à "accompagner" et "personnaliser". Sur le terrain, les allocataires découvrent un système plus rigide.
Fatou, 28 ans, mère de trois enfants, explique sa situation : "J'ai accepté une formation de secrétaire médicale qui me plaît vraiment. Mais maintenant, on me propose un CDD de trois mois comme femme de ménage dans une entreprise à 40 kilomètres. Si je refuse, je risque une sanction. Où est la logique ?"
Le piège de l'accompagnement "intensif"
L'accompagnement "intensif" se traduit concrètement par un rdv toutes les deux semaines avec un conseiller de France Travail, contre un rdv mensuel avec l'assistante sociale auparavant. Une fréquence présentée comme un plus par le gouvernement.
"Deux fois plus de rdv, mais avec quelqu'un qui ne me connaît pas et qui change tous les six mois", témoigne Ahmed, 45 ans, au chômage de longue durée. "Mon ancienne assistante sociale connaissait mes problèmes de santé, ma situation familiale. Maintenant, je dois tout réexpliquer à chaque fois."
Les conseillers de France Travail eux-mêmes expriment leurs difficultés face à cette nouvelle mission. Jennifer, conseillère depuis huit ans, confie sous couvert d'anonymat : "On nous demande de traiter les allocataires RSA comme des demandeurs d'emploi classiques. Mais ce ne sont pas les mêmes profils, pas les mêmes problématiques. Beaucoup ont des difficultés de santé, de logement, de garde d'enfants que nous ne sommes pas formés à traiter."
La mécanique de la culpabilisation
Cette transformation s'inscrit dans une évolution plus large de la politique sociale française depuis une quinzaine d'années. Après les "contrôles renforcés" de Sarkozy, la "remise en activité" de Hollande, Macron franchit un cap supplémentaire avec la systématisation de la conditionnalité.
"Le discours sous-jacent est toujours le même", décrypte Sophie Maurer, sociologue spécialisée dans les politiques sociales. "Si vous êtes pauvre, c'est parce que vous ne faites pas assez d'efforts. Cette idéologie transforme une question sociale en responsabilité individuelle."
Les "contrats d'engagement" illustrent parfaitement cette logique. Ces documents, que tous les allocataires doivent signer, formalisent leurs "obligations" : recherche active d'emploi, acceptation des formations proposées, participation aux ateliers collectifs.
"C'est infantilisant", résume Sylvie, 52 ans, ancienne comptable contrainte au RSA après la fermeture de son entreprise. "J'ai travaillé pendant 30 ans, j'ai élevé mes enfants, et on me traite comme si je ne savais pas ce que c'est que chercher du travail."
Les oubliés de la statistique
Car derrière les chiffres du chômage se cachent des réalités que les politiques publiques peinent à appréhender. Parmi les allocataires du RSA, beaucoup cumulent les difficultés : problèmes de santé, illettrisme, absence de moyen de transport, isolement géographique.
"Moi, j'ai 58 ans, je n'ai jamais touché un ordinateur de ma vie", explique Roland, ancien ouvrier du bâtiment mis au RSA après un accident. "On me demande de faire mes candidatures en ligne, de répondre aux offres sur internet. Comment je fais ?"
Ces situations, nombreuses selon les travailleurs sociaux, remettent en question la logique même du système. "On impose le même cadre à tout le monde", observe Marie-Claire Dubois. "Que vous soyez diplômée du supérieur au chômage depuis six mois ou ouvrier sans qualification à 55 ans, c'est le même 'accompagnement intensif'. C'est absurde."
L'impasse du non-recours
La complexification du système risque d'aggraver un phénomène déjà préoccupant : le non-recours aux droits sociaux. Selon les estimations officielles, environ 35% des personnes éligibles au RSA n'en font pas la demande, souvent par méconnaissance ou par découragement face aux démarches.
"Avec ces nouvelles obligations, je connais des gens qui préfèrent se débrouiller autrement plutôt que de subir ce parcours du combattant", témoigne Laurence, bénévole dans une association d'aide alimentaire. "Des femmes qui nettoient au noir, des hommes qui font de la récupération. Ils survivent, mais dans l'économie souterraine."
Cette dérive inquiète les professionnels du secteur. "On va créer encore plus de précarité invisible", prédit Marie-Claire Dubois. "Des gens qui vont abandonner leurs droits par épuisement."
Le paradoxe de l'emploi fantôme
Paradoxalement, cette politique s'applique dans un contexte où l'emploi de qualité se raréfie. La plupart des offres proposées aux allocataires RSA sont des CDD courts, des emplois précaires ou des missions d'intérim.
"On me propose régulièrement des contrats de quelques semaines", raconte Karim. "Le temps de retrouver un équilibre, de s'organiser, et c'est fini. Je retourne au RSA, mais avec plus de complications administratives."
Cette instabilité professionnelle organisée transforme le RSA en variable d'ajustement du marché du travail, selon les analystes critiques. "Le système produit de la rotation entre précarité sociale et précarité salariale", résume la sociologue Sophie Maurer.
Résistances et alternatives
Face à ces évolutions, des résistances s'organisent. Des collectifs d'allocataires se créent pour s'entraider face aux nouvelles procédures. Des associations dénoncent la logique punitive du système.
"Nous ne sommes pas des assistés ou des profiteurs", affirme Samira, qui a rejoint un collectif local. "Nous sommes des citoyens qui traversent des difficultés et qui ont besoin de solidarité, pas de surveillance."
Certains territoires tentent d'adoucir l'application de ces mesures. Des élus locaux, des travailleurs sociaux cherchent des moyens de préserver une approche plus humaine, malgré le cadre national contraignant.
"On essaie de garder du lien, de l'écoute", confie Marie-Claire Dubois. "Mais c'est de plus en plus difficile avec la pression hiérarchique et les objectifs chiffrés."
L'avenir incertain de la solidarité
Cette transformation du RSA interroge plus largement sur l'évolution du modèle social français. En conditionnant toujours plus l'aide sociale à des contreparties, le système s'éloigne de la logique de solidarité nationale qui fondait historiquement la protection sociale.
"On passe d'un droit social à un contrat de travail déguisé", analyse Sophie Maurer. "C'est un changement de paradigme majeur qui redéfinit le rapport entre l'individu et la société."
Pour les principaux concernés, cette évolution se traduit concrètement par plus de stress, plus d'incertitudes, plus de démarches administratives. "J'ai l'impression qu'on me punit d'être pauvre", résume Sylvie. "Au lieu de m'aider à m'en sortir, on me complique la vie."
Alors que la réforme entre dans sa phase d'application généralisée, ses effets réels sur l'insertion professionnelle restent à mesurer. Une chose est certaine : elle transforme déjà profondément le vécu quotidien de millions de personnes en situation de précarité, avec des conséquences humaines que les statistiques officielles ne sauront probablement jamais restituer.
Les prénoms marqués d'un astérisque ont été modifiés à la demande des personnes concernées