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Billet de blog 5 janvier 2024

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Le passif d’une régression. Discours libéral et retournement conservateur

Un essai de réflexion sur les liens puissants unissant l'hégémonie contemporaine du discours libéral et le glissement conservateur et réactionnaire qui semble structurer notre actualité.

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Le passif d’une régression. Discours libéral et retournement conservateur

Les symptômes d’un glissement conservateur et autoritaire de nos sociétés libérales s’accumulent au fur et à mesure du déploiement d’une actualité qui ne paraît pouvoir prendre son sens profond et réel qu’à travers cette aune de compréhension. Il est de ce point de vue d’autant plus frappant de voir nombre d’esprits se mobiliser contre un glissement « illibéral » dont la conceptualisation, d’origine journalistique, semble d’autant plus floue que le terme est employé largement. Des auteurs plus clairvoyants avaient pourtant bien noté à quel point les bien mal nommées « libertés économiques » d’une part et les libertés politiques et démocratiques de l’autre, loin de s’accorder avec une quelconque « naturalité », sont et restent – peut-être plus que jamais - profondément problématiques. C’est ainsi qu’il conviendrait peut-être de déconstruire un certain nombre d’évidences idéologiques aveuglantes placées sous le giron accueillant de signifiants-maîtres tels que « liberté » et « libéral ». Outre la leçon bien connue de Michel Foucault qui considérait avant tout la conception libérale de la liberté individuelle comme une technologie de pouvoir, la simple lecture de Claude Lefort paraît hautement instructive. Dans un texte important, il rappelle le jugement pour le moins réservé de Tocqueville sur les économistes ou physiocrates du XVIIIe siècle qui, loin de vouloir enflammer le peuple, ni détruire la monarchie, ont tout au contraire, « l’amour de l’autorité et de l’ordre ». En effet, ces « hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens de bien, d’honnêtes magistrats, d’habiles administrateurs » ont, dissimulé derrière leur souci de l’utilité publique, « une entière indifférence aux libertés politiques ». Et Lefort d’ajouter que le fait remarquable de cette indifférence est le « ferme attachement aux libertés économiques », en citant Tocqueville à ce propos : « ils sont, il est vrai, très favorables au libre-échange des denrées, au laisser-faire ou au laissez-passer dans le commerce et l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point et quand elles se présentent à leur imagination, ils les repoussent d’abord » [1]. Pour Claude Lefort, le libéralisme politique, tel qu’il se formule chez Tocqueville, est en effet bien d’une autre essence que le libéralisme économique. C’est pourquoi notre auteur insiste sur la critique de la théorie en vogue, dès Tocqueville, de « l’intérêt bien entendu » : pour Tocqueville selon Lefort, il est impossible de fonder une société démocratique sur le principe « d’une auto-régulation naturelle des intérêts » à la manière du libéralisme anglo-saxon d’un Adam Smith ou d’un Mandeville. Bien au contraire, « lui est étrangère la fiction d’une harmonie qui s’engendrerait de la combinaison des passions individuelles ». Plus, on lit chez Lefort le souci frappant de pointer les éléments d’une critique du libéralisme de Benjamin Constant. En effet chez ce dernier, la dynamique démocratique des sociétés modernes est en son fondement même « un mouvement irréversible vers les jouissances privées » [2], là où Tocqueville au contraire décèle le « vide que creuse le retrait de chacun dans sa sphère propre – un vide dans lequel vient s’engouffrer le pouvoir social ». Et Lefort de conclure : « inconsistante devient donc la représentation de l’individu, si l’on prétend l’extraire de la représentation du politique ». Au contraire chez Benjamin Constant, bien représentatif en cela du libéralisme français du XIXe siècle, le « pouvoir politique est circonscrit dans la société en raison des fonctions spécifiques qu’il exerce : maintenir la sécurité publique, en veillant à la protection de la sécurité de chacun [nous soulignons] [3] ; requérir les forces et les subsides nécessaires à la bonne marche des transactions de tous ordres entre les citoyens ; assurer la défense contre les agressions éventuelles de l’étranger ». Bref, conformément à la tradition, justice, finances, défense, les trois départements de l’Etat suffisent à définir son champ d’intervention tout entier tourné vers la répression. Le domaine public est scindé du domaine privé, les fins communes des fins particulières, en même temps que le pouvoir se situe en dehors des individus, quelle que soit l’influence qu’ils peuvent exercer sur l’action gouvernementale par le suffrage ou l’expression de leurs opinions [4]. Or, c’est bien ce retrait – ou repli – de l’ambition politique et de la définition du bien commun dans nos sociétés libérales et conservatrices contemporaines qui paraît à la source de la dislocation qui travaille nos démocraties modernes – pour reprendre un terme de Karl Polanyi.

Ainsi un économiste récemment disparu notait - sur un ton d’inquiétude frappant - que la disparition des forces d’intégration qui caractérisaient la société industrielle « se paie aujourd’hui très cher avec une solitude sociale qui ne cesse de grandir ». Et l’auteur d’insister sur le constat du niveau de défiance de l’électorat d’extrême droite aujourd’hui : « ils sont anti-immigrés mais également anti beaucoup d’autres choses, avec un coefficient de confiance dans les relations interpersonnelles extrêmement bas, y compris dans certains cas vis-à-vis de leur entourage proche. Leur misanthropie sociale est telle que quand on les interroge sur le rôle de l’Etat pour leur venir en aide, ils réclament plus de protection mais sans en passer par la redistribution qui ne peut, selon eux, que profiter à d’autres, oisifs ou immigrés ». Ces préjugés libéraux et réactionnaires contre le soi-disant « assistanat » se combinent parfaitement avec la démagogie xénophobe d’extrême-droite : « on baisse les impôts, on ferme des frontières en érigeant des murs mais sans lutter contre les inégalités ni réformer en profondeur le système qui les attise »[5]. Cette forme si contemporaine de paranoïa aboutit à une véritable « phobie sociale » et à une « déliaison sociale généralisée », dont la démocratie en Amérique actuelle est le type achevé. D’où une forme de « nihilisme » si répandu, ce dernier copulant facilement avec le cynisme capitaliste et libéral [6]. La perte de sens rejoint la perte des valeurs sociales qui peuvent seules fonder une vie bonne au sein d’une collectivité politique.  Il est ainsi peu étonnant que « seuls 13 % des jeunes Français déclarent qu’ils voudraient vivre dans le futur ». Finalement, « alors que le revenu par tête a doublé depuis 1968, le bonheur n’a jamais paru être une idée aussi démodée ». Mais comment s’en étonner, à partir du constat d’une réaction idéologique qu’engendre l’hégémonie libérale actuelle ? En effet, la droite libérale et conservatrice (en cela si admirablement secondée par la gauche de la respectabilité gouvernementale) a porté « avant tout l’idée d’un retour salvateur aux valeurs, en premier lieu celles du travail et de l’effort ». Daniel Cohen parle à juste titre de « restauration morale » qui caractérise fondamentalement le moment libéral et conservateur qu’est ce début du XXIe siècle - avant même d’être une restauration proprement économique, celle de l’impératif catégorique actionnarial sur la société du profit, celle des économies ouvertes et mondialisées [7]. Or ce moralisme réactionnaire a « libéré une cupidité sans limites et a largement contribué à l’explosion des inégalités ». Il ne faut donc pas « voir ailleurs que dans ces promesses non tenues de la société postindustrielle la cause du déferlement de la vague populiste actuelle » [8].

De même, un politologue néerlandais, Cas Mudde, a pu ainsi faire le constat de l’extrême droitisation du champ politique de nos sociétés libérales et conservatrices, en le liant de manière pertinente à l’hégémonie idéologique libérale. En effet selon lui le basculement vers une xénophobie envahissante en Europe [9] « a été facilité par la convergence de la droite et de la gauche conventionnelles sur les sujets sociaux et économiques. Il y avait consensus au centre, le marché était considéré comme le meilleur mécanisme pour assurer la prospérité de tous ». Et le politologue d’insister : « Au cours des dernières décennies, le débat politique s’est appauvri. Au nom du pragmatisme, nos dirigeants s’en sont remis au marché et à l’Europe pour contenir le débat » [10]. Bref, l’extrême droitisation du libéralisme contemporain a partie liée avec le dépassement des clivages, celui de la République du Centre dont l’avènement a été la grande affaire idéologique d’intellectuels libéraux comme François Furet – parmi bien d’autres. La thèse que nous défendons ici est que ce glissement conservateur du discours libéral est lié à la disparition de l’idée révolutionnaire, en ce que cette dernière, née en 1789, a structuré toute la pensée politique des XIXe et XXe siècles comme horizon du progressisme. Nous n’entendons évidemment pas par là que toute la gauche progressiste était révolutionnaire dans les faits, mais que la révolution définissait un horizon d’attente de progrès dans le cours de l’histoire, qui est celui de la dynamique égalitaire et démocratique. Cet horizon agissait comme paradigme de compréhension historique, même par une référence implicite qui n’était pas incompatible, loin de là, avec une pratique politique réformiste. Cependant, une fois l’horizon révolutionnaire disparu, la « réforme » est devenu un mot-code pour les innombrables contre-réformes sociales, mais aussi autoritaires et sécuritaires, celles du régresser et punir qui forme le canevas de notre modernité libérale. On pourrait reformuler les choses ainsi : si la dynamique de progrès égalitaire, social et démocratique, est interrompue et inversée, l’histoire moderne, telle que définie par l’idée de révolution, bascule. Ainsi apparaissent à la fois une spirale d’entropie et nombre de coulées de boue réactionnaires, dont l’insistance et l’universalité sont frappantes.

Etat libéral, pouvoir fort et aristocratie bourgeoise

Une autre manière d’envisager le problème serait de partir de la critique de la thématique de l’Etat de droit libéral en tant que ceinture de contention de la question sociale, de l’exigence populaire de justice sociale et de demande de participation démocratique, voire du simple droit à la parole politique pour les classes populaires. L’opposition entre la question sociale et la fondation de la liberté politique a été posée de manière fondatrice par Hannah Arendt, et c’est sans doute là un legs des plus équivoques de la pensée politique contemporaine. Les épigones n’ont pas manqué de suivre ce chemin pavé de succès, souvent en enfourchant le destrier bien harnaché du discours antitotalitaire. Pourtant, quelle que soit la validité que l’on accorde à de telles analyses, on peut aisément apercevoir comment elles peuvent parer l’élitisme bourgeois du manteau seyant de la défense de la liberté démocratique et constitutionnelle [11]. C’est ainsi qu’un auteur aussi important que Claude Lefort critiquait dès le début des années 1980 l’idée que les sociétés occidentales ont développé un Etat de droit libéral allié de manière harmonieuse avec le modèle de l’Etat-providence. Plus, il n’hésitait pas à affirmer que « l’on peut non moins douter de la validité de la représentation qui s’attache à l’ancien modèle d’Etat, défini comme Etat de droit, libéral ». En effet, si l’Etat libéral s’est fait, en principe, le gardien des libertés civiles, en pratique « il a assuré la protection des intérêts dominants avec une constance que seule put ébranler la longue lutte des masses mobilisées pour la conquête de leurs droits ». Cette protection des intérêts dominants qui est au cœur même de la gouvernementalité libérale ne s’est peu à peu assouplie au cours de l’histoire de l’Etat que sous la pression des masses populaires mobilisées pour la conquête de leurs droits aboutissant à des formes d’Etat social strictement inacceptables pour les théoriciens classiques du libéralisme du XIXe siècle – ce qui ne veut pas dire, loin de là, que les conquêtes sociales soient définitives, puisque ce mouvement de mobilisation est historique et pendulaire, c’est-à-dire susceptible de régressions. Rejetant une interprétation trop littérale et complaisante du discours libéral, Claude Lefort mettait en garde contre une compréhension naïve de la validité des droits mentionnés dans les grandes Déclarations solennelles : pour lui, ni la résistance à l’oppression ni la liberté d’opinion ou d’expression ou de mouvement n’ont été jugées sacrées par la plupart de ceux qui se nommaient libéraux  « lorsqu’elles concernaient les pauvres et nuisaient aux entreprises des riches ou à la stabilité d’un ordre politique fondé sur la puissance des élites, c’est-à-dire de ceux qui, comme on disait en France jusqu’au milieu du XIXe siècle, détenaient « honneurs, richesses et lumière ». Lefort réaffirmait ainsi que Marx « avait assurément raison quand il dénonçait les rapports d’oppression et d’exploitation que masquaient les principes d’égalité, de liberté et de justice ». Déchirer le voile idéologique des grands principes libéraux pour pointer les rapports d’oppression et d’exploitation qui fondent la société libérale et bourgeoise, voilà assurément une des avancées théoriques les plus fécondes du travail de Marx. Et Lefort d’insister sur la dynamique de lutte sociale qui a permis, au cours d’un 19e siècle tout entier placé sous le signe de la Révolution française et de sa dynamique égalitaire, aux classes populaires d’accéder au droit à la participation aux affaires publiques par le biais du suffrage universel masculin, avec la révolution de 1848. Cette même dynamique de lutte pour les droits sociaux a rendu possible la combinaison de la liberté d’opinion avec la liberté d’association pour les travailleurs, et finalement le droit de grève avec la loi Ollivier de 1864, puis le droit de création des syndicats en 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau. Or ces avancées, qui nous paraissent devenues indissociables du modèle démocratique moderne étaient, on le sait, l’objet d’un refus catégorique par toute la tradition libérale classique telle qu’elle s’est exprimée de manière fondatrice avec la loi Le Chapelier de 1791, où les motifs de refus de la possibilité légale pour les ouvriers de s’organiser en tant que classe sociale sont décrits avec la plus ingénue clarté. Il s’agissait en effet d’interdire aux ouvriers de se coaliser pour faire grève et revendiquer un salaire minimum- fût-il journalier [12]. Il y a donc là, pour le moins, un abus de langage notable à inclure sous le vocable ductile de libéral des droits sociaux qui ont été combattus par les libéraux et les classes possédantes avec acharnement dès la fondation de l’histoire contemporaine. Cl. Lefort parle, au mieux, « de la conjonction de la force du nombre et du principe de droit », au sens démocratique profond du terme dans l’avènement d’un Etat social moderne [13].

En d’autres termes, « l’Etat libéral ne peut être simplement conçu comme cet Etat dont la fonction fut de garantir les droits des individus et des citoyens et de laisser à la société civile sa pleine autonomie. A la fois il est distinct de celle-ci, il est façonné par elle, et il la façonne ». Plus, Claude Lefort n’hésite pas à opposer Benjamin Constant et François Guizot comme la théorie et la pratique effective du libéralisme français. Si l’on cite volontiers le premier en parlant de la naissance du libéralisme politique, c’est « qu’il est vrai que nul penseur n’a sans doute aussi fermement délimité », du moins en théorie, « les prérogatives du pouvoir central, affirmé le principe de la souveraineté du droit » contre l’arbitraire d’un dirigeant politique, « d’un groupe ou même du peuple, et prôné la liberté de l’individu ». Souveraineté du droit et liberté de l’individu donc, contre souveraineté collective du peuple au nom des limitations des prérogatives du pouvoir central. Mais dans la réalité de l’histoire française effective, pour reprendre une expression de Machiavel, le libéralisme théorique de Constant a mené au libéralisme pratique de Guizot [14]. Le grand homme politique libéral du premier 19e siècle en France est en effet celui qui, tout en clamant la souveraineté du droit, cherche simultanément « à forger un pouvoir fort qui sera l’émanation de l’élite bourgeoise et l’agent de sa transformation d’aristocratie potentielle en aristocratie de fait » [15]. Et de fait l’histoire du libéralisme français nous montre un chef de file qui pratique ce que l’on pourrait appeler l’opportunisme de l’union des droites, servant tour à tour Napoléon Ier, Louis XVIII, puis Louis-Philippe, dans un juste-milieu qui signifie certes l’opposition aux ultras les plus archaïques et partisans du retour à l’Ancien Régime, mais aussi et surtout le refus imperturbable du suffrage universel, se faisant l’inflexible champion de « la monarchie limitée par un nombre limité de bourgeois » selon sa propre formule. Le centre de son action au service du « roi bourgeois » était bien celui d’un conservatisme à la fois social et politique, passant par la répression sans faille des révoltes ouvrières sans concession aucune aux dogmes économiques libéraux et plus que tout la résistance au parti républicain qui menaçait la stabilité du régime oligarchique, ce qu’il appelait sa « lutte tenace contre l’anarchie » [16]. Le personnage est de ce point de vue révélateur des impasses du libéralisme français par son mélange hautement contradictoire d’emphase démocratique toute théorique et d’élitisme de fait. On sait combien son insistance sur le mot fétiche de classes moyennes dont il voyait l’avènement dans le régime démocratique se couplait avec l’indifférence complète à la misère ouvrière mais aussi avec le refus le plus obstiné d’élargir un tant soit peu le corps électoral, limité à guère plus de 250 000 Français, soit l’aristocratie des classes possédantes de l’époque. Il est vrai que son élitisme lui faisait d’une part accepter comme évidente la thèse libérale selon laquelle la valeur politique d’un individu est proportionnelle à sa fortune et à sa capacité d’enrichissement, mais aussi rejeter fermement le danger du nivellement, c’est-à-dire le rejet de la structuration hiérarchique de la société qui est porté en germe par la dynamique démocratique et égalitaire [17].

Et Lefort d’ajouter que si le libéralisme de Guizot « contient déjà la notion d’un Etat appuyé sur la puissance de la norme et du contrôle », ce dernier est fondamentalement différent de l’Etat social moderne de la deuxième moitié du XXe siècle. La dynamique à l’œuvre entre les deux modèles lui apparaît comme lié, sur le plan proprement politique, à « l’effet de l’accélération de ce que Tocqueville nommera la Révolution démocratique ». Autrement dit, contrairement à la thèse martelée par François Furet, la Révolution démocratique n’est pas finie. Pour Claude Lefort la pensée de Constant passe complètement à côté de l’idée, centrale, que l’ « accroissement du pouvoir n’est pas l’effet d’un accident historique, celui d’une usurpation d’où surgit un gouvernement arbitraire, mais qu’il accompagne le mouvement irrésistible qui fait advenir, de la ruine des anciennes hiérarchies, une société unifiée ou, disons mieux, la société comme telle – mouvement qui lui-même va de pair avec l’émergence des individus, définis comme indépendants et semblables ». Concernant Guizot, la critique est plus lourde encore : « ce qui nous paraît, d’autre part, avoir échappé à la pensée de Guizot, c’est que les remparts ostensibles, notamment à la faveur des restrictions apportées à l’exercice des droits politiques, qu’il souhaitait dresser autour de la couche dirigeante, sa distinction entre les citoyens, les hommes dignes de ce nom, et ceux qui s’échelonnaient depuis le dénuement jusqu’à la médiocrité, cet édifice ne pourrait résister aux assauts progressifs des exclus – à commence par celui des bourgeois laissés pour compte » [18]. En somme, « l’homme qui a tant fait pour l’accouchement de la société bourgeoise ne comprenait pas qu’il fallait à celle-ci de beaucoup moins visibles, de beaucoup moins rigides cloisonnements, car, société de classes, elle portait, cependant, l’empreinte de la démocratie » [19]. C’est ainsi que pour Claude Lefort Guizot et Constant sont des libéraux qui ne conçoivent la démocratie que comme une forme de gouvernement – avec toute la cécité qu’implique les raisonnements purement institutionnels.  La démocratie est pour eux ce qu’elle était pour Aristote, ce qu’elle était encore pour Montesquieu, le régime où la souveraineté du peuple est affirmée et où l’on gouverne en son nom, tout en limitant de fait le plus rigoureusement toute participation politique populaire. Ainsi, « ils n’ont ni l’un ni l’autre l’idée d’une aventure historique sans précédent, dont les causes et les effets ne sont pas localisables dans la sphère conventionnellement définie comme celle du gouvernement » [20]. L’auteur de l’Invention démocratique pointait l’importance historique centrale de l’irruption politique des masses autrefois exclues de l’espace public. Or, « le néo-libéralisme contemporain (qui regagne un étonnant prestige à notre époque) ne veut rien savoir du sens de cette aventure, ancré qu’il demeure dans une théorie de l’élite qui s’entretenait de l’éviction du droit à la parole des couches les plus nombreuses et notamment des plus pauvres de la société » [21]. Cette théorie de l’élite qui semble indissociable du libéralisme (sous sa forme classique comme celle, renouvelée et pas toujours pour le meilleur, du néolibéralisme) ne peut donc qu’acquérir une signification conservatrice par ce refus de l’aventure démocratique qui consiste en l’extension des droits politiques des classes populaires, à qui il refuse, de manière de plus en plus ouverte, la légitimité à la parole politique [22]. C’est ainsi que le néo-libéralisme contemporain rend « aveugle devant les problèmes que nous affrontons à présent, car aucun retour en arrière n’est concevable dans le cadre de la démocratie. Et il nous rend aussi stupides dans la défense de la cause du droit, car on ne peut séparer la généralisation du droit à la parole de la diffusion du sens du droit dans la société ». Ainsi pour la masse de la population, la démocratie libérale a-t-elle surtout signifié l’obéissance muette à des normes qui n’avaient pour elles que de satisfaire aux exigences d’une minorité, ou d’entretenir sur des multiples registres une position de domination ; comment donc s’étonner de la contestation d’un ordre aussi évidemment inégalitaire, contestation populaire, mais aussi intellectuelle qui amène des avancées en questionnant profondément ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, avec l’iconoclasme que cela implique nécessairement ? Claude Lefort conclut sur la lutte politique vitale que constitue « la survivance et l’élargissement de l’espace public », question « qui est au cœur de la démocratie ».  Les lignes lumineuses de son texte méritent d’être citées et relues, à ce moment du glissement réactionnaire et autoritaire du libéralisme. Contre les raisonnements obsédés par le légalisme institutionnel, Lefort rappelle « qu’il n’y a pas d’institution qui, par nature, suffise à garantir l’existence d’un espace public dans lequel se propage le questionnement du droit ». Mais réciproquement, cet espace public capable d’assurer le débat indispensable à l’élargissement démocratique des droits du plus grand nombre nécessite selon Lefort, qui avait d’évidence en tête l’histoire des avancées sociales en France dans le temps long, « que lui soit renvoyée l’image de sa propre légitimité depuis une scène qu’aménagent des institutions distinctes et sur laquelle se meuvent les acteurs chargés d’une représentation politique ». Or depuis l’envahissement de la pensée politique contemporaine par les dogmes de la libre concurrence, plaçant le paradigme de l’entreprise au centre du social (de l’individu-entreprise à la nation-entreprise en passant par le parti-entreprise), ce que Silvio Berlusconi appelait la « révolution libérale », quelque chose de l’ordre d’une dynamique démocratique et sociale semble s’être durablement enrayé [23]. En effet, « quand les partis et le Parlement n’assument plus leur fonction, il faut craindre qu’à défaut d’une nouvelle forme de représentation, susceptible de répondre aux attentes de la société, le régime démocratique perde de sa crédibilité ». Quand, d’une part, « l’exercice de la justice, d’autre part, celui de l’information, à travers les organes de la presse, de la radio et de la télévision, ne se montrent pas essentiellement indépendants, il faut craindre que ce que je nommais la distinction du pouvoir, de la loi et de la connaissance, qui est à l’origine de la conscience moderne du droit, perde son efficacité symbolique »[24]. Plus nettement encore : « quand les acteurs politiques, juridiques et intellectuels donnent souvent le spectacle de leur obéissance à des consignes dictées par l’intérêt, par le souci de la discipline de groupe, ou par celui de séduire l’opinion, il faut s’inquiéter de la corruption qu’ils répandent » [25]. C’est bien à cette corruption démocratique, diffusée depuis des postes de responsabilité et de pouvoir, que nous assistons aujourd’hui.

Libéralisme, élitisme et le trésor enfoui de la tradition révolutionnaire

Le lien fondateur entre libéralisme et élitisme pointé par Claude Lefort, celui de la théorie libérale de l’élite qui prospère sur l’idée – plus ou moins explicite - de l’éviction politique des classes populaires apparaît aujourd’hui plus structurant peut-être qu’il ne l’était quand l’auteur le formulait, au début des années 1980, quand la lutte politique pour l’élargissement de l’espace public paraissait une évidence de l’avenir. La privatisation généralisée de la vie sociale et le repli idéologique subséquent ont beaucoup changé la donne. C’est ainsi que l’on aboutit au constat très contemporain d’un « avenir confisqué », selon un titre récent et éloquent. De ce mécanisme délétère, les intellectuels libéraux n’ont rien dit. Ainsi chez François Furet le combat fondamental de son existence intellectuelle a-t-il résidé dans sa lutte contre le communisme conçu comme une sorte de matrice de tous les maux de l’histoire contemporaine, au risque de prendre les plus grandes libertés avec les faits historiques – sans parler des conclusions apologétiques qui s’en sont suivies [26]. Chez ce dernier cette lutte grandiose pour le millenium démocratique, selon la belle expression de Marx, passait aussi, par un lien logique puissant, contre l’idée d’actualité de la révolution et notamment la rupture de tout lien entre l’actualité politique contemporaine et la Révolution française [27]. Plus révélateur peut-être encore est le rôle joué par Raymond Aron tel que Michel Winock l’a analysé – non sans quelque satisfaction - dans un article contemporain du retournement intellectuel majeur des années 1980. Dans une interrogation sur le thème de la fin des intellectuels en tant que catégorie majeure dans l’histoire politique française, Winock notait que la « mort de Sartre, en 1980, semble bien avoir clos un chapitre de notre histoire intellectuelle ». C’est ainsi que le retour en grâce de Raymond Aron allait de pair avec « la débâcle des religions séculières et de leurs succédanés ». Or ce qui est justement retenu du bagage intellectuel d’Aron c’est l’éthique de la responsabilité contre l’éthique de conviction caractérisant des intellectuels contestataires de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1970. L’intellectuel responsable aronien, « en toute circonstance, il veut se demander ce qu’il ferait s’il était « à la place du gouvernement ». Pensée de l’ordre contre la contestation donc, mais aussi pensée qui se place ontologiquement du point de vue de l’élite gouvernante, « en défense de la démocratie », pour « la lutte contre le totalitarisme – mais en refusant toute sociodicée, toute reconstruction imaginaire du monde, et en sachant que les problèmes politiques ne se résolvent pas au moyen des sentiments généreux ou des pétitions déclamatoires ». Ainsi, « morale sans moralisme, engagement sans aveuglement, volonté de préférer le réel à l’imaginaire, modération affirmée… tout donne à penser que si ce modèle aronien devait s’imposer, on pourrait bien assister à la fin des « intellectuels » -pris comme conscience collective de la société ». Dans cette rationalisation aronienne de la vie intellectuelle tout se passe comme si le retournement de l’hypothèse marxiste du rôle progressiste des classes populaires jouait un rôle de pilier, au risque de voir les intellectuels contemporains « condamnés à se tenir aux remparts, gardiens d’une civilisation (démocratie, pluralisme, tolérance…) en voie d’épuisement » [28]. Belle et grande formule pour une mission historique crépusculaire.

Mais on ne saurait prétendre qu’il s’agit là d’une particularité exclusive à l’histoire intellectuelle française. Le cas de la pensée d’Hannah Arendt le montre bien, elle qui affirmait dès 1963 depuis son havre démocratique états-unien que « toute l’histoire des révolutions passées démontre sans doute aucun que toute tentative pour résoudre la question sociale par des voies politiques mène à la terreur, et que c’est la terreur qui mène les révolutions à leur perte ». Le thème de l’aporie révolutionnaire était déjà formulé dans toute sa crudité. Et Arendt d’ajouter : « ce qui a toujours rendu terriblement tentant de suivre la Révolution française sur sa voie condamnée à l’avance, ce n’est pas seulement que la libération de la nécessité, en raison de son urgence, prendra toujours le pas sur la construction de la liberté, mais aussi le fait, plus important encore et plus périlleux, que le soulèvement des pauvres contre les riches porte en soi une impulsion d’une force totalement différente et bien plus grande que la révolte des opprimés contre leurs oppresseurs. Cette force furieuse peut presque sembler irrésistible, car elle vit et se nourrit des nécessités biologiques vitales proprement dites » [29]. Il semble ici que l’antimarxisme d’Arendt la pousse dans le mépris social le plus net des classes populaires, réduites à un assemblage d’organismes biologiques en deçà d’une capacité de parole politique, voire d’intelligence politique tout court. Ainsi cite-t-elle favorablement Francis Bacon assénant l’idée que « les pires révoltes sont celles qui viennent du ventre » à propos de la misère comme cause de sédition. Et elle n’hésitait pas à affirmer sans ciller : « nul doute que les femmes qui marchèrent sur Versailles « se comportèrent naturellement en mères dont les enfants mourraient de faim dans des logements sordides et, de ce fait, fournirent des motifs qu’elles ne partageaient ni ne comprenaient le secours d’une pointe de diamant auquel rien de pouvait résister » [30].

Toutefois, quelle que soit les critiques que l’on doit formuler à son égard, nous ne pouvons ignorer ce que la pensée d’Arendt peut receler de précieux. En effet, on a déjà pu noter la nature profondément contradictoire de ses analyses sur la question de la révolution comme celle des origines des totalitarismes [31]. De fait, Arendt conclut son essai De la révolution sur un chapitre, La tradition révolutionnaire et son trésor perdu, qu’il est difficile de ne pas considérer comme contradictoire avec le reste de l’ouvrage [32]. Conclure sur ces dernières pages nous semble d’autant plus nécessaire. Arendt y affirme sans ambages son hostilité au terme « élite » en matière de philosophie politique. Le fond de l’affaire est explicité sans ambiguïté possible : « si je suis fâchée avec ce vocable – l’« élite »-, c’est qu’il désigne une forme oligarchique de gouvernement, la domination de la multitude par un petit nombre d’individus. On peut seulement en conclure […] que l’essence de la politique, c’est le pouvoir, et que dominer ou gouverner reste la passion politique dominante. C’est, je crois, profondément faux ». Ainsi l’élitisme est donc explicitement rattaché à une forme oligarchique de gouvernement, c’est-à-dire à la domination de la masse de la population par les classes dirigeantes, tout comme l’ambition politique ramenée dans ce cadre à la passion de la domination. Mais plus importante est la critique virulente faite de la démocratie représentative moderne par Arendt. Elle n’hésite ainsi pas à qualifier d’« évidente imposture » le dialogue entre gouvernants et gouvernés dans « le gouvernement moderne des partis, où l’électeur peut seulement accepter ou refuser de ratifier un choix qui […] se fait sans lui ». C’est pour elle une critique principielle, qui va bien au-delà de ce que nombre d’apologistes contemporains de la vie politique ne notent même plus, à savoir des « abus criants tels que l’introduction dans la politique des méthodes du monde de la publicité, qui transforme les relations entre l’électeur et l’élu en rapports de vendeur à client » [33]. En effet, cette communication n’a jamais lieu entre égaux mais entre ceux qui aspirent à gouverner et ceux qui consentent à se laisser gouverner. Il est donc dans la nature même de la démocratie représentative moderne « de remplacer la formule « gouvernement du peuple par le peuple » par la formule suivante : « gouvernement du peuple par une élite issue du peuple [souligné dans le texte] »[34]. C’est ainsi que l’élite issue du peuple » a remplacé les élites prémodernes de la naissance et de la richesse mais « nulle part elle n’a permis au peuple en tant que tel de faire son entrée dans la vie politique et de devenir partie prenante aux affaires politiques ». Pire, dans la démocratie représentative moderne, « les rapports entre une élite dirigeante et le peuple, entre la minorité qui constitue à soi seul un « espace public », et la majorité, dont la vie s’écoule à l’extérieur de cet espace et dans l’obscurité, demeurent inchangés ». Ainsi cette exclusion politique de la majorité par la minorité dirigeante est-t-elle structurelle pour H. Arendt dans la démocratie libérale et représentative, l’espace public se restreignant bien souvent à un milieu étroit, ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la classe politico-médiatique. Plus encore, le problème pour elle est que la politique est devenue un métier et une carrière, et que, pour cette raison même, « on finit par choisir « l’élite » selon des normes et des critères eux-mêmes foncièrement non politiques ». Il est donc parfaitement logique « que les talents politiques véritables ne puissent s’affirmer que dans de très rares cas, et il est plus rare encore que les qualités spécifiquement politiques survivent aux manœuvres mesquines de la politique partisane et à ses exigences purement commerciales » [35]. Ici Hannah Arendt argumente de manière décisive en faveur d’un système de conseils dans des « organes politiques populaires », dont le mérite essentiel nous semble-t-il réside dans l’idée d’un élargissement décisif de la démocratie. Ainsi « depuis les révolutions du XVIIIe siècle, chaque soulèvement important a eu en fait pour conséquence de faire apparaître les éléments d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle, qui […] procède du processus révolutionnaire lui-même, c’est-à-dire de l’expérience de l’action et de la volonté de ceux qui y participaient de prendre part, en conséquence, à la gestion ultérieure des affaires publiques ». Elle plaide pour cette « forme nouvelle de gouvernement » concrétisée dans le système des conseils, qui sont apparus de manière spontanée pendant toutes les révolutions : la Révolution française, la Révolution américaine, la Commune de Paris, les Révolutions russes, les révolutions en Allemagne et en Autriche à la fin de la Première Guerre mondiale, et la Révolution hongroise de 1956. En tant que né d’une manière entièrement spontanée, le système des conseils lui « paraît bien correspondre à l’expérience même de l’action politique et provenir d’elle » [36].

Elle voit ainsi dans ce système des conseils le meilleur moyen de constituer à la base de la société une « élite » que personne ne choisit, mais qui se constitue d’elle-même. Loin d’être un métier profitable, avec ses privilèges de pouvoirs si aisément convertibles en espèces sonnantes et trébuchantes, cette vie démocratique pourrait alors être élargie et rétablie dans ses fonctions véritablement politiques [37]. Alors, « les plaisirs du bonheur public et les responsabilités des affaires publiques » deviendraient alors le lot des rares individus de tous les horizons « qui ont un goût pour la liberté publique et ne peuvent être « heureux » sans elle ». En effet, « politiquement, ce sont les meilleurs », et c’est la tâche d’un bon gouvernement et le signe d’une république ordonnée de leur assurer leur place légitime dans la sphère publique [38]. Il est ici évident que pour Arendt il s’agit véritablement d’un choix philosophique qui est inséparablement une anthropologie politique. Renouant ici avec la tradition philosophique grecque par-dessus l’anthropologie libérale de l’homo oeconomicus ou de l’homo carriericus, Arendt parle du « trésor perdu » de la politique – qui est en même temps, et de manière si significative, celui de la tradition révolutionnaire : « comme le trésor de la mémoire que préservent les poètes et sur lequel ils veillent, dont la fonction est de trouver et d’inventer les mots qui nous font vivre, il peut être sage de se tourner en conclusion vers deux d’entre eux (un poète contemporain et un poète antique) afin de trouver chez eux une expression assez proche du véritable contenu de notre trésor perdu ». Il est ainsi notable qu’elle cite René Char pour qui la Libération tant désirée signifiait aussi, par un paradoxe terrible, « la libération du « fardeau » des affaires publiques », autrement dit le retour à « l’épaisseur triste [souligné dans le texte] de la vie et des affaires personnelles, à la « tristesse stérile » d’avant-guerre, quand une malédiction paraissait flotter sur tout ce que l’on entreprenait : « Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor ». Or ce trésor « consistait à s’être « trouvé lui-même », à ne plus se soupçonner d’« insincérité », à ne plus avoir ni masque ni faux-semblant pour se montrer, à apparaître partout tel qu’il était aux autres et à lui-même, à pouvoir se permettre « d’aller nu ». Mais c’est avec Sophocle et son Œdipe à Colone qu’Arendt pense pouvoir accéder au cœur même de cet « héritage qui n’est précédé d’aucun testament », selon les mots éloquents de René Char. Dans ses vers célèbres et terribles, Sophocle écrivait : « le mieux pour l’homme serait de ne pas naître ; le second degré du bonheur, de rentrer au plus tôt dans le néant d’où il serait sorti ». Mais, dans la même pièce, il nous fait également connaître « par la bouche de Thésée, légendaire fondateur d’Athènes et son porte-parole, ce qui permet à l’homme ordinaire, jeune ou vieux, de supporter le poids de la vie : c’est la polis, l’espace des exploits libres de l’homme et de ses paroles vivantes qui donnent sa splendeur à la vie : ton bion […] lampron poieisthai » [39]. Nos sociétés du nihilisme entrepreneurial sauront-elles faire place à une telle lucidité ?

[1] Claude Lefort, Réversibilité : liberté politique et liberté de l’individu, in Essais sur le politique. XIXe et XXe siècles, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 215 et 216.

[2] De ce point de vue, Constant peut légitimement être considéré comme le prophète inspiré du plus-de-jouir capitaliste dont le triomphe anime fiévreusement la société contemporaine.

[3] Peut-être faudrait-il voir dans le retour à cette stricte limitation libérale du domaine du pouvoir politique (et donc du bien commun) l’origine de l’hégémonie de l’idéologie sécuritaire depuis le tournant des années 1990. Par une belle métaphore, on désigne comme régalien, ce noyau dur de l’Etat, qui est essentiellement répressif, et qui tend tout spontanément vers la domination de l’exécutif, comme à la concentration monarchique des pouvoirs.

[4] Ibid., p. 224. Bref, la distinction libérale entre domaine public et intérêts privés, le premier ayant pour fonction de faire prospérer les seconds, ne peut que faire s’élargir jusqu’à la béance le clivage entre l’appareil gouvernemental et la société civile, au sens démocratique de la masse des citoyens. On pourrait ainsi dire que de même que l’entreprise de la mondialisation libérale est une entreprise sans ouvriers, l’Etat-entreprise libéral contemporain est un Etat sans ouvriers – et qui plus généralement tend à l’exclusion des classes populaires de la vie publique.

[5] Un des points de contact les plus vivaces du discours libéral et conservateur avec celui de l’extrême droite est, on le sait, le refus de l’impôt redistributif. Déjà un héraut de la défense des classes moyennes et des contribuables, Maurice Colrat, déclarait en 1907 que l’impôt sur le revenu « porterait atteinte à la liberté individuelle, ruinerait le commerce et l’industrie et, par son caractère progressif, pourrait constituer aux mains des socialistes un véritable instrument de spoliation ». Sur ce dernier point, il n’avait sans doute pas tout à fait tort, puisqu’on sait que Marx et Engels plaçaient dans leur Manifeste du Parti communiste (1848) comme deuxième point de leur programme « l’impôt fortement progressif », et ce avant « l’abolition de l’héritage ». Cet antagonisme fondateur explique sans doute l’hostilité très vive de Colrat au Front populaire et à Léon Blum. Il est vrai que la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914 était l’aboutissement d’une lutte de six décennies depuis les premières propositions des républicains sous la IIe République, reprises par Gambetta – mais balayées d’un revers de la main par Adolphe Thiers condamnant « l’atroce impôt » coupable de grever le dynamisme économique.

[6] Aldous Huxley notait dans des lignes talentueuses la subversion des valeurs qu’implique le capitalisme moderne né aux Etats-Unis au début du XXe siècle , menant à l’avènement de l’utilitarisme consumériste : « ce qu’on tenait pour supérieur est déprécié […] la stupidité, la crédulité, les affaires sont d’un prix inestimable. L’intelligence, l’indépendance, l’activité désintéressée – jadis admirées- sont en train de devenir des choses mauvaises qu’il faut détruire. Dans le Tennessee, et quelques provinces lointaines, la croisade contre elles a déjà commencé ». Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique, Editions Payot & Rivages, Paris, 2005, p. 271.

[7] On pense à l’ironie d’André Gide contre la montagne suisse, symbole pour lui du moralisme calviniste et bourgeois. « Me voici de nouveau dans ce pays « que Dieu a fait pour être horrible (Montesquieu). L’admiration de la montagne est une invention du protestantisme […] La Suisse : admirable réservoir d’énergie ; il faut descendre de combien ? pour retrouver l’abandon et la grâce, la paresse et la volupté, sans lesquels l’art, non plus que le vin, n’est possible. Si de l’arbre la montagne fait le sapin, on juge ce qu’elle peut faire de l’homme. Esthétique et moralité de conifère ». Cette « esthétique et moralité de conifère » semble marquer profondément de son empreinte la stérilité culturelle contemporaine, celle de la Barbieculture.

[8] Daniel Cohen, Il faut lutter contre cette société algorithmée déshumanisante que l’on nous prépare, Le Monde, 27 septembre 2018.

[9] Basculement qu’il analyse de manière pertinente comme lié à l’escamotage de la question sociale à l’œuvre dans la perception de l’immigration. Et, en effet, on sait que les immigrés ne sont plus conçus comme des travailleurs immigrés selon le schéma marxiste et tiers-mondiste mais à travers un schème ethnoreligieux comme « musulmans », dans le cadre d’un vaste affrontement entre l’Occident chrétien et libéral-démocratique et l’islam fanatique et conquérant. La lutte contre le supposé « grand remplacement » devient alors à la fois une lutte pour les traditions et les libertés individuelles : le lien est en effet facilement réalisé avec l’idée de l’Europe comme terre des libertés par excellence. Le thème se trouve déjà chez Montesquieu et Edmund Burke, et Hannah Arendt le reprend à son compte, dans la grande tradition libérale.

[10]  Marc-Olivier Bherer, « Une hybridation de la droite traditionnelle et de l’extrême droite est en cours dans de nombreux pays », Le Monde, 1er février 2023.

[11] De longues analyses seraient ici nécessaires pour déconstruire l’inévitable catégorie, ambigüe à souhait, à la fois savante et politico-médiatique, de « populisme » - un mot clé du discours libéral dominant. On se contentera ici de mentionner que l’avènement du terme, sous la plume de P.A.Taguieff, a eu comme conséquence principale de poser l’existence d’un populisme à l’unicité fondamentale (soit la détestation irrationnelle des « élites »), bien que dans la réalité des faits sublunaires il se traduise par deux manifestations plus ou moins distinctes, le populisme contestataire et son proche cousin le populisme identitaire. Une telle analyse présente ainsi l’inconvénient de faire disparaître le clivage gauche/droite, et surtout le terme même d’extrême droite. On voit bien ici comment l’on glisse tout logiquement du discours du juste milieu à celui de la normalisation de l’extrême droite.  Il semble que très peu de gens- en tous cas parmi les analystes autorisés de l’actualité politique- aient compris le lien puissant qui unit l’élitisme bourgeois et libéral et la floraison des démagogies « populistes ». Mais comment pourrait-il en être autrement quand on proclame sans honte aucune la domination « des princes du temps » sur la multitude ?

[12] Ce rejet des corps intermédiaires au nom de la lutte contre le corporatisme a la postérité que l’on sait. François Furet et Denis Richet analysaient ce moment fondateur du libéralisme économique français en parlant de « la philosophie de l’individualisme, la mystique de la propriété privée » à l’œuvre au sein de la démocratie des intérêts. En cela, la loi Le Chapelier de juin 1791, « rigoureusement fidèle au schéma libéral » tel que développé par les physiocrates français du XVIIIe siècle, exclut le syndicalisme de la vie sociale, « étendant l’impérialisme du contrat bourgeois au monde du travail ». François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Hachette, Paris, 1963, p. 122. Ajoutons que la loi Le Chapelier inaugure l’Etat libéral de répression antisyndicale non seulement en interdisant toute coalition ouvrière pour instaurer un minimum salarial, mais aussi en interdisant aux collectivités publiques, sous peine de prison, de négocier dans un tel sens avec les ouvriers. Le tout est placé sous le signe de la valeur fondamentale de liberté du travail et d’entreprise : l’article VIII de la loi précise que les « attroupements ouvriers qui auraient pour but de gêner la liberté que la constitution accorde au travail de l'industrie seront regardés comme attroupement séditieux ». Le même Fr. Furet a relevé l’influence socialiste et proudhonienne dans la genèse de la loi Ollivier de 1864, contre « l’exclusion des ouvriers de la vie publique démocratique : ceux-ci n’ont de représentants ni au niveau politique, puisque les députés appartiennent tous aux classes riches et instruites, ni au niveau professionnel, puisque le droit de coalition et les syndicats sont interdits » ; il mentionne à juste titre « la dureté sociale des élites du pays, enfermées dans la panique de la révolution ». Fr Furet, La Révolution. Tome 2. Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880), Hachette, Paris, 1988, p. 358. On voit toute l’actualité de la question.

[13] En reprenant la célèbre image de Trotsky, on pourrait affirmer que la dynamique de progrès social peut s’enclencher à partir du moment où la « vapeur » de la mobilisation des classes populaires pénètre le « piston » d’une vie démocratique intense. Qu’un des deux éléments vienne à manquer, cette dynamique se bloque ; quand les deux font défaut, une régression est tout à fait possible sur le plan des droits sociaux.

[14] On dirait volontiers aujourd’hui « pragmatique », ce vocable omniprésent qui signifie le plus souvent l’hégémonie de la realpolitik et de son cynisme sans principes.

[15] La domination sociale de l’aristocratie bourgeoise que pointe Lefort rejoint ici nettement l’« aristocratie financière » louis-philipparde analysée brillamment par Marx dans son Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Fr. Furet a bien analysé comment cette aristocratie financière louis-philipparde s’est combinée avec le thème libéral de la démocratie des intérêts et l’idéologie propriétariste. Ainsi sous la houlette de Guizot l’investissement massif de l’Etat français dans les chemins de fer, financé par les impôts indirects, permet des arrangements avantageux aux capitaux privés et aux grands intérêts, « liés souvent de près à l’oligarchie parlementaire et gouvernementale : que de pairs de France, de généraux, de hauts fonctionnaires et de députés dans les conseils d’administration des compagnies concessionnaires ! ». C’est donc à tous ces intérêts, les petits portant les grands, que Guizot a l’habitude de s’adresser comme aux « soutiens naturels » du régime de Juillet ; et Furet de conclure de manière pénétrante : « étrange politique, curieux aveuglement, chez un homme aussi intelligent, que cet appel à l’enrichissement des particuliers comme raison suffisante d’un gouvernement, dans un pays comme la France des petits-fils de la Révolution ». Ibid., p. 185-186.

[16] Son libéralisme politique tout de modération ne l’empêcha pas d’expulser Marx en 1845, qui dut fuir Paris pour Bruxelles.

[17] Le caractère pour le moins conservateur de la trajectoire du champion du libéralisme qu’était Guizot au début du 19e siècle s’est traduit sur le plan de l’idéologie religieuse. Ainsi on a pu noter que chez le grand homme du libéralisme du XIXe siècle « l’orthodoxie, c’est-à-dire l’existence d’un certain nombre de principes dogmatiques matérialisés par une déclaration de foi, était pour lui […] une garantie d’ordre social ». Une telle dogmatique religieuse n’est sans doute pas étrangère à son insistance, toute calviniste, sur le rôle central de la Providence divine dans l’histoire humaine, mais aussi celui de la macule du péché originel sur la destinée de la société. Voir Jean-Louis Dumas, Le Catéchisme de Guizot, in Cahiers de Fontenay, n° 55-57, 1989, p. 231-252. En cela Guizot n’était certes pas isolé au sein de la bourgeoisie libérale française : Furet notait que la peur d’une menace révolutionnaire contre la propriété commençait à atténuer la passion anticléricale de la bourgeoisie voltairienne de ce milieu du 19e siècle, qui reprenait à son compte l’idée chère au philosophe de Ferney de la nécessité de la religion pour le maintien de l’ordre social et le respect de la propriété des riches. Selon son expression « dans sa version vulgaire, la plus fréquente, cette idée fait de l’Eglise un instrument d’obéissance des pauvres ; dans son élaboration philosophique, chez Necker, Staël, Guizot, Tocqueville, elle fait de la foi chrétienne un complément nécessaire, et d’ailleurs naturel, de la démocratie moderne. Dans les deux cas, elle rapproche lentement l’opinion bourgeoise du catholicisme ». Fr Furet, La Révolution. Tome 2. Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880), Hachette, Paris, 1988, p. 182.

[18] Pour Furet, le pouvoir louis-philippard n’est pas tant un juste milieu qu’une volonté de comprimer le principe de citoyenneté politique inscrit pourtant dans son avènement révolutionnaire de 1830. Non content de refuser l’élargissement du corps électoral, le pouvoir libéral de Guizot a cherché à éviter le contrôle parlementaire en peuplant les Assemblées de fonctionnaires ou en multipliant sur ses membres les pressions administratives. La volonté affichée de fonder des institutions politiques libérales « avait cédé à la tentation d’utiliser à son profit un Etat centralisé, doublé d’une fonction publique non encore organisée et toute entière dans sa main ». Ibid., p. 220. Insistant sur le dogmatisme rigide du personnage, Furet analyse avec lucidité son échec politique en expliquant que la monarchie de Juillet a expiré en inversant le cas anglais de 1688 : « au lieu de fonder une tradition de royauté constitutionnelle supérieure même à l’idée dynastique, elle a renouvelé le divorce entre la nation et le pouvoir monarchique. Au lieu de terminer de terminer la Révolution française, selon le vœu de Guizot, elle l’a revitalisée ». Ibid., p. 218. Il est de ce point de vue significatif qu’un des intellectuels ayant le plus œuvré pour la Contre-Réforme libérale, Pierre Rosanvallon, ait produit une tentative de réhabilitation intellectuelle de Fr. Guizot.

[19] Pour Lefort -du moins dans ce texte- la dynamique historique de la société française allie une empreinte démocratique imprimée par la Révolution (voire- en deçà, par une évolution libérale de la société monarchique du XVIIIe siècle) à une société de classe, dominée par la bourgeoisie, au sein de la laquelle les classes populaires défendent, et gagnent, des droits sociaux croissants, en s’appuyant sur l’intervention étatique. On pense à la formule essentielle de Lénine dans son Que faire ? :  la classe ouvrière combat à l’avant-garde pour la démocratie, une tâche qu’il serait bien imprudent de laisser aux classes dominantes.

[20] Claude Lefort, Les droits de l’homme et l’Etat-providence, in Essais sur le politique. XIXe et XXe siècles, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 35-38.

[21] On pense au beau titre de Michel de Certeau sur Mai 1968, La Prise de parole, qui montre précisément l’importance féconde des mouvements politiques extra-institutionnels dans la démocratie contemporaine. L’invocation fétichiste et superstitieuse de la déesse-République, celle du je vous salue Marianne, cache en effet bien mal la crise politique croissante de notre modernité libérale. Mais le discours de corsetage institutionnel de la parole politique légitime a un long passé : H. Arendt opposait déjà favorablement la république à la démocratie, terme qui met l’accent nous dit-elle « sur la domination et le rôle du peuple, à la différence du mot « république », qui insiste nettement sur des institutions objectives ». Ibid., p. 183.

[22] Il est intéressant de ce point de vue de noter que Lefort distingue et oppose dans ce texte l’« Etat-providence » d’un côté, et l’ « Etat-gendarme » de l’autre (p. 44). Claude Lefort distingue et oppose la main gauche et la main droite de l’Etat, pour reprendre l’expression importante de Pierre Bourdieu. Pourtant il ne pouvait envisager la possibilité d’une démocratie autoritaire à l’intérieur même de l’Etat libéral, qui délaisse l’Etat-providence pour l’Etat-gendarme – sans pour autant retomber dans les formes classiques de l’autoritarisme politique.

[23] On a noté récemment qu’avec le laboratoire politique berlusconien, l’Italie a noué différents pôles qui paraissent structurer notre modernité libérale : l’hédonisme entrepreneurial et consumériste, la personnalisation publicitaire de la vie politique, le relativisme historique alliant anticommunisme et réhabilitation du fascisme, et l’utilisation de la violence d’Etat au nom de la démocratie libérale (contre les réfugiés, les contestations sociales, voire dans les aventures militaires et démiurgiques du nation building).

[24] L’extrême droitisation du champ médiatique contemporain paraît assez indissociable de la complaisance systémique de la classe politique du libéralisme contemporain vis-à-vis des condottiere de l’industrie du divertissement, avec ses porte-paroles qui clament qu’ « ils n’ont rien à nous enseigner et nous répètent sans fin que nous n’avons pas à étudier, à grandir, à évoluer, que nous sommes bien tels que nous sommes, que nous pouvons enfin être nous-mêmes. Ils ne sont là que pour nous apporter un peu de distraction, de divertissement, pour nous amuser ». Ainsi une « révolution soft érige la publicité commerciale en langage universel. Elle remplace le citoyen par le client. Ses télévisions inventent un nouveau genre de communication qui, abdiquant toute intention pédagogique, triomphe grâce à la convivialité, la proximité, l’horizontalité, le flot dans lequel le téléspectateur est constamment plongé sans jamais se mouiller ». En nous réveillant du rêve néo-libéral, « nous nous sommes découverts tout à la fois cyniques, bêtes, naïfs et sceptiques. On ne croit plus à rien, mais on gobe tout ». A présent « cette masse est prête à céder de nouveaux pans de ses prérogatives démocratiques aux promesses consolatrices de nouveaux hommes et femmes « forts ». Antonio Scurati, écrivain italien : « La révolution Berlusconi a érigé la publicité en langage universel et remplacé le citoyen par le client », Le Monde, 15 juin 2023.

[25] Ibid., p. 62-63.

[26] Voir à ce sujet la belle et profonde critique de Claude Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Librairie Atthème Fayard, 1999. Mais comment l’expiation d’un péché de jeunesse stalinien aurait-elle pu ne pas déboucher sur une démonologie et une apologétique ?

[27] De ce point de vue, la tendance actuelle à la condamnation radicale de la Révolution française est bien significative. Ainsi on lit sous la plume d’un des historiens actuels les plus édités, directeur de recherche au CNRS et ancien directeur du Mémorial de Caen, que « le temps est venu de découvrir l’imposture derrière la posture et de convenir enfin que la Révolution française fut un épisode exécrable, de bout en bout, de l’histoire de France. Elle ne fut pas le magnifique soulèvement de tout un peuple mais une folie meurtrière et inutile, une guerre civile dont la mémoire continue aujourd’hui encore à diviser fondamentalement les Français. Le dérapage, invoqué par François Furet, qui n’aurait eu lieu qu’après l’incantatoire Déclaration, ce fut en réalité celui de la Révolution toute entière, dès les premiers jours des états généraux et même dès que fut émise la drôle d’idée de les convoquer. Tout alla ensuite de mal en pis, au point que, pour sauver la France de l’anarchie, il fallut une dictature militaire ». Claude Quétel, Crois ou meurs ! Histoire incorrecte de la Révolution française, Tallandier/Perrin, Paris, 2019, p. 15. On peut seulement ajouter que l’auteur s’oppose peut-être moins à Furet qu’il le prolonge en en radicalisant le propos – la finesse d’écriture en moins, il est vrai.

[28] Michel Winock, Les intellectuels dans le siècle, in Vingtième siècle, revue d’histoire, n°2, avril 1984, pp. 13-14. Winock conclut son article sur le thème de la mortalité de la civilisation européenne – un passage de témoin de Raymond Aron à Oswald Spengler qui ne peut laisser indifférent. Le Zeitgeist élitiste de notre modernité libérale nous semble de la même manière bien exprimé par Georges Duby, fut-ce à son insu : « je parle d’élite sans vergogne. Je tiens en effet qu’une société nivelée n’a pas de ressort. Avec infiniment de chance, elle peut jouir d’un bonheur plat, celui des Nambikwaras lorsque Lévi-Strauss les visita, un bonheur de somnolence. D’ordinaire, une expérience menée pendant quarante ans à l’Est de l’Europe en fournit la preuve éclatante, elle s’enfonce dans le marasme et le désespoir. En tous cas, elle n’a plus d’histoire. Je suis donc résolument élitiste, ou élitaire, à condition, bien entendu, que les élites ne deviennent pas des castes. La mission de l’université est justement de contribuer à éviter cela en formant ces élites. Elle ne peut le faire convenablement si elle s’ouvre à tout venant ». Georges Duby, L’Histoire continue, Odile Jacob, Paris, 1991, p. 214. L’opposition entre le sain élitisme occidental et le marasme soviéto-primitif semble éloquent.

[29] Hannah Arendt, De la révolution, Editions Gallimard, Paris, 1985, p. 169-170. La cécité politique d’Arendt est d’autant plus notable qu’elle écrit ces lignes en pleine période de la New Society de Kennedy et L. Jonhson, qui cherchait à allier, avec un certain succès, la lutte pour les droits civiques des Noirs américains et la lutte pour assurer une sécurité aux nécessités de l’existence aux plus pauvres. C’était là, on le sait, une des idées-phares de Martin Luther King. Il est significatif de ce point de vue que Fr. Furet ait critiqué si radicalement le welfare system américain, « mauvais palliatif d’une urbanisation ratée et d’une économie en semi-crise », qui « contribue à éterniser le mal qu’il était destiné à guérir. Il mécontente les contribuables tout en démoralisant ses bénéficiaires. Il ruine les finances municipales sans empêcher la ruine de la ville ». Ainsi dans le New York de la fin des années 1970 les finances publiques sont-elles grevées par le puits sans fond des dépenses sociales « consécutives à l’afflux d’une population noire déracinée et misérable : qu’il s’agisse de l’entretien par la ville des familles sans ressources (notamment celles, très nombreuses, où le chef de famille a disparu sans laisser d’adresse) ou d’un minimum de remboursement des frais médicaux. Immense programme, qui a donné naissance à une nouvelle bureaucratie municipale, mal adaptée à des fonctions de recensement et de triage si complexes, et qui a provoqué une fraude généralisée dans le public des ayants droit… et des autres ». François Furet, L’Amérique de Jimmy Carter : une métamorphose de l’idée d’égalité, in L’Atelier de l’histoire, Flammarion, Paris, 1982, p. 258-259. Quelques années auparavant, Arendt plaignait les ouvriers de la « classe moyenne » dont les enfants sont prisonniers d’un système d’enseignement public qui « n’a pas résisté à l’afflux massif des enfants d’un sous-prolétariat presque exclusivement composé de Noirs. Comment qualifier encore d’écoles ces établissements que fréquentent pendant douze années des élèves, qui à leur sortie, sont à peine capable de lire et d’écrire ? ». Pire, « lorsque, en raison de la politique d’intégration, un quartier d’une ville devient un quartier noir, les rues sont laissées à l’abandon, les écoles sont négligées, les enfants sont livrés à eux-mêmes, bref, tout n’est plus qu’un vaste taudis ». Bref, l’intégration des Noirs – qui sont presque tous des pauvres -  « tourne à la catastrophe ». Hannah Arendt, Politique et révolution, in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 233. On voit donc comment le libéralisme conservateur d’un Furet ou d’Arendt mène logiquement à la démagogie réactionnaire de la lutte contre l’« assistanat » et même au refus d’une politique d’intégration des Noirs.

[30] Ibid., p. 170. La citation est de Lord Acton, historien et député libéral au Parlement britannique au XIXe siècle, pair du Royaume-Uni et proche du pouvoir victorien. Il était un théoricien passionné du rôle sans cesse croissant de la liberté dans l’histoire humaine, en tant que valeur suprême, depuis sa théophanie chrétienne.

[31] L’historien Enzo Traverso notait à ce sujet la tendance constante chez Arendt à « exclure la question sociale de la sphère politique », ce qui est « précisément l’argument grâce auquel le libéralisme classique tenta toujours de légitimer les privilèges et les pouvoirs liés à la propriété », une formule lestée de sens. Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, Editions La Découverte, Paris, 2022, p. 372. De son côté Yves Sintomer relève qu’Hannah Arendt pour conserver sa conception de la révolution est « obligée d’expulser les questions socio-économiques de l’arène politique – ce qui factuellement approche du contresens, et ne peut normativement que laisser perplexe lorsque l’on considère l’histoire de toutes les démocraties, et pas seulement des démocraties modernes ». Yves Sintomer, Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt, in L’Homme et la société, numéro 113, 1994, p. 131.

[32] On a aussi remarqué à quel point les différentes parties de son ouvrage majeur Les Origines du totalitarisme formaient une unité à bien des égards artificielle.

[33] Sur ce que de tels abus – devenus la norme – impliquent comme domination du mensonge en politique dans les sociétés capitalistes libérales, voir son essai Du mensonge en politique.

[34] Hannah Arendt, De la révolution, p. 421-423.

[35] Ibid., p. 424-425.

[36] Hannah Arendt, Politique et révolution, in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 239.

[37] On pense ici à la critique sans concession faite par Alexandre Koyré des « classes supérieures par la fortune » qui selon lui ne peuvent « former qu’une pseudo-aristocratie. En fait, une cacocratie ». Dans son éloge de la cité platonicienne, Koyré fait l’hypothèse de gardiens de la cité qui renoncent « à la propriété, aux richesses, au luxe, à l’ambition personnelle … comme à des choses de peu de valeur, indignes d’eux ; ils y renoncent – comme dans toute vraie ascèse – en affirmant leur propre supériorité ». En somme, « l’aristocratie véritable doit être pauvre. Ce qui implique qu’il ne peut pas y en avoir dans la Cité de l’argent ».  Alexandre Koyré, Introduction à la lecture de Platon, suivi de Entretiens sur Descartes, Editions Gallimard, Paris, 1991, p. 127. Voir aussi la description éloquente de l’oligarchie carthaginoise chez Flaubert – qui dit tant de la France libérale du XIXe siècle : « En multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Seule, elle ouvrait toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y atteindre ». Bref, un régime oligarchique tempéré par la cupidité généralisée. Flaubert, Salammbô, Flammarion, Paris, 2001, p. 153.

[38] Ibid., p. 427. La critique du carriérisme, inséparable de l’élitisme libéral, est mordante.

[39] Ibid. p. 428-430.

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