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Billet de blog 29 août 2011

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Walker Evans: portrait d’une époque

Walker Evans est un photographe documentaire américain s'étant particulièrement illustré grâce à ses images de la Grande Dépression prises au sein de la mission de la Farm Security Administration (FSA), entre 1935 et 1937.

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Walker Evans est un photographe documentaire américain s'étant particulièrement illustré grâce à ses images de la Grande Dépression prises au sein de la mission de la Farm Security Administration (FSA), entre 1935 et 1937. Après avoir quitté celle-ci suite à des désaccords avec son grand patron Roy Stryker, le MoMa lui consacrera une exposition en 1938.Il publiera par la suite Let Us Now Praise Famous Men en 1941 - extraits visuels de la mission Stryker- en compagnie de l’auteur James Agee.


© 2011 Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art

Sharecropper's Family

Sharecropper’s Family fut réalisé en Alabama en 1936. L'image cadre dans le mandat de la mission FSA, dont l'objectif est de rendre compte au public de l’extrême pauvreté sévissant dans les campagnes. Il s’agit de sensibiliser les américains à ces afflictions et de leur montrer la situation économique et morale du pays. Ici, il n'y a pas de zones grises.

Ce portait - réalisé en noir et blanc - se compose d’une famille de trois générations de fermiers pauvres. On remarquera tout de suite la simplicité de la scène, dépourvue d’artifices. Les sujets, pieds-nus et sales, renforcent le constat de pauvreté. Ils vivent visiblement dans des conditions extrêmes et illustrent la problématique sociopolitique des fermiers de l’époque.

La maison est petite, les gens fatigués. Les particules suintent des vêtements. Bud Fields a beau tout faire pour mordre dans la vie, par la peau des dents, on sent bien qu'il ne peut que mordre la poussière. Tout comme son clan, qui ne respire que le Dust Bowl et la Grande Dépression.

New Deal : nouvelle photo

Cette dernière, caractérisée par une paupérisation endémique et un chômage persistant, est un point tournant de l’histoire américaine. Suite au crash de la bourse en 1929 ainsi qu’à la sécheresse affectant les communautés rurales par la famine, le gouvernement se doit d’agir.Pour ce faire, Franklin D. Roosevelt instaurera le New Deal qui servira à redémarrer l’économie américaine et entrainer la classe moyenne dans une prise de conscience. Le mot d'ordre : il faut s’impliquer dans ce redressement. Dans une logique similaire à celle des célèbres Fireside Chats, la mission FSA crée un vecteur de production de sens, de mobilisation.

À ce titre, Sharecropper’s Family s’inscrit dans le contexte sociopolitique de la Grande Dépression car elle est en adéquation avec l’idée d’une photographie documentaire visant à rapporter sans distorsion l’état de la société de l’époque, caractérisée par le drame humain. Celui-ci prend forme dans l’extrême pauvreté d’une famille rurale, photographiée par Walker Evans. Kevin Moore parlera d’une «photographie sans photographe, prise directement dans laquelle tout ce qui est important est ce qui se retrouve au sein de l’image»[1]

On notera au passage l’importance de la famille, des enfants, de ceux qui travaillent la terre et qui constituent l’épine dorsale de l’Amérique de l’époque. On montre ici l’échec d’un capitalisme qui n’a pas su épargner les communautés rurales américaines dans sa chute. Cette image est caractérisée par des visées beaucoup plus sociales qu’artistiques, et fait figure de trace dans le temps du sud américain des années 1930.

Au sein de l'immensité

Sharecropper’s Family s’intègre à un corpus de près de 270 000 photographies tirées de la mission FSA. Elle s’inscrit ainsi dans une idée de multiplication des images et de diffusion de masse d’instruments visuels politiques propres à cette expédition. Stryker constate d’ailleurs leur importance dans un contexte où, «en l’espace d’une année, la photographie deviendra une industrie nationale, avec une rapidité égalée que par la télévision douze ans plus tard»[3]. En plus de documenter la misère de l’époque, il est fort possible qu’on ait voulu atteindre une masse critique de contenu pour ensuite la diffuser largement dans la presse.

La largeur du corpus auquel Sharecropper’s Family s’intègre nous impose de considérer ce cliché comme partie d’un vaste tout, à savoir un portrait colossal de l’Amérique rurale des années 30. Celui-ci vise non seulement à rendre compte, mais à convaincre, mobiliser faire et prendre conscience des défis qui attendaient la nation en cette période de tourments.Bien que ce ne fût pas l’intention d’Evans, le concept de Dépression se nourrira des photographies comme Sharecropper’s Family, instrument visuel d’un nouveau discours agissant comme un formidable outil de contrôle et de pouvoir.

En rendant compte du tourment américain à travers une immense série d’images fortes, Walker Evans jette les bases du documentaire social est d’une photo dite objective. Le gouvernement, quant à lui, crée ainsi un outil de «production de vérité»[4]. Si Evans était plutôt opposé à faire de la propagande, se réfugiant dans la simplicité et l’objectivité documentaire, il met cependant la table pour une photographie d’une apparente neutralité, utilisée comme outil de communication politique à très grande échelle. Entre l'intention et l'usage, il y a visiblement divergence.

Ouvrages d'intérêt

[1] MOORE, Kevin (2007). « La Nostalgie du moderne », André Gunthert et Michel Poivert (éd.), L’Art de la photographie : 1839 à nos jours, Paris: Mazenod.

Kevin Moore s’intéresse à la question de la pureté de l’image moderniste dont les bases furent jetées par les photographes documentaires américains. En s’attardant à la photographie sociale, dont celle pratiquée par Walker Evans et Dorothea Lange, il prend soin de distinguer l’intention d’objectivité de ces photographes en opposition avec l’usage politique propagandiste qui fut attribué à une partie de leur travail. Moore réitère toutefois l’idée qu’on ne peut dissocier le travail artistique d’un photographe et ce malgré son apparente objectivité documentaire. En ce sens, ce texte permet de distinguer l’intention (sociale), le travail artistique en soi et l’usage politique de celui-ci.

[2] PUCKETT, John Rogers (1984). Five Photo-Textual Documentaries from The Great Depression, Ann Arbor: UMI Research Press.

Cet ouvrage permet une mise en contexte plus large du travail des photographes de la mission FSA. En parcourant l’analyse de ces images, et particulièrement celles d’Evans, on comprend mieux ses intentions initiales et en quoi il s’opposait aux velléités politiques sous-jacentes à ce mandat gouvernemental. Cela est pertinent car on peut plus aisément distinguer l’écart entre documentaire et politique, ainsi qu’entre l’intention du photographe et l’usage de son travail dans le contexte historique.

[3] STRYKER, Roy Emerson, (1973). «The F.S.A Collection of Photograph», In This Proud Land, Greenwich Conn.: New York Graphic Society, pp.7-9

Cet article relate le point de vue du chef de la mission FSA Roy Stryker, près de trente années après les faits. Il y expose son expérience et se opinions sur le travail des photographes de la mission et réfléchit sur l’importance de celui-ci dans une logique de multiplication des images. Le point de vue de Stryker est pertinent par rapport au travail d’Evans puisqu’on obtient ici une observation de l’intérieur du projet et des choix qui ont conditionné sa direction de la mission.

[4] TAGG, John (1988). The Burden of Representation: Essays on Photographies and History, Basingstoke: Macmillan Education.

Tagg conceptualise la photographie comme un élément discursif majeur. Il rejette l’idée d’objectivité documentaire et voit la photographie, non pas comme un document élevé au rang de preuve mais plutôt comme outil de croissance des structures politiques et étatiques. Il s’interroge sur le rôle du mode de représentation photographique au sein des processus de contrôle qui régissent la société moderne. Cet ouvrage est pertinent pour expliquer l’intention derrière la commande gouvernementale à la mission Stryker, à savoir de conscientiser et mobiliser pour reconstruire les États-Unis suite à la Grande Dépression.

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