La liberté introuvable. Quelques réflexions sur les équivoques d’une valeur
Jean Souvestre
Le thème de la liberté dans le débat public actuel occupe une place centrale à l’occasion des débats et des tensions très vives qu’a suscité la situation sanitaire. Si le fait n’a rien de surprenant en soi relativement à son importance dans l’idéologie contemporaine, ces derniers mois ont vu incontestablement un déplacement significatif dans le débat, qui a souvent été perçu comme une régression, voire une dénaturation de la notion politique moderne de liberté. Ainsi des manifestations antivaccins ont amené l’apparition publique de thématiques d’extrême droite inquiétantes, dont le signe le plus marqué a sans doute été le port de l’étoile jaune, au nom de la défense des libertés individuelles. A cette occasion l’historienne Michèle Riot-Sarcey a réagi en pointant le tropisme d’extrême droite xénophobe et raciste de ce type de manifestations et la nécessité vitale pour la gauche antiraciste de s’en distinguer sans ambiguïté. Plus, elle note de manière instructive combien l’acception de la notion de liberté est pervertie dans ce type de raisonnement : « C'est mon choix ! » serait la nouvelle voix de la liberté qui consisterait à privilégier la liberté individuelle au détriment de celle des autres, de tous les autres ». Plus, « la liberté dans la rue, ces dernières semaines, s'énonce en terme de droit individuel sans la moindre considération de l'autre, encore moins du collectif ». Selon cette dernière, une telle régression n’a été rendue possible que « par des années d’adaptation contrainte au libéralisme qui a tout fait pour réduire la capacité de chacun à devenir pleinement citoyen. Non seulement l’individu n’est plus qu’un consommateur, mais il n’a que le choix de « librement » se soumettre »[1]. Et Michèle Riot-Sarcey de relever qu’à « l'encontre de la liberté libérale, distordue par la liberté néo-libérale qui parvint à en inverser le sens en valorisant l'idée de s'exploiter soi-même, la liberté pour laquelle nombre de « gens du peuple » sont morts ou ont été déportés, signifiait tout simplement le pouvoir d'agir dans tous les domaines en toute responsabilité collective ». Deux conceptions de la liberté semblent donc s’affronter dans le débat public actuel : une conception néolibérale et franchement conservatrice et une conception de type progressiste qui insiste sur le caractère collectif et politique de la liberté [2]. Distinguer ces deux conceptions de la liberté passerait alors par la critique nécessaire de la thématique de l’individu autonome, capable mieux que personne d’estimer ses propres bénéfices/risques, dans la droite ligne de la pensée utilitariste anglo-saxonne [3]. Et ce pour deux raisons inséparables : premièrement au nom de l’absolue égalité des intelligences quel que soit le thème abordé, et deuxièmement pour la bonne et simple raison que la question concerne l’individu lui-même. Le principe de subsidiarité et le respect de l’ineffable singularité de chaque sujet, de chaque situation concrète au détriment d’une norme abstraite valable pour tous, supposément aveugle, semble ainsi resurgir [4], en même que le césarisme birotteaunien du sujet contemporain.
De même le sociologue Jean-Claude Kauffmann a rappelé la distance critique dont doit faire preuve le citoyen contemporain vis-à-vis de la rhétorique néolibérale de la liberté. Il note, comme le faisait Emile Durkheim il y a plus d’un siècle, « l’irrésistible mouvement historique » qui consiste en l’intervention croissante de l’Etat dans la vie sociale, et donc des lois contraignantes pour l’individu. Ainsi : « dans aucune société auparavant, des limitations administratives de la liberté individuelle n’ont été aussi nombreuses qu’aujourd’hui ; qu’il s’agisse des règles d’urbanisme pour construire une maison ou des conseils très appuyés pour bien se nourrir »[5]. En fait selon le sociologue, « nous sommes tellement grisés par notre sentiment d’autonomie individuelle que nous refusons de voir qu’il se déploie à l’intérieur de cadres de plus en plus contraignants, spécialement pour tout ce qui touche à la santé ou en cas de crise (ce que nous sommes en train de vivre résumant les deux) ». Finalement, il appelle le sujet contemporain à « comprendre que ce si beau principe de la liberté individuelle s’exerce en fait dans un périmètre infiniment plus étroit que ce que nous imaginons ; il faut arrêter de rêver et regarder la réalité en face »[6]. Mais, de fait, les dégâts sont considérables et c’est à juste titre semble-t-il que l’on a insisté sur le confusionnisme politique et intellectuel contemporain que révèle la crise sanitaire. Ainsi le sociologue Philippe Corcuff parle « d’hypercriticisme conspirationniste » pour décrire le climat intellectuel et politique où l’extrême droite fleurit. Mais le thème qui peut prêter le plus facilement à la confusion entre extrême droite et la gauche semble, de manière tout à fait significative, être celui du danger de l’Etat totalitaire [7]. Ainsi des slogans du type « Vaccination : notre corps n’est pas la propriété de l’Etat » ou dénonçant une « tyrannie sanitaire »[8] pointent-ils le danger du collectivisme d’Etat, source première supposée du totalitarisme communiste [9]. Le schème fondateur de la pensée politique contemporaine, à savoir l’opposition entre liberté et totalitarisme, semble réactivé aussi bien sur le plan du discours contestataire que celui du discours savant [10]. Bref, on pourrait dire que nombre de discours actuels – structurés par des schèmes de pensée de type aroniens - relèvent souvent plus du symptôme que d’instrument réels d’élucidation du malaise contemporain.
Il semble que l’on retrouve dans le sens commun actuel beaucoup de ce que Michel Foucault avait analysé dans ses cours au Collège de France de 1978-1979 intitulés Naissance de la biopolitique. Foucault y décrit le discours fondateur du néolibéralisme allemand dans l’immédiat après-guerre comme structuré autour de ce qu’il appelle un « champ d’adversité » qui sert de pilier à leur construction intellectuelle. Cet Autre synthétique de la liberté garantie par le libéralisme est placé sous le signe écrasant du national-socialisme allemand et s’y ramène d’une manière ou d’une autre, plus ou moins directement. Ainsi le nazisme « premièrement, relevait d’un invariant économique indifférent et comme imperméable à l’opposition socialisme/capitalisme et à l’organisation constitutionnelle des Etats ; deuxièmement, [les théoriciens du néolibéralisme allemand] ont cru pouvoir établir que ce national-socialisme était un invariant qui était absolument lié, à la fois comme cause et comme effet, à la croissance indéfinie d’un pouvoir d’Etat ; troisièmement, que cet invariant lié à la croissance de l’Etat avait pour effet majeur, premier et visible une destruction du réseau, du tissu de la communauté sociale ». Et Foucault de préciser cette pensée néolibérale de la manière suivante : « en gros, tout ce qui s’oppose au libéralisme, tout ce qui se propose de gérer étatiquement l’économie, constitue un invariant, un invariant dont on peut voir l’histoire à travers tout le développement des sociétés européennes depuis la fin du XIXe siècle et, plus exactement, le début du XXe, c’est-à-dire depuis le moment où l’art libéral de gouverner s’est, en quelque sorte, intimidé lui-même devant ses propres conséquences ». Pour Foucault est notamment ciblée dans la critique néolibérale de l’Etat « la technicisation de la gestion étatique, du contrôle de l’économie, la technicisation aussi dans l’analyse même des phénomènes économiques : c’est ce que les ordolibéraux appellent « l’éternel saint-simonisme » et ils font naître avec Saint-Simon cet espèce de vertige […] qui lui fait chercher, dans l’application à la société du schéma de rationalité propre à la nature, un principe de limitation, un principe d’organisation qui a conduit, finalement, au nazisme ». Bref, « de Saint-Simon au nazisme, vous avez donc le cycle d’une rationalité qui entraîne des interventions, des interventions qui entraînent une croissance de l’Etat, croissance de l’Etat qui entraîne la mise en place d’une administration qui fonctionne elle-même selon des types de rationalité technique, qui constituent précisément la genèse du nazisme à travers toute l’histoire du capitalisme depuis deux siècles, en tous cas depuis un siècle et demi » [11]. A cette opposition bien connue et principielle chez les penseurs néolibéraux à une intervention étatique forte [12] s’articule logiquement un refus de toute politique sociale qui passerait par une socialisation des risques. Bien au contraire selon les néolibéraux allemands du milieu du XXe siècle étudiés par Michel Foucault il convient de pratiquer la privatisation des risques individuels. En effet, « on ne va pas demander à la société toute entière de garantir les individus contre les risques, que ce soit les risques individuels, du genre maladie ou accident, ou les risques collectifs comme les dommages par exemple ; on ne va pas demander à la société de garantir les individus contre ces risques. On va simplement demander à la société, ou plutôt à l’économie, de faire en sorte que tout individu ait des revenus assez élevés » pour qu’il puisse « s’assurer lui-même contre les risques qui existent », à partir « de sa propre réserve privée ». Bref, il « s’agit de ce que les Allemands appellent la « politique sociale individuelle », opposée à la politique sociale socialiste ». Il s’agit donc d’une « individualisation de la politique sociale », au lieu « d’être une collectivisation et cette socialisation par et dans la politique sociale »[13].
De ce point de vue, une interrogation sur l’individualisme méthodologique du libéralisme, celui de l’acteur rationnel, paraît incontournable[14]. Ainsi une juriste a pu critiquer récemment le raisonnement hostile à l’idée de campagne générale de vaccination dans les termes suivants : « À en croire une tribune publiée à l’été 2021 sur le site du FigaroVox, « la vaccination est […] un choix purement individuel qui doit relever de la seule décision rationnelle de chaque citoyen. Les personnes vaccinées sont protégées, les autres choisissent en leur âme et conscience de prendre un risque pour eux-mêmes »[15]. L’auteure du texte ajoute à juste titre qu‘ « en laissant un choix aux individus (à l’exception de certaines catégories de travailleurs), le pass sanitaire n’instaure donc pas une obligation stricto sensu, mais constitue une forte incitation, qui peut se rattacher à la politique du nudge, formellement respectueuse de la liberté individuelle »[16]. Et Diane Roman d’ajouter que selon elle la politique sanitaire actuelle s’inscrit légitimement « dans la double tradition, tout à la fois libérale et solidariste, qui caractérise l’esprit de l’ordre juridique français », c’est-à-dire « la fidélité à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 » qui, « loin de proclamer une vision libertarienne […] reconnaît que toute vie en société implique des limitations aux libertés individuelles ». Ainsi le fameux article 4 de la Déclaration de 1789 qui déclare que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Mais cette conception reste toute négative et enfermée dans l’individualisme radical de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui ne conçoit la société que comme une juxtaposition d’acteurs libres, et rend problématique une politique collective forte réalisée par l’Etat. En effet, « la santé n’est pas qu’une question individuelle : c’est aussi un enjeu public. L’histoire de la santé publique en France est faite de mesures collectives, visant l’intérêt général et restreignant parfois les libertés individuelles : celle du propriétaire, en l’empêchant de louer un immeuble insalubre ; celle de l’employeur, en lui interdisant de livrer ses salariés à des travaux dangereux ; celle de l’industriel, en sanctionnant des activités polluantes ; celles des citoyens, en obligeant à des mesures prophylactiques comme la vaccination ». Dans ce cadre, ce serait le solidarisme du XIXe siècle qui aurait nivelé la contradiction, par les lois sociales adoptées sous la IIIe République, ainsi « l’entrée en vigueur, en 1883 et 1884, d’arrêtés interdisant aux Parisiens de jeter leurs déchets ménagers sur la voie publique et rendant obligatoire la mise en place de conteneurs à ordures (vite désignés sous le nom de « poubelles », d’après le nom du Préfet parisien à l’origine de la mesure) », malgré l’opposition fondée sur « la liberté des Parisiens et celle des chiffonniers ». De même, il faut citer les campagnes de vaccination obligatoire de la variole au tétanos en passant par la tuberculose, bref toutes sortes de « mesures hygiénistes, conçues à des fins de protection de la santé publique ». Et l’auteure de conclure : « le principe était acté : là où les libéraux s’en remettent au marché et à l’individu, fixant l’ordre public pour seule limite, une vision solidariste encadre et réglemente au nom de l’intérêt général »[17]. Reste que manifestement l’application d’un tel principe pose des problèmes pour le sens commun actuel : l’articulation de l’individualisme libéral et du « solidarisme » semble plus problématique que l’on veut bien le dire du côté de la pensée libérale.
Les Lumières libérales et le triomphe de la société de marché
Il semble en effet y avoir comme un paradoxe fondateur, et une ambivalence qu’il serait bon d’explorer un peu plus avant : si le vocable « libéralisme » est au sens strict un anachronisme au siècle des Lumières, il n’en demeure pas moins que, selon le mot de Didier Deleule, « l’idée a précédé le mot ». « Lumières » et libéralisme semblent donc en effet largement liées. Et l’on trouve dès le XVIIIe siècle l’ambivalence fondatrice du discours libéral. D’un côté l’adjectif « libéral » désigne « l’esprit de tolérance, la revendication de la liberté de conscience et d’expression, la défense de l’exercice des droits individuels », mais aussi et surtout « la lutte contre toutes les formes de superstition et de fanatisme », bref « en un mot le refus de l’autoritarisme et de l’arbitraire »[18]. De l’autre, se met en place « une pratique à la fois économique et sociale où l’individu, venant sur le devant de la scène, incarne l’initiative et un certain goût de l’entreprise qui, trouvant sa source dans l’intérêt personnel et s’assignant comme fin la satisfaction maximale de ce même intérêt », promeut l’utilité générale. Dans ce cadre, la fonction de l’Etat pour la pensée libérale des Lumières est avant tout de garantir cette disposition individualiste et entrepreneuriale pensée comme « naturelle » en limitant au minimum son intervention dans la sphère des échanges et en se concentrant sur ses tâches régaliennes : la défense nationale, la justice, le maintien de l’ordre. C’est notamment l’avis de l’auteur fondamental qu’est Adam Smith dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Bref un Etat restreint et essentiellement répressif garant du bon fonctionnement d’une société pensée sous le paradigme du marché. Au centre de ce dispositif idéologique, on trouve donc l’individu. Il devient alors « symbole de la mobilité sociale, tout à la fois sujet apte à préserver et, le cas échéant, développer ses droits », mais aussi, en même temps, « producteur-consommateur susceptible par son action – et éventuellement à son insu -, de contribuer à l’harmonisation de la vie sociale ».
Didier Deleule parle ainsi de « socle anthropologique du libéralisme » à l’époque des Lumières que l’on pourrait définir par les valeurs-clés suivantes : « amour propre, conservation de soi, intérêt, jouissance » mais aussi la « nécessité d’agir, volontiers fixée dans le travail ». Ce discours libéral fondateur de notre modernité constitue pour Max Weber une rupture fondamentale avec la tradition héritée de l’Antiquité : « la cité ne représente pas l’accomplissement de la nature (politique) de l’homme ; elle n’est que le moyen de la protection et de la réalisation des intérêts des individus » [19]. Ainsi le fondement commun aux deux libéralismes est-il bien l’individu : « l’Etat, après avoir été le maître de l’individu, doit se mettre à son service, en devenir l’instrument : l’individu est à la fois archè et télos de la société »[20]. Sur le plan politique, les conséquences de ces prémisses sont bien connues : pour les philosophes des Lumières, de Locke à Rousseau en passant par Hobbes, le « passage de l’état de nature à l’état civil est toujours perçu comme le fruit d’une décision prise par des individus ». On semble retrouver ici l’individualisme méthodologique du discours libéral, qui vient se substituer à la théologie politique traditionnelle, en même temps que la souveraineté populaire remplace le droit divin. En effet pour Didier Deleule « dans tous les cas, l’instauration, puis l’installation, d’un état civil susceptible de régler les relations sociales au mieux des intérêts de chacun, s’établissent sur la base d’un engagement volontaire émanant d’individus libres ». La collectivité sociale libre résulte donc d’un ensemble d’individus supposés libres sur leur libre engagement, lui-même fondé sur la conscience libre. Tout ce qui échappe à la clarté lumineuse de la conscience libre de l’individu est donc d’emblée éliminé. Cet idéalisme subjectiviste poussé à l’extrême, celui du lieu commun en délire des robinsonnades selon la forte expression de Marx, semble donc tout à fait principiel dans la pensée des Lumières. Et ce de deux manières : du côté des origines mythiques du Contrat social, mais aussi dans le but même de l’état civil, qui trouve son but et sa fonction dans « le souci, par le truchement d’un artifice, de consolider leurs penchants naturels et/ou de préserver leur existence et favoriser leurs intérêts ». La collectivité politique et même sociale est donc seconde par rapport à l’antécédence de l’individu, et a pour but de lui permettre de poursuivre ses penchants naturels (opposés à l’artificiel du collectif), préserver sa vie et ses propriétés [21]. Avant la culture (voire contre cette dernière), il y a donc antécédence des droits naturels de l’individu.
Or le pendant dans le champ économique de cette doctrine classique des droits naturels est très marqué, et semble constituer comme son envers indissociable dans la pensée des Lumières. En effet pour ce libéralisme naissant au XVIIIe siècle « le principe de la société civile réside dans le calcul individuel et « égoïste » des intérêts, en dehors de tout volontarisme et, par voie de conséquence, sans que soit forcément requise l’hypothèse d’un pacte social ». Le fondement théorique de la vie en société est celui de « l’harmonie involontaire des intérêts : il stipule que l’intérêt général est (et ne peut être que) le produit de la combinaison des intérêts particuliers ». Ainsi, « chacun, en poursuivant son intérêt propre et en se livrant à un calcul qui escompte un maximum de satisfaction, sans égard pour le bien commun, conspire de cette manière et à son insu à la réalisation du plus grand bonheur collectif ». Chez quels auteurs déceler une telle théorisation ? Pour Didier Deleule, cette position, radicalisée par l’utilitarisme de Bentham (1748-1832) qui considère que la prépondérance des instincts égoïstes est la condition de la persistance de l’espèce trouve « sa première expression (cynique ? ironique ? réaliste ?), donc son paradigme, dans l’œuvre du Machiavel de l’économie : La fable des abeilles (1714) de Bernard Mandeville ». La pensée de Mandeville (1670-1733) est une pensée de rupture polémique avec la philosophie morale traditionnelle. Elle tourne autour du paradoxe fondateur selon lequel « les vices privés font la vertu publique ». Retournement donc radical, ne serait-ce que par rapport à la pensée politique de son contemporain Montesquieu pour qui c’est bien au contraire la vertu qui est au fondement des républiques et le luxe leur perte. Il y a donc dissociation radicale, sur le mode de la provocation, entre « vertu morale et utilité », entre « intérêt personnel et vertu sociale ». D. Deuleule ajoute que la visée de Mandeville est une « prospérité commune comprise comme le produit non concerté de la combinaison d’égoïsmes amoraux ».
Premier renversement donc. Le but de la collectivité humaine n’est pas la vie sous la forme de la collectivité publique et politique, celle de la cité grecque. Elle est le lieu informe en quelque sorte, un champ de rencontre des mouvement browniens des libres individualités. De ce point de vue, puisque Mandeville choisit l’image platonicienne entre toutes de la collectivité humaine comme ruche des abeilles, on ne peut s’empêcher de mesurer le contraste et l’opposition complète entre la cité libérale du début du XVIIIe siècle et son pendant antique. En effet, dans ses Lois [22], Platon soutient comme thème central et impératif une construction civique ambitieuse et précise : pour lui la réflexion politique philosophique doit concevoir une constitution apte à faire accéder tous les citoyens à la vertu toute entière. « Et cela, dans les Lois comme dans tous les dialogues de Platon, n’est possible que dans une cité gouvernée par l’intelligence. C’est ce que la fin du dialogue expose du reste très clairement en affirmant que le but de la législation est la vertu, et que son moyen est l’intellect »[23]. Est affirmé, ou réaffirmé dans la droite ligne du système théorique platonicien, le caractère rationnel et discursif de la construction politique sous l’égide de l’anonyme Athénien, dont les qualités d’homme fondateur de la cité est un ensemble d’« aptitudes savantes, puisqu’il se montre capable de concevoir un projet éducatif d’ensemble pour la future colonie, et qu’il n’ignore rien des différentes sciences ni de la manière dont on peut accéder à la connaissance de la réalité véritable ». De fait, dans cette cité à venir, les dirigeants à venir devront posséder la connaissance de la réalité véritable « et ce rappel est fait en des termes qui désignent sans ambiguïté aucune la connaissance dialectique des réalités intelligibles ». La condition humaine se définit par l’aliénation originaire de la Caverne, et le sens de l’existence individuelle doit être son émancipation philosophique et personnelle [24]. Mais les philosophes ont pour mission la fondation de la cité juste, celle qui précisément peut rendre possible une émancipation des citoyens. Dans ce cadre philosophique, on le sait, Platon prévoit pour sa cité utopique une très stricte limitation des libertés économiques individuelles, qui sont de toute façon subordonnées à la préservation de la cité.
Liberté et égoïsme divinisé dans la société bourgeoise
De même la liberté personnelle gagnée par la Révolution de 1789 semble dévoyée au grand critique des mœurs du premier XIXe siècle qu’est Balzac. En effet, on a pu noter le pessimisme fondamental de Balzac sur la société bourgeoise et libérale de son époque dans sa Comédie humaine, dont le titre est en soi bien révélateur. Du point de vue des principes, Balzac considère par bien des côtés que le rôle de la société est de perfectionner la nature, obligeant cette dernière à la vertu, sociale entre toutes, « de l’abnégation, de la généreuse discipline, du dévouement ». Pourtant, tout au contraire, la société bourgeoise louis-philipparde y apparaît sous le jour le plus sombre : elle offre « l’image de la perversion liée à un individualisme forcené, à l’égoïsme outrancier, à l’intérêt personnel ».. C’est ce vice social que dénonce, dès 1831, la Peau de chagrin sous le nom de « personnalité ». Ainsi la destinée de Raphaël de Valentin qui « vit et meurt dans une convulsion d’égoïsme » est symptomatique : « C’est cette personnalité qui ronge le cœur et dévore les entrailles de la société où nous sommes. A mesure qu’elle augmente, les individualités s’isolent ; plus de liens, plus de vie commune » [25]. Pour Balzac, c’est en effet « la passion dominante en lui du pouvoir et des biens de consommation qui déprave la société et la convertit en « bagne ». Ainsi Balzac, au nom même du pacte social « dénonce avec violence le mauvais usage qu’en font les hommes de pouvoir et de désir – du désir asservi à la possession et à l’intérêt ». Le mal apparaît donc lié chez lui comme chez Rousseau à l’entrée dans l’univers social. Ainsi, « à vingt ans, les sentiments se produisent généreux ; à trente ans, tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste ». Puis « vient ensuite le temps des réussites sociales, qui coïncident avec l’acceptation plénière de la dépravation. Paris ou une saison en enfer : « ici les sentiments vrais sont des exceptions et sont brisés par le jeu des intérêts, écrasés entre les rouages de ce monde mécanique ; la vertu y est calomniée, l’innocence y est vendue, les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices »[26]. Pour Balzac en effet l’énergie naturelle d’un individu est exposée au danger de la dissipation dans les désirs, « tous ceux qu’attisent dans une nature vigoureuse, ambitieuse et vorace, la vie sociale telle qu’elle s’offre et se montre dans les civilisations avancées et dans les villes modernes : la Peau de chagrin en établit le catalogue et leur donne un nom – Foedora ; « Foedora, symbole de tous mes désirs », avoue Raphaël : la douteuse comtesse incarne l’impérialisme de l’argent, la fascination exercée par le luxe, le pouvoir sans limite réservé à ceux qui renoncent à leur « âme ». De manière symétrique, la peau de chagrin apparaît comme le « fatal symbole » d’une vie où toute énergie s’abâtardit dans les désirs, où tout désir s’obsède sur le pouvoir et la possession, véritable « convulsion d’égoïsme »[27].
Non pas que Balzac ait été un révolté, ni même un progressiste politiquement parlant. Mais comme on le sait, son conservatisme franc et lucide est par bien des côtés une critique irremplaçable de la société bourgeoise de son époque, et même un peu au-delà – comme le pensaient Marx et Engels. En effet, la « typologie sociale retenue par Balzac décrit sans surprise la société comme fondamentalement inégalitaire … et cela principalement selon le degré de richesse ». La société hiérarchique qu’il appelle de ses vœux est celle « qu’implique la monarchie censitaire qui, à côté de la Chambre des pairs, a institué une Chambre des députés élus au suffrage censitaire. Retenu déjà par la Constituante [28], ce mode de scrutin trouvait sa justification dans l’idée libérale qu’un propriétaire était naturellement plus attaché à la défense de ses droits – et partant du droit – que celui qui n’a rien, et que la collectivité avait tout à gagner en profitant de l’expérience acquise dans la gestion de ses biens personnels ». A cela s’ajoutait « la crainte que le suffrage universel, donné à des citoyens non formés, n’ouvrît la voie à d’innombrables manipulations de nature à fausser gravement l’expression démocratique ». Balzac, en bon lecteur du Code civil, chef d’œuvre législatif de la société du droit qu’est la société libérale moderne « prend acte du fait que la société et ses lois étaient fondées sur la propriété, la défense de cette dernière étant le premier impératif des gouvernants, et que la ligne majeure de partage social est celle qui passe entre riches et pauvres, possédants et non-possédants. Ainsi la trinité sociale se résout-elle en une dualité, où la classe moyenne, qui a quelque chose, rejoint l’aristocratie, qui est riche, aussi bien dans le souci de défendre son bien que comme cible de la convoitise de ceux qui n’ont rien pour eux sinon le nombre, qui les constitue en une redoutable majorité »[29]. On sait que, de fait, l’égalité civile et le développement du capitalisme industriel naissant, loin d’amener la société de la raison harmonieuse et d’un progrès tranquille, a au contraire « libéré la conflictualité de classe », selon la juste expression de Daniel Bensaïd. Ainsi l’historien du mouvement ouvrier lyonnais Fernand Rude a-t-il cité un texte révélateur de Marc Girardin, une des étoiles de l’orléanisme, Professeur à la Sorbonne, critique littéraire, Ministre de l’Instruction publique et député de la monarchie de Juillet puis de la IIIe République qui décrit en termes frappant la menace des Barbares de l’intérieur que sont les ouvriers dans la société industrielle moderne, à la suite de la révolte des Canuts à Lyon. La révolte ouvrière y est décrite comme une sédition qui a « révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie, comme toutes les autres sociétés : cette plaie, ce sont les ouvriers ». En effet, « point de fabrique sans ouvriers et, avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société ». Pire, « chaque fabricant vit au milieu de sa fabrique comme les planteurs des colonies au milieu des esclaves, un contre cent. Et la sédition de Lyon est une espèce de sédition de Saint-Domingue ». Finalement, « les Barbares qui menacent notre société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières » [30].
Mais la question du monde ouvrier reste néanmoins marginale dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac, qui ne s’est guère intéressé à cette classe sociale en tant que telle dans son œuvre littéraire. La critique sociale de l’auteur de la Comédie humaine se concentre sur les classes dirigeantes et possédantes. De ce point de vue l’analyse de Michel Lichtlé semble là encore féconde, qui centre son propos sur la critique chez Balzac du fétichisme de la loi et de la légalité constitutionnelle, ce marqueur premier de l’idéologie libérale moderne. En effet pour Balzac « la légalité constitutionnelle et administrative n’enfante rien ; c’est un monstre infécond pour les peuples, pour les rois et pour les intérêts privés ; mais les peuples ne savent épeler que les principes écrits avec du sang ; or, les malheurs de la légalité seront toujours pacifiques ; elle aplatit une nation, voilà tout ». C’est qu’un tel monde dominé par la loi se trouve dominé par ceux qui la font. Or qu’en ont-ils fait ? « Sur ce point le constat balzacien est particulièrement accablant. Ce que montre à l’évidence le romancier chez ceux qui gouvernent c’est la médiocrité aussi bien des moyens que des fins ». Ainsi l’homme d’Etat libéral par excellence qu’est de Marsay. « Il est Anglais par son père, et l’on connaît l’idée que Balzac se fait politiquement et moralement des vainqueurs de Waterloo : vertu de façade, hypocrisie de fond, cachant une nature profondément vicieuse et exclusivement intéressée ». Plus, « à ce père naturel déjà assez typé, s’est ajouté un ecclésiastique au sens où l’était Talleyrand, c’est-à-dire un initiateur cynique formant moins son disciple aux beautés austères du catéchisme qu’à celles plus accessibles des lieux de plaisir ». Or cet héritage et cette formation reçue, « de Marsay les perçoit comme une excellente propédeutique à la vie politique : il « ne devint un des hommes politiques les plus profonds du temps actuel », explique Balzac toujours dans La Fille aux yeux d’or, « que quand il se fut saturé des plaisirs auxquels pense tout d’abord un jeune homme lorsqu’il a de l’or et le pouvoir ». En effet, « l’homme se bronze ainsi : il use la femme, pour que la femme ne puisse pas l’user »[31]. Et Michel Lichtlé de conclure : « c’est donc en faisant l’apprentissage du cynisme affectif que se formerait l’homme d’Etat pour de Marsay, ce qui éclaire le propos du Contrat de mariage où il déclare où il déclare qu’il y a un âge où « la plus belle maîtresse que puisse servir un homme est la nation ». La nation n’est donc qu’une maîtresse. On feint de la servir, bien sûr, mais pour les plaisirs qu’elle donne ». Bref, « dans le monde contemporain, le pouvoir est conçu par ses chefs eux-mêmes tels que les voit Balzac comme occasion de plaisir, comme jouissance, en aucune façon comme service »[32]. Dans la Comédie humaine, notamment dans le roman inachevé Le Député d’Arcis, que ce ne sont « pas vraiment des idées, présentées au demeurant en l’occurrence comme assez inconsistantes », qui sont au cœur de la compétition électorale moderne. De fait le véritable objet de la candidature du personnage principal du roman « n’est pas pour lui non plus de défendre un programme, mais de trouver dans le statut de député et les ressources qu’il offre un atout décisif pour la conquête de ce qu’il recherche vraiment : la dot de Cécile Beauvisage, « la plus riche héritière du département ». C’est bien ce que convoite aussi Maxime de Trailles, éternel endetté, et qui est explicitement de l’école de de Marsay. Le combat politique, même quand il se présente comme ouvert, ne cache donc jamais que des intérêts »[33]. Ainsi, dans le feu de la passion des intérêts particuliers, « la légalité elle-même devient une fiction : « Accordez à feu Casimir Perrier dix ans de vie, de force et de ministère, écrit Balzac au début de son essai Du gouvernement moderne, et vous trouverez un petit Richelieu sans pourpre, un tyran de bas étage, mais entouré de sa garde, de ses flatteurs, d’une cour, de courtisans, de tout un bas-empire constitutionnel, déguisé par un masque de légalité »[34].
Il est sans doute de la même manière révélateur que la critique de l’individualisme libéral chez Balzac le mène à la critique de la notion de libre-arbitre, « source à ses yeux de bien des maux ». Plus, la critique de ce dernier ce fait au nom d’une extériorité radicale par rapport à la modernité libérale occidentale, que Balzac trouve dans les sociétés traditionnelles. Ainsi « sous l’évocation de ces sociétés primitives en leurs usages les plus choquants, comme l’anthropophagie ou la mise à mort des vieillards, affleure sous la plume balzacienne la dénonciation de la modernité ». C’est ainsi que « ceux qui croyaient devoir mettre à mort les vieillards pour leur éviter les souffrances […] comme ils n’avaient aucune succession à transmettre, cette mesure était l’amour filial bien entendu ». En effet, dans les sociétés individualistes modernes, toutes entières tournées vers la propriété privée et la passion de l’acquisition « la menace qui pèse sur les vieillards n’a donc pas vraiment changé, sinon, et c’est essentiel, de sens : ce n’est plus la compassion, c’est la rapacité qui, dans le monde moderne dominé par la passion de l’or, peut donner envie de tuer le père. A l’origine des maux de la société contemporaine se trouve donc un individualisme essentiellement moderne, et que Balzac dénonce maintes fois, à travers Benassis notamment, dans Le Médecin de campagne, sous l’appellation d’égoïsme »[35].
De même chez Stendhal, avec un tout autre style, est-il question du sujet de la mobilité sociale qu’est le sujet de la modernité libérale, pour mieux critiquer la liberté de la société bourgeoise de la Restauration. L’écrivain Michel Tournier a ainsi consacré des pages talentueuses et fécondes à l’analyse de cette œuvre maîtresse de la littérature française du XIXe siècle qu’est Le Rouge et le Noir, que ce dernier qualifie de manière évocatrice de « roman de confrontation »[36].Tournier note que Stendhal est un homme de la Révolution qui a rallié le Consulat et l’Empire. De ce fait, « la fin de l’Empire, pour Stendhal, c’est la fin de tout. Il ne sera jamais ni général, ni duc d’Empire ». Pire, « éternel demi-solde, il va traîner une médiocre carrière diplomatique, jusque dans le sinistre petit port italien de Civitavecchia où il pensera mourir d’ennui… ». Isolé, opposant littéraire, « auteur privé de public, voire même de contemporains », « ennemi du romantisme et de la « phrase » à une époque où pour longtemps l’un et l’autre s’installent » Stendhal serait un rescapé spirituel du Directoire prisonnier dans la France de la Restauration. De même pour Julien Sorel « toutes les places sont prises, et les meilleures souvent par les plus médiocres », de sorte que « le fameux A nous deux, Paris ! de Rastignac, Julien aurait pu le prononcer, mais, partant d’un village et sans aucun appui familial […] c’est A nous deux la France ! qu’il aurait dû dire. Il faut donc se battre, se battre, se battre… ». Or quelles sont ses armes ? « D’abord feindre. L’hypocrisie est le sentier tortueux qui mène des bas-fonds vers les hauteurs. Son maître Tartuffe, écrit Stendhal ». La seconde arme est la séduction. En effet, « Julien se doit d’arriver par les femmes. Donc il doit séduire. Mais non par libertinage, par ambition ». Dans les « amours » de Julien avec Mme de Rênal et Mathilde de la Mole, « ses sentiments sont des phénomènes parasites qui ne doivent pas prendre le pas sur les sublimes calculs de l’ambition ». Dans le duel sans merci qu’est la relation de Sorel avec la société de son temps, « l’arme principale de Julien est le sexe ; le point vulnérable de la société, les femmes ». C’est ainsi que « cet antagonisme fondamental du héros romanesque et de son milieu […] définit bien une certaine catégorie de roman, le roman de confrontation ». Or pour Tournier ce dernier a pour pendant le roman d’éducation, mais obéit à une logique inverse. Ainsi « l’un des paradoxes du Rouge et le Noir, c’est de se présenter comme un roman d’éducation, alors que son héros est en fait inéducable. Le fils du charpentier de Verrières a l’air d’apprendre sans cesse – et même avec toute l’ardeur d’un néophyte ambitieux -, d’abord à la campagne, chez les Rênal, puis au grand séminaire de Besançon, enfin à Paris chez les La Mole ». Mais en vérité « toutes ces expériences glissent sur lui sans le transformer, et sa tête tombera au dernier chapitre telle qu’elle était au premier », révélant par là une « dureté inoxydable ». Le roman de confrontation est donc un romand de l’éducation impossible. Le Rouge et le Noir est celui « d’une lutte à mort d’un jeune homme aux mains nues contre le corps social », Julien est « une superbe machine de guerre lancée contre le « système ». Or tout le sel du roman consiste en l’échec à la fois tragique et salutaire de l’homo carriericus du libéralisme moderne. Et c’est bien, pour Michel Tournier, cet échec qui va lui permettre d’accéder, à la toute fin de sa vie, à une condition humaine réelle, la mort lui permettant d’échapper à la réclusion dans la rotation de la course de char au fond des Latomies.
Déjà Julien Sorel connaît des « trêves où il se retrouve lui-même, entouré d’un horizon serein, il doit y avoir aussi le soir de la bataille – bataille perdue, soir basculant dans la nuit sans espoir – où il peut enfin jeter sur celles qui l’ont aimé un regard pur de tout calcul ». De retour à sa ville natale de Verrières, il se retire dans une grotte dominant la vallée, et « c’est pour lui un bain de solitude, de pureté, de vérité, un retour à la nature originelle et innocente, une rémission dans la lutte extérieure qui l’épuise, intérieure qui le ronge ». Pour Stendhal en effet, « Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de sa vie ». Mais pour Tournier « la grande rémission, celle qui va véritablement transfigurer Julien se situe après la condamnation à mort, lorsque, tout étant perdu, il peut mettre bas les armes, c’est-à-dire ses calculs, son « devoir », son hypocrise, son énergie, son ambition ». Ainsi « il reçoit son père et a la force de faire bonne figure devant l’ignoble cupidité que le vieil homme étale naïvement. Il reçoit également les deux femmes qu’il a aimées, et c’est pour Mme de Rênal, celle qui l’a trahit, celle à laquelle il doit sa ruine, qu’il ressent l’amour le plus vrai et le plus profond. Car il voit maintenant ce qu’il y a de forcé, de forcené dans le personnage de Mathilde. Au dernier moment, il se souvient de cette grotte où il fut libre et heureux de brefs instants, et il demande à y être inhumé ». Finalement pour Tournier la transfiguration finale et tragique de Julien Sorel face à la mort se manifeste par son attitude « sans aucune affectation » lors de son exécution. Et Tournier de conclure : « cette simplicité sans affectation n’est pas le fait de Mathilde de la Mole. Au comble de l’exaltation, elle s’empare de la tête tranchée de son amant pour la baiser au front et l’inhumer de ses propres mains, refaisant le geste de Marguerite de Navarre le 30 avril 1574 pour son amant (l’ancêtre de Mathilde), Boniface de la Mole. Pour Mathilde, point de rémission ».
Bref, il semble que pour Balzac comme pour Stendhal, la liberté de la société libérale et bourgeoise du XIXe siècle semble se renverser en son contraire, à savoir un déterminisme social féroce, et une destinée humainement misérable – quand elle ne trouve pas sa rédemption dans une fin tragique. Comment ne pas voir dans cette critique impitoyable une thématique qui sera reprise et développée par Marx peu après ? Dans la Sainte Famille (1844) ce dernier critiquera la conception des membres de la société bourgeoise comme atomes. En effet, « l’atome n’a pas de besoins, il se suffit à lui-même ; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c’est-à-dire n’a ni contenu, ni sens, ni signification, précisément parce que l’atome possède en lui-même toute plénitude ». Or, bien au contraire, « l’individu égoïste de la société bourgeoise a beau […] se gonfler jusqu’à se prendre pour un atome, c’est-à-dire un être sans la moindre relation, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument plein, en pleine félicité, l’infortunée réalité sensible, elle, ne se soucie pas de l’imagination de cet individu ». Plus, « chacun de ses sens le contraint de croire à la signification du monde et des individus existant en dehors de lui ; et il n’est pas jusqu’à son profane estomac qui ne lui rappelle chaque jour qui ne lui rappelle chaque jour que le monde hors de lui n’est pas vide, qu’il est au contraire, ce qui le remplit ». Bref, ces atomes humains « ne sont que des atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination – et qu’en réalité ce sont des êtres prodigieusement différents des atomes : non pas des égoïsmes divins, mais des hommes égoïstes »[37]. On trouve donc chez Marx des éléments fondateurs de l’idéologie atomistique libérale et bourgeoise autour de deux axes : d’une part la critique de la liberté dévoyée comme poursuite de l’égoïsme divinisé, d’autre part l’idée du primat de la société sur l’individu, en tant qu’elle remplit ce dernier de ses discours et son idéologie dominante [38]. La critique de l’idéologie de la liberté de l’individu semble donc inséparable chez Marx de la critique de la société bourgeoise et libérale.
Conclusion : les antinomies de la liberté contemporaine
On sait que pour Marx et Engels, la Révolution française n’a pas substitué le règne de la liberté à celui du despotisme monarchique ou seigneurial, mais a au contraire libéré la conflictualité de classe. En effet, « la société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classe. Elle n’a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de luttes ». D’où la formule tranchante autant que fondatrice : « La société se divise de plus en plus en deux grands camps opposés, en deux classes ennemies : la Bourgeoisie et le Prolétariat »[39]. Certes la bourgeoisie libérale a « joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire »[40], mais dans un sens très précis attribué à ce terme ici par Marx et Engels [41]. Marx note ainsi contre les prétentions progressistes de la très libérale monarchie de Juillet qu’un « fait qui caractérise on ne peut mieux le gouvernement de Louis-Philippe, le roi bourgeois, c’est que l’unique loi manufacturière promulguée sous son règne, la loi du 22 mars 1841, ne fut jamais mise en vigueur. Et cette loi n’a trait qu’au travail des enfants. Elle établit huit heures pour les enfants entre huit et douze ans, douze heures pour les enfants entre douze et seize ans, etc., avec un grand nombre d’exceptions qui accordent le travail de nuit, même pour les enfants de huit ans ». Et Marx d’ajouter : « dans un pays où le moindre rat est administré policièrement, la surveillance et l’exécution de cette loi furent confiées à la bonne volonté « des amis du commerce ». C’est depuis 1853 seulement que le gouvernement paye un inspecteur dans un seul département, celui du Nord. Un autre fait qui caractérise également bien le développement de la société française, c’est que la loi de Louis-Philippe restait seule et unique jusqu’à la révolution de 1848, dans cette immense fabrique de lois qui, en France, enserre toutes choses »[42].
De ce point de vue, il convient sans doute de rappeler le rôle discret mais néanmoins fondamental, nous semble-t-il, de critique fondatrice chez Marx de la cupidité comme valeur fondamentale dans la société bourgeoise et libérale. En effet chez ce dernier elle est l’objet essentiel de la pratique de la liberté individuelle du sujet du capitalisme moderne en tant qu’il est un porteur d’une fonction sociale – ce qui n’exclut pas la passion, naturellement. C’est que la lecture attentive du Capital nous montre combien cet ouvrage n’est pas seulement une critique de la logique contradictoire du capitalisme d’un point de vue que l’on dirait strictement « scientifique »[43]. Si Marx ne se laisse pas aller directement à des imprécations trop faciles d’un point de vue intellectuel contre la société bourgeoise de son temps dans cet ouvrage qui vise à un degré d’abstraction si exigeant, il est remarquable de relever combien il laisse en la matière la parole à d’autres que lui. Il semble y avoir là comme un sous-texte significatif au plus haut point. Ainsi il importe de souligner la récurrence de l’image de la prostitution dans l’ouvrage, comme vérité des rapports d’échange du marché. Ainsi dès les notes du chapitre II du livre I, chapitre consacré aux échanges. Dès le début du chapitre, Marx note que ce qui « distingue surtout l’échangiste de sa marchandise, c’est que pour celle-ci toute autre marchandise n’est qu’une forme d’apparition de sa propre valeur. Débauchée et cynique, naturellement elle est toujours sur le point d’échanger son âme et même son corps avec n’importe quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d’attraits que Maritorne ». En effet pour l’échangiste, « la marchandise n’a aucune valeur utile immédiate ; s’il en était autrement, il ne la mènerait pas au marché ». De fait, la « seule valeur utile qu’il lui trouve, c’est qu’elle est porte-valeur, utile à d’autres et par conséquent un instrument d’échange »[44]. De même, « dans le XIIe siècle si renommé pour sa piété, on trouve souvent parmi les marchandises des choses très délicates. Un poète français de cette époque signale, par exemple, parmi les marchandises qui se voyaient sur le marché du Landit, à côté des étoffes, des chaussures, des cuirs, des instruments d’agriculture, « des femmes folles de leurs corps »[45]. Plus loin, l’auteur du Capital nous apprend qu’« Henri III, roi très-chrétien de France, dépouille les cloîtres, les monastères, etc., de leurs reliques pour en faire de l’argent. On sait quel rôle a joué dans l’histoire grecque le pillage des trésors du temple de Delphes par les Phocéens. Les temples, chez les anciens, servaient de demeure au dieu des marchandises. C’étaient des « banques sacrées ». Pour les Phéniciens, peuple marchand par excellence, l’argent était l’aspect transfiguré de toutes choses. Il était donc dans l’ordre que les jeunes filles qui se livraient aux étrangers pour de l’argent dans les fêtes d’Astarté offrissent à la déesse les pièces d’argent reçues comme emblème de leur virginité immolée sur son autel »[46]. Finalement, les références les plus significatives chez Marx sont peut-être celles faites à Shakespeare et à Sophocle, dont on sait en quel estime ils étaient tenus. La citation du Timon d’Athènes du dramaturge anglais est restée fameuse : « Or précieux, or jaune et luisant ! en voici assez pour rendre le noir blanc, le laid beau, l’injuste juste, le vil noble, le vieux jeune, le lâche vaillant ! Qu’est-ce que cela, ô dieux immortels ? Cela, c’est ce qui détourne de vos autels vos prêtres et leurs acolytes… Cet esclave jaune bâtit et démolit vos religions, fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche ; place les voleurs au banc des sénateurs et leur donne titres, hommages et génuflexions. C’est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée. Allons, argile damnée, catin du genre humain… (Shakespeare, Timon of Athens) »[47]. Mais celle du tragique grec ne paraît pas moins éloquente : « Rien n’a, comme l’argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et de mauvaises mœurs ; c’est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures ; c’est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu’il y a de honteux et de funeste à l’homme et leur apprend à extraire de chaque chose le mal et l’impiété » (Sophocle, Antigone) [48].
On a beaucoup insisté, depuis Benjamin Constant, sur l’idée que la liberté au sens moderne du terme est historiquement corrélée au développement du capitalisme libéral, garant des libertés individuelles aussi bien que des droits sacrés et imprescriptibles de l'affairisme [49]. Mais on aurait tort de penser que cette corrélation est univoque et linéaire. Bien au contraire, elle semble hautement réversible comme l’histoire du XXe siècle nous l’apprend. L’extrême droitisation du monde libéral contemporain semble montrer de nouveau combien l’on passe facilement du discours capitaliste au discours du maître [50]. Le succès actuel du terme « libéralisme autoritaire » parait de ce point de vue tout à fait révélateur. Plus généralement, une notion si hautement idéologique que celle de liberté mérite une réflexion approfondie pour assurer la défense de la démocratie contemporaine contre les tentations autoritaires et nationalistes qui ne cessent de croître depuis le renversement idéologique des années 1980 et l’hégémonie libérale et conservatrice qui s’est établie dans nos sociétés contemporaines[51]. De ce point de vue il convient probablement d’insister sur le caractère antinomique de la définition libérale classique de la liberté. C’est probablement avec Isaiah Berlin, penseur majeur du conservatisme libéral, que les contradictions d’un certain discours de la liberté apparaissent le plus crûment. Reprenant le thème cher à Benjamin Constant de la distinction de la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, Berlin théorise l’opposition irréductible entre la bonne liberté, la « liberté négative », et la mauvaise liberté, la « liberté positive »[52]. N’est acceptable pour ce dernier que la liberté négative qui consiste à ne rencontrer dans son existence individuelle que le minimum de contrainte sociale et donc étatique [53]. Au contraire la liberté positive, liée au concept révolutionnaire de souveraineté populaire, est rejetée comme menant droit à la Terreur, d’abord jacobine, puis stalinienne. C’est ainsi que dans cette argumentation aussi bien libérale que conservatrice on voit « la liberté, valeur absolue, opposée à la souveraineté et, implicitement, à la recherche de l’égalité et de la justice, principes qui, tout en étant au centre des préoccupations de tous les partis de gauche en Europe, n’en constituent pas moins l’armature idéologique de la guerre froide livrée par l’Union soviétique à l’Occident conduit par les Etats-Unis. Car, en ramenant l’idée de liberté à celle de liberté négative, on peut facilement repousser la critique de l’ordre existant dans les démocraties occidentales : puisque la liberté négative constitue le bien absolu, les faiblesses de la démocratie, les inégalités, les injustices palissent et ne concernent que des problèmes secondaires »[54]. Finalement les potentialités conservatrices, pour ne pas dire franchement réactionnaires, de l’opposition libérale entre les libertés « privées » et les libertés « publiques » apparaissent peut-être le plus nettement dans l’œuvre du grand penseur du conservatisme français du XIXe siècle, Ernest Renan. En effet, « quand Renan exige moins de gouvernement et plus de liberté, c’est pour contrer la démocratie et la souveraineté du peuple et pour prévenir les effets désastreux du suffrage universel. Il n’aime pas l’Amérique, mais la liberté du travail, la libre concurrence, le libre usage de la propriété, la possibilité de s’enrichir selon ses capacités ». Bref dans toutes ces libertés, « voilà de quoi bloquer les progrès de la démocratie européenne ». Coiffée par un Etat fort, « cette forme de liberté permettra de sauver ce qui n’a pas encore été englouti par la démocratie ». En dernière analyse selon Renan, « l’erreur du parti libéral français est de ne pas comprendre que toute construction politique doit avoir une base conservatrice »[55]. De toute évidence cette argumentation a fait son chemin dans la pensée néolibérale de ces dernières décennies.
[1] De son côté le sociologue David Muhlmann analyse une « colonisation mentale » du sujet contemporain par le discours capitaliste, dont les effets peuvent être décrits de la manière suivante : « les grands secteurs d’activité de la vie sociale – l’information, les loisirs, les services divers et variés – obéissent désormais à la loi de l’offre et de la demande, et la logique de fonctionnement de l’entreprise est devenue le prototype de la manière dominante d’être au monde : échange et négociation, esprit de calcul, utilité et instrumentalité définissent les coordonnées naturelles de nos façons d’agir, de penser et d’interagir avec les autres ». De ce fait selon l’auteur, « les relations sociales même les plus proches se trouvent colonisées par les réflexes de benchmark, de compétition et de réification d’autrui qui se déploient légitimement dans l’entreprise ». Et, de fait, semblent se développer « des formes plus douces de domination, qui prennent l’allure de l’émancipation individuelle : entreprise libérée des manageurs, organisation agile, valorisation de l’entrepreneuriat de chacun… Le chef autoritaire cède la place à une posture libérale, voire libertaire, de l’entrepreneur ». Margherita Nasi, Quand le travail colonise notre vie quotidienne, Le Monde, 26 août 2021
[2] Michèle Riot-Sarcey, La liberté en question, Mediapart, 8 septembre 2021. La conception néolibérale peut être poussée jusqu’à la pente du darwinisme social à la manière du philosophe André Comte-Sponville opposé à la politique consistant à sauver toutes les vies « quoiqu’il en coûte économiquement », à savoir les plus de 70 ans. Le souci de l’austérité budgétaire rappelle des thématiques assez sinistres. De son côté le héraut de la pensée antitotalitaire française qu’est Bernard-Henri Lévy dénonce un « virus de la peur » qui fait que les Français cèdent sur leurs libertés et droits fondamentaux, amenant une « épidémie de pétainisme ».
[3] Sur la prégnance de l’utilitarisme et ses liens avec la réification/consumérisation des rapports humains contemporains, voir Les coups d’un soir ou la fin du tableau de chasse, Le Monde, 5 décembre 2021, où l’auteure met en garde le lecteur averti : les relations sans lendemain « longtemps présentées comme le summum de l’aventure contemporaine », présentent en fait « un ratio bénéfice-risque moins engageant qu’avant ».
[4] On peut ainsi noter que le principe de subsidiarité, permettant de la souplesse, de l’agilité, de la flexibilité dans un code du travail lourdement contraignant pour l’entrepreneur est un thème incontournable du discours libéral en matière de droit du travail, en ce qu’ils permettent la prise en compte des spécificités de chacun et de chaque situation singulière. Pour le discours libéral, il ne semble pas y avoir de vérité générale, qu’un ensemble de cas particuliers. Voir ainsi Gilbert Cette, « Branches et entreprises : les nouvelles règles du jeu », Le Monde, 28 juin 2018. L’auteur note que « les nouveaux textes [les réformes du droit du travail de 2017-2018] amplifient le processus amorcé par les lois Auroux, en 1982, et développé continûment ensuite, qui permet, dans certaines limites, à un accord collectif de substituer des normes à celles élaborées au niveau supérieur ». Ainsi « si un accord de performance collective prévoit une baisse des salaires dans l’entreprise, le refus de cette baisse par un salarié exigeant le respect de son contrat de travail peut désormais constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement ».
[5] Jean-Claude Kauffmann, Covid-19 : « Sur la question des libertés, nous confondons le principe et la réalité », Le Monde, 26 août 2021.
[6] On notera au passage l’omniprésence dans le discours courant libéral et entrepreneurial actuel du thème de « vivre son rêve », ce qui explique peut-être un rapport au réel devenu de plus en plus problématique pour le sujet contemporain.
[7] Pierre Plottu et Maxime Macé, De l’extrême droite à la gauche radicale, les partis dans la brèche, Libération, 31 juillet 2021. On pourrait ajouter au constat de P. Corcuff l’idée que le confusionnisme actuel se retrouve dans les pratiques de nombre d’intellectuels dont on pourrait attendre légitimement un éclairage intéressant. Ainsi Philippe Descola a-t-il dernièrement pu défendre les vertus subversives des ZAD et citer Gramsci dans les colonnes de la Revue des Deux Mondes. Edgar Morin, dans un style aux accents mystiques, appelle de son côté à « transcender droite et gauche ». Althusser nous a pourtant appris comment le combat des idées consiste en une série de positions – au sens militaire du terme.
[8] Le journal Rivarol dans son éditorial du 1er décembre 2021, décrit les Français comme « écrasés par les taxes et les impôts, flashés par des milliers de radars sur toutes les routes et autoroutes de France, traînés devant les tribunaux de leur République dès que, sur les réseaux sociaux, la famille traditionnelle et la morale naturelle sont défendues (délit d’homophobie), que la submersion migratoire et le Grand Remplacement sont refusés (délit de racisme), que la version obligatoire et officielle de la Seconde Guerre mondiale est contestée (délit de négationnisme considéré comme de l’antisémitisme) ». L’auteur appelle à la défense de la liberté, avec une référence à « Winston, héros du livre 1984, et résistant à Big Brother qui, à force de rééducations, d’odieuses et habiles manipulations, de pression sociale, de tortures mentales voire physiques, finit par abdiquer, par totalement se soumettre, au point de constater, vaincu, que « la lutte était terminée (et qu’) il aimait Big Brother ».
[9] En Allemagne Angela Merkel est volontiers dénoncée comme crypto-communiste par une mobilisation antivaccin qui rassemble à la droite de la droite et dénonce une « RDA 2.0 ». Comme l’on sait la culture politique ouest-allemande a rapidement vu le totalitarisme par excellence dans le communisme, au moins depuis le congrès de Bad Godesberg et l’interdiction du KPD.
[10] Ainsi à titre d’exemple une tribune du démographe Hervé Le Bras qui s’efforce de retracer la généalogie politique de la nouvelle extrême droite raciste et xénophobe en la faisant remonter au nazisme de la Shoah et à la NEP de Lénine. De cette dernière à la dékoulakisation, puis de Staline à Causeur et Valeurs actuelles, le pas est vite franchi. A quand la dénonciation de Vincent Bolloré comme agent du Komintern ? Hervé Le Bras, Les adeptes de la théorie du “grand remplacement” semblent suivre la trace des totalitarismes du XXe siècle, Le Monde, 3 octobre 2021.
[11] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), Seuil/Gallimard, 2004, p. 118-119. Foucault (p.113) parle de « coup de force théorique, spéculatif, des néolibéraux allemands » devant le nazisme. De ce point de vue, un simple coup d’œil aux programmes d’Histoire-Géographie du secondaire en France montre combien la koinè historique actuelle relève du coup de force théorique permanent. Il faut pourtant bien reconnaître qu’un tel travestissement de l’histoire des XIXe et XXe siècles – ainsi l’oblitération opportune de l’histoire de la France de Vichy- ne saurait se faire sans la complaisance de l’homo academicus contemporain.
[12] Foucault cite (p.100) la forte expression Termitenstaat « Etat de termites », utilisée dès 1944 par la figure fondatrice de l’ordolibéralisme allemand Wilhelm Röpke à propos du « péril collectiviste » : « cet Etat de termites que nous voyons surgir ne détruit pas seulement toutes les valeurs et les conquêtes du progrès qui, après une évolution de trois millénaires, constituent ce que nous appelons avec fierté la civilisation occidentale », mais surtout « il enlève à la vie de l’individu son véritable sens qui réside uniquement dans la liberté ». Dans cet ouvrage fondateur intitulé Civitas Humana (1944), Röpke milite pour un humanisme économique renouvelé.
[13] Idem, p. 149. De même un peu avant dans l’ouvrage (p. 79), Foucault parle de phobie d’Etat : « l’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples. C’est pourquoi cette angoisse d’Etat, cette phobie d’Etat, qui me paraît un des traits caractéristiques de thématiques courantes à notre époque, je propose de l’analyser ». L’auteur de Surveiller et punir propose d’y voir des sources diverses : « l’expérience soviétique dès les années 1920, l’expérience allemande du nazisme, la planification anglaise d’après-guerre ». Phobie d’Etat partagée largement, depuis les « professeurs d’économie politique inspirés du néomarginalisme autrichien jusqu’aux exilés politiques qui, depuis les années 1920, 1925, ont joué certainement dans la formation de la conscience politique du monde contemporain un rôle considérable et qui n’a peut-être jamais été étudié de bien près ». On pense au rôle joué par Soljenitsyne.
[14] Concernant les tourments théoriques d’une certaine sociologique critique française, voir Nicolas Duvoux, Le pouvoir est de plus en plus savant. Entretien avec Luc Boltanski, La vie des idées, 4 janvier 2011. On sait combien dans le champ académique français des années 1980, le « refus du dogmatisme » va de pair avec le meurtre du père – un constat qui s’étend bien au-delà de la discipline sociologique.
[15] Diane Roman, Entre ordre public et protection de la santé, le tour de passe-passe sanitaire, revue Esprit, août 2021
[16] Précisément la politique du nudge se substituant à une politique générale de santé publique, voilà un signe qui semble éloquent du déplacement dans les mentalités politiques contemporaines. Sur le « nudge », voir la recension du livre d’Audrey Chabal qui « déconstruit l’argumentaire consistant à ne voir que des soucis individualistes là où il y a des problèmes structurels, des facteurs sociaux, environnementaux, culturels et politiques ». Justine Wild, Le nudge, nouvelle tendance de la macronie, Libération, 20 juillet 2021.
[17] Id.
[18] Didier Deleule, article « libéralisme », in Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, Presses Universitaires de France, Paris, 1997, p. 742. Ainsi pourrait s’expliquer le combat sur deux fronts de la nouvelle philosophie voltairienne contre tous les fanatismes et totalitarismes, aussi bien communiste qu’islamiste. De ce point de vue aussi, le soutien inconditionnel à la démocratie libérale israélienne, avant-poste des valeurs éclairées de l’Occident contre l’obscurantisme oriental, semble trouver une matrice philosophique. Sur l’actualité de ce type de discours, voir Benjamin Barthe et Louis Imbert, L’aide européenne à la Palestine prise en otage par un commissaire hongrois de Bruxelles, Le Monde, 2 mai 2022.
[19] On sait toute la critique mordante que fera Marx de l’idéologie républicaine de dévouement à la chose publique plaquée en contradiction flagrante avec le règne apolitique des intérêts égoïstes qui est celui de notre modernité libérale : « Être obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l’homme, la société bourgeoise moderne, la société de l’industrie, de la concurrence universelle, des intérêts privés qui poursuivent librement leurs fins, ce régime de l’anarchie, de l’individualisme naturel et spirituel devenu étranger à lui-même ; vouloir en même temps annuler pour tel ou tel individu particulier les manifestations vitales de cette société tout en prétendant façonner à l’antique la tête politique de cette société : quelle colossale illusion ! ». Marx et Engels, La Sainte Famille, Editions sociales, Paris, 1972, p. 148. Il s’agit d’un passage célèbre intitulé Bataille critique contre la Révolution française.
[20] Principe et but de la société
[21] On peut noter ici comment finalement le passage de l’état de nature à l’état civil paraît par bien des aspects écraser le second sur le premier, les intérêts et penchants naturels de l’individu primant dans tous les cas. Ce primat de la nature, dont les potentialités conservatrices n’ont pas besoin d’être soulignées ici, semble symptomatique du discours libéral. On sait comment Marx notait que le struggle for life darwinien, chef d’œuvre théorique de l’Angleterre victorienne, rabattait les rapports humains, donc sociaux, sur l’animalité.
[22] Rédigées à la fin de la vie de Platon, dans les années 340 avant J.-C.
[23] Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction in Platon, Les Lois, Livres I à VI, GF Flammarion, Paris, 2006, p. 25-26. Pour les auteurs, c’est « à tel point que l’on devrait dire du régime politique de la future colonie [la cité philosophique envisagée par Platon] qu’il est une « noocratie », un régime où le pouvoir (krátos) revient à l’intellect (noûs) »
[24] Ainsi : « Citoyens, j’ai pour vous la considération et l’affection les plus grandes, mais j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous ; jusqu’à mon dernier souffle et tant que je serai capable, je continuerai de philosopher, c’est-à-dire de vous adresser des recommandations et de faire la leçon à celui d’entre vous que, en toute occasion, je rencontrerai, en lui tenant les propos que j’ai coutume de tenir : « Ô le meilleur des hommes, toi qui est Athénien, un citoyen de la cité la plus importante et la plus renommée dans les domaines de la sagesse et de la puissance, n’as-tu pas honte de te soucier de la façon d’augmenter le plus possible richesses, réputation et honneurs, alors que tu n’as aucun souci de la pensée, de la vérité et de l’amélioration de ton âme, et que tu n’y songes même pas ? ». Platon, Apologie de Socrate, Flammarion, Paris, 1997, p. 108.
[25] Arlette Michel, A propos du pessimisme balzacien : nature et société. In : Romantisme, 1980, n°30, p. 14.
[26] On trouve des réflexions très proches chez Montesquieu, pour qui « les républiques finissent par le luxe », corrompues par ce dernier. L’auteur de l’Esprit des lois y analyse magistralement les mécanismes du parisianisme : « le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale ». En effet, « plus il y a d’hommes ensembles, plus ils sont vains, et sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses. S’ils sont en si grand nombre, que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne ». Ainsi, dans une grande ville « on s’habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on n’est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit faible, presque aussi grand que celui de l’accomplissement de ses désirs ». Montesquieu, De l’esprit des lois I, Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 226. Une brillante illustration de ces mécanismes est fournie par Vittorio De Sica dans sa comédie dramatique Il Boom.
[27] Arlette Michel, A propos du pessimisme balzacien : nature et société. In : Romantisme, 1980, n°30, p. 16-17. On pense au vénéneux personnage d’Assurance sur la mort, de Billy Wilder.
[28] La Constituante de 1789 est la première assemblée élue du système représentatif démocratique français. Sa devise était : la loi et le roi.
[29] Michel Lichtlé, Balzac et la notion de gouvernement moderne. Essai sur la formation de la pensée politique de Balzac jusqu’en 1832. In : L’Année balzacienne, 2007, n°8, p.333-334. De cette analyse, Balzac conclut en toute logique que « l’élection, la participation au pouvoir ne doit jamais descendre aux mains inexpérimentées des individus de cette masse ». On sait qu’il s’agit là d’un lieu commun de la pensée libérale et conservatrice du premier XIXe siècle, de Benjamin Constant à Adolphe Thiers, qui mettra la chose en œuvre avec une résolution virile par la loi de mai 1850, ouvrant ainsi une voie royale au futur Napoléon III. Pour le grand homme politique du libéralisme français du XIXe siècle il s’agissait pendant la révolution de 1848 de défendre la propriété et les libertés individuelles contre le « communisme des ouvriers qui rendra, si on ne le contient, toute industrie, tout commerces impossibles et ruinera le pays de fond en comble ». Voir la lettre d’Adolphe Thiers publiée dans les archives du Monde, Thiers et la révolution de 1848, Le Monde, 4 mars 1948.
[30] Fernand Rude, Les révoltes des canuts (1831-1834), La Découverte, Paris, 2007, p. 70. L’intellectuel orléaniste conclut : « On peut fort bien aimer mieux un président électif qu’un roi, mais ne pas vouloir cependant que la société soit mise sens dessus dessous et que la queue prenne la place de la tête. La démocratie prolétaire et la république sont deux choses fort différentes », avant d’appeler des républicains et monarchistes de la « classe moyenne » au « maintien de la société ». On sait par ailleurs que la très libérale monarchie de Juillet s’est bien gardée de mettre fin à l’institution de l’esclavage : c’est que l’articulation des valeurs de liberté et de propriété n’est pas sans poser de problèmes dans le discours libéral.
[31] Marx et Engels notaient de leur côté la pratique du libre-échange des femmes en milieu bourgeois : « nos bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles de leurs prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement ». Marx et Engels, Le Manifeste du Parti communiste, Editions Fernand Nathan, Paris, 1981, p. 51. Voir sur l’actualité de ce sujet Iban Rais, Humiliations sexuelles, homophobie, sexisme : voyage au sein des grandes écoles de commerce françaises, Mediapart, 6 janvier 2020. Là aussi la liberté du commerce semble imprimer sa marque.
[32] Michel Lichtlé, Balzac et l’Etat. In : L’Année balzacienne, 2014, n°15, p. 22-24.
[33] Id., p. 25. Sur la question des rapports entre la classe politique contemporaine et l’argent, voir Cécile Ducourtieux, Boris Johnson débordé par le scandale du lobbying, Le Monde, 10 novembre 2021.
[34] On pense au personnage du rhétoricien Polos dans le Gorgias de Platon : « l’idéal de vie de Polos se laisserait définir comme la volonté d’être tout-puissant parmi les hommes, d’avoir du succès et de l’influence – cela, au fond, à n’importe quel prix -, mais à condition de garder une certaine respectabilité et la réputation d’un homme de bien. Aussi la valeur fondamentale pour Polos est-elle l’apparence de moralité, même si cette moralité de façade excuse la plus terrible injustice ». En effet, « le plus grand mal qu’on puisse subir est d’être pris en flagrant délit d’action criminelle et d’être puni pour son crime – il faut donc que la situation dans laquelle on a commis une injustice puisse garantir une totale impunité ». Bref, « le Polos du Gorgias est donc le représentant d’une forme d’hypocrisie sociale contre laquelle Socrate s’est battu avec la plus grande énergie ». Introduction de Monique Canto in Platon, Gorgias, Flammarion, Paris, 1987, p. 37. Voir sur cette question, Gildas Renou, Bernard Tapie, un héros de notre temps selon Macron, Libération, 7 octobre 2021.
[35] On pense aux développements fondateurs de Rousseau critique de la société française du XVIIIe siècle à partir de l’opposition entre « l’homme sauvage et l’homme civilisé ». Ainsi le « citoyen toujours actif sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations toujours plus laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à vivre pour se mettre en état d’immortalité. Il fait sa cour aux grands qu’il hait et aux riches qu’il méprise ; il n’épargne rien pour obtenir l’honneur de les servir ; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de le partager ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, Paris, 1992, p. 255-256.
[36] Michel Tournier, Le Rouge et le Noir, roman de confrontation in Le vol du vampire. Notes de lecture, Mercure de France, Paris, 1981, p.136-143.
[37] Marx et Engels, La Sainte Famille, Editions sociales, Paris, 1972, p. 146-147.
[38] Bertrand Tavernier a livré avec son film L’appât un tableau saisissant de l’égoïsme divinisé qui constitue la trame de la société néolibérale contemporaine, à travers l’itinéraire tragique de jeunes qui sont « comme des éponges » de la société de leur époque.
[39] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Editions Fernand Nathan, Paris, 1981, p. 35.
[40] « Partout où [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser substituer entre l’homme et l’homme d’autre lien que le froid intérêt, que les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce ». Bref, « en un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale et éhontée ». Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, p. 37.
[41] Voir Le Capital, livre I, chap. 15 : « L’industrie moderne ne considère jamais et ne traite jamais comme définitif le mode actuel d’un procédé. Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice ». On trouve là exprimé en quelques lignes une vérité essentielle qui trouve son pendant politique dans l’opposition historique de l’extrême droite conservatrice à la fois au libéralisme et au communisme, à la bourgeoisie moderne comme à la classe ouvrière, au nom du peuple, de la Nation… mais aussi du petit producteur libre et indépendant. De ce point de vue on sait combien le proudhonisme se trouve placé dans un entre-deux délicat. Sur l’importance des classes moyennes dans l’essor du fascisme italien, voir Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, Paris, 2004.
[42] Karl Marx, Le Capital, Livre I sections I à IV, Flammarion, Paris, 1985, p. 402. On sait combien le travail des enfants a fleuri dans la période la plus libérale du capitalisme en France, celle de la première moitié du XIXe siècle. Sur l’actualité de cette question, voir Damien Roustel, Bolsonaro vante le travail des enfants, L’Humanité, 8 juillet 2019.
[43] Hannah Arendt ironisait sur la conception positiviste de l’objectivité dans l’école historique allemande du XIXe siècle, qui signifiait « le refus d’interférer aussi bien que le refus de juger », en parlant d’ « objectivité d’eunuque ». Hannah Arendt, Le concept d’histoire, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p. 68. On sait par ailleurs que la neutralité axiologique d’un Max Weber n’a pas empêché ce dernier de manifester un soutien ferme au nationalisme expansionniste allemand de la grande époque, voire au pangermanisme. Sur ce sujet, voir Raymond Aron, Max Weber et la politique de puissance, in Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, 1967.
[44] Karl Marx, Le Capital, Livre I, sections I à IV, Préface de Louis Althusser, Flammarion, Paris, 1985, p. 77 et 78.
[45] Id., p. 370.
[46] Id., p. 377.
[47] Id. p. 378.
[48] Id, p. 378
[49] Benjamin Constant est probablement le héraut classique de cette bourgeoisie libérale qui annonce si bien la formule de Marx : « Accumulez, accumulez, c’est la loi des prophètes ! ».
[50] Pour Lacan, le discours capitaliste est le substitut du discours du maître.
[51] Sur l’extrême droitisation du champ politique et idéologique français depuis une quarantaine d’années, voir Mohamed Kacimi, Le 24 avril 2022 ne marque pas la victoire de Macron, mais scelle la mort d’une certaine idée de la République, Le Monde, 2 mai 2022. L’auteur évoque de manière intéressante le début du processus, qui coïncide comme on le sait avec la conversion de la social-démocratie française aux vertus de la démocratie de marché européenne et son émancipation de l’archéoradicalisme marxiste de ses origines.
[52] Pour une reprise plus discrète des thématiques de Benjamin Constant, voir Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Histoire intellectuelle du suffrage universel en France, une des œuvres maîtresses de la pensée de la « deuxième gauche », convertie aux vertus de l’économie de marché et de la liberté des Modernes. Il est notable que cet auteur puisse s’étonner du caractère « hybride » du pouvoir actuel, à la fois libéral, conservateur et autoritaire - comme si ces termes étaient contradictoires. Mais il est vrai que progresser vers une compréhension plus réelle de l’actualité politique nécessite de dépasser un certain nombre de lieux communs en délire du discours politique contemporain.
[53] Cette liberté négative semble recouper un peu près ce que l’on désigne aux Etats-Unis par l’expression « not in my backyard ». En France on dirait aujourd’hui « je fais ce que je veux », ou bien, de manière plus virulente, « je n’en ai rien à f….. », « je m’en bats les c…… » et autres expressions fleuries qui font florès.
[54] Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Gallimard, Paris, 2010, p. 713-714. Sur ce point notre interprétation diverge d’avec Serge Halimi, qui ne voit « ni consistance théorique ni épaisseur historique » dans ces « attelages » formés par le pouvoir libéral-conservateur actuel entre « social-démocratie et droite orléaniste, écologie européenne et droite bonapartiste ». Il semble bien qu’au contraire toute l’histoire idéologique de ces dernières décennies est structurée par cette copulation logique entre la « deuxième gauche » et la deuxième droite, celle des nouveaux réactionnaires – sur fond d’anticommunisme. La synthèse actuelle n’a donc rien de fortuit ni de purement artificiel, ce qui n’exclut pas le cynisme, loin de là. Serge Halimi, Le triomphe du cynisme, Le Monde diplomatique, mai 2022.
[55] Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Gallimard, Paris, 2010, p. 770.