Sur la crise actuelle du libéralisme
Introduction :
La réélection de Donal Trump à la présidence des Etats-Unis est de toute évidence un événement qui représente un moment d’une grande importance dans notre histoire contemporaine, bien au-delà des Etats-Unis. Pourtant on peut dire sans exagération que cette irruption sans précédent provoque une espèce d’effarement paradoxal. En effet, il semble être perçu la plupart du temps comme un séisme inattendu, une sorte d’absurdité frappant le cours censément assuré de la démocratie libérale – quand on n’insiste pas avec quelque complaisance sur le caractère bouffon du personnage pour le traiter en simple intrus de l’histoire démocratique. De ce point de vue-là il est frappant de lire un premier compte-rendu journalistique de l’historiographie politique états-unienne libérale[1]. L’auteur note que les historiens américains, marqués par le désastre démocratique actuel, commencent à critiquer « un mythe tenace » qui a largement structuré l’historiographie états-unienne, celui « du liberal consensus, voire de l’American consensus », selon lequel le libéralisme politique – au sens progressiste du terme, y compris en termes d’intervention d’un Etat social [2] - serait devenu hégémonique aux Etats-Unis depuis 1945 : ainsi « le rejet des régimes totalitaires aurait agi tel un ciment pour lier l’ensemble des Etats-Unis, à l’exception de certains courants minoritaires et dont les opinions relèvent de la pathologie ». Mythe promu notamment par la figure célèbre de l’historien et politiste américain Richard Hofstadter pour qui le « libéralisme politique » conçu de manière excessivement ductile comme un synonyme de progressisme selon le schème de pensée états-unien, aurait exercé une hégémonie si grande que seuls des « pseudo-conservateurs » aux pulsions complotistes continuent de le rejeter. Nous aurions donc ici deux piliers du discours libéral qui structurent à leur insu nombre de travaux intellectuels : l’idée de la démocratie comme consensus qui exclurait le conflit, et celle d’un consensus basé sur un rejet du totalitarisme comme fondement suffisant pour définir une politique progressiste. Il est donc difficile pour le lecteur d’éviter l’impression d’une méconnaissance de leur propre histoire politique par des chercheurs libéraux pour le moins prisonniers d’une compréhension complaisante de leur société [3]. En France, bien sûr les choses sont différentes et le regard est par définition plus éloigné, d’autant plus que la tradition américaniste française comprend des figures critiques importantes[4]. Pourtant là aussi c’est plutôt un silence gêné qui domine : on pourrait même dire un silence théorique assourdissant dans la tradition libérale. On ne peut que penser aux réflexions sceptiques de l’anthropologue Louis Dumont qui remarquait déjà la fin des années 1970 qu’au « niveau des disciplines savantes, on a en général l’impression que l’homme moderne, renfermé sur lui-même et peut-être trompé par le sentiment de sa supériorité, a quelque difficulté à saisir ses propres problèmes ». Et Dumont d’ajouter une remarque qui nous semble être d’un grand prix : plus généralement, « la théorie politique persiste à s’identifier avec une théorie du « pouvoir », c’est-à-dire à prendre un problème mineur pour le problème fondamental, lequel se trouve dans la relation entre le « pouvoir » et les valeurs ou l’idéologie »[5]. C’est dans cette optique d’une analyse centrée sur l’idéologie que nous aimerions ici explorer un tant soit peu la relation entre la crise de la démocratie libérale et la logique même de la pensée libérale.
L’étrange défaite de la démocratie libérale états-unienne
Il y a sans aucun doute de bonnes raison à cette méconnaissance du discours libéral sur les sociétés contemporaines, à commencer par la société états-unienne. On sait en effet combien l’Amérique a été célébrée par la pensée libérale et conservatrice française comme la terre d’avènement de la liberté et de la démocratie, mais aussi, dans le cadre de la guerre froide, comme l’anti-URSS. De ce fait, Tocqueville a logiquement été promu au rang d’anti-Marx. Ce travail a avant tout été le fait du grand intellectuel de la pensée libérale et conservatrice d’après-guerre, à savoir Raymond Aron. Dans son ouvrage intitulé Les étapes de la pensée sociologique, publié en 1967, il consacre un long chapitre à Alexis de Tocqueville, promu parmi les grands fondateurs de la sociologie moderne, en mettant en avant notamment la singularité de l’œuvre de Tocqueville, à savoir la primauté donnée au phénomène démocratique, et non pas comme chez Marx au fait capitaliste. C’est ainsi que se glisse un primat qui est structurant pour ce courant de pensée, à savoir le primat de l’analyse politique sur une analyse du système capitaliste[6]. Pour Tocqueville lu par Aron, la démocratie est avant tout l’égalité des conditions, ce qui signifie « l’égalité sociale » comprise au sens d’absence d’aristocratie héréditaire et d’ouverture de toutes les professions à tous [7]. Or, l’égalité sociale ne signifie sûrement pas l’égalité économique, une impossibilité de principe pour Tocqueville. Ainsi on aboutit à un système théorique où l’égalité sociale signifie à peu près la fin de la société d’Ancien Régime (et il est vrai que les Etats-Unis des années 1830 étaient remarquables du fait de l’absence d’aristocratie), l’égalité devant les lois, tout en gommant par principe toute influence polarisante du capitalisme sur la société. Il est donc difficile de ne pas voir ici un escamotage de la réalité capitaliste dans l’analyse d’Aron ; Aron dit lui-même que Tocqueville s’intéressait peu aux phénomènes économiques et sociaux de son époque – et que de toute façon l’Amérique de Tocqueville reste une Amérique rurale largement préindustrielle. De cette manière l’Amérique serait le pays classique de la société bourgeoise de l’avenir, un pays ouvert à la mobilité sociale, sans ombre portée de l’aristocratie, bref la patrie par excellence de la démocratie, de la liberté, et de l’égalité. Or, précisément, ce qui semble flagrant dans le drame américain contemporain, c’est le trop-plein de capitalisme et d’économie de marché, un mécanisme déjà entrevu par Marx qui parlait de la force dissolvante du marché sur les sociétés humaines.
De la même manière un auteur aussi décisif que François Furet pouvait célébrer la démocratie en Amérique en même temps que la supériorité du système conceptuel de Tocqueville sur celui de Marx en concluant sur un ton de triomphe que Tocqueville « a un double avantage sur Marx ». Il se situe de plain-pied « avec l’histoire d’une promesse ouverte pour l’Europe par la Révolution française, et dont l’Amérique lui montre les traits : et il cherche à en comprendre non pas les causes, mais les conséquences. Ce faisant, il fait un pari qu’il a gagné : à savoir, que l’univers de l’égalité et les comportements qu’il induit sont des phénomènes durables, irréversibles, déterminants pour l’avenir. C’est dans cette mesure qu’il analyse déjà le monde où nous vivons toujours »[8]. L’Amérique libérale comme univers de l’égalité, il y aurait évidemment beaucoup à redire à l’ère de la domination de la société et de la démocratie américaine par une oligarchie techno réactionnaire et une démagogie raciste et autoritaire. Le plus frappant dans cette méprise libérale est peut-être précisément cette croyance dans l’égalité et l’émancipation de l’individu par la société de marché, selon la juste expression de Pierre Rosanvallon[9]. Que les mécanismes de la société de marché tels que promus par Adam Smith et mis en œuvre de manière paradigmatique dans l’utopie capitaliste qu’est les Etats-Unis se retournent en une dystopie inégalitaire et inhumaine, voici précisément ce qui peut donner à réfléchir pour comprendre notre actualité.
Mais il y a plus : la citation de Furet montre ce qui est sans doute au cœur du discours libéral, à savoir une téléologie de l’égalité et de la démocratie, volant de succès en succès. Déjà Raymond Aron vantait la lucidité supposée de Tocqueville sur le thème d’une Amérique égalitaire, sans aristocratie, fût-elle une oligarchie capitaliste : ainsi Tocqueville s’efforcerait de « montrer que l’activité industrielle et commerciale ne reconstitue pas une aristocratie de type traditionnel. L’inégalité des fortunes qui est impliquée par l’activité commerciale et industrielle ne lui paraît pas contradictoire avec la tendance égalitaire des sociétés modernes ». Et ce pour deux raisons : d’une part, « la fortune commerciale, industrielle et mobilière, est mobile, si l’on peut dire. Elle ne se cristallise pas dans des familles qui conservent leur situation privilégiée à travers les générations »[10]. D’autre part, « entre le chef de l’industrie et ses ouvriers ne se créent pas les liens de solidarité hiérarchique qui existaient dans le passé entre le seigneur et ses paysans ou fermiers. Le seul fondement historique d’une véritable aristocratie, c’est la propriété du sol et l’activité militaire ». On notera donc l’idée libérale, pour le moins naïve, qui place la démocratie libérale du côté non seulement de l’égalité, mais d’une modernité à la fois industrielle et pacifiste, comme tant de penseurs au milieu du XIXe, dont Auguste Comte. Et Raymond Aron de conclure : que dès lors, « dans la vision sociologique de Tocqueville, les inégalités de richesse, si accentuées puissent-elles être, ne sont pas contradictoires avec l’égalité fondamentale des conditions, caractéristique des sociétés modernes ». Et Aron de bien insister : « certes, dans un passage, Tocqueville indique un instant que s’il doit se reconstituer quelque jour, dans une société démocratique, une aristocratie, ce sera par l’intermédiaire des chefs d’industrie ». Mais c’est pour mieux balayer d’un revers de main cette possibilité : « Mais, dans l’ensemble, il ne croit pas que l’industrie moderne suscite une aristocratie. Il pense plutôt que les inégalités de richesses tendront à s’atténuer au fur et à mesure que les sociétés modernes deviendront plus démocratiques, et il croit surtout que ces fortunes industrielles et commerçantes sont trop précaires pour être à l’origine d’une structure hiérarchique durable ». En d’autres termes, « contre la vision catastrophiste et apocalyptique du développement du capitalisme propre à la pensée de Marx, Tocqueville faisait, dès 1835, la théorie mi-enthousiaste, mi-résignée, plutôt résignée qu’enthousiaste, du welfare state ou encore de l’embourgeoisement généralisé »[11]. Aron condamne donc sans appel la critique anticapitaliste de Marx pour mieux professer un optimisme tocquevillien de bon aloi, à savoir « une vision apaisée d’une société où chacun possède quelque chose et où tous ou presque sont intéressés à la conservation de l’ordre social »[12]. Cette conception d’une société libérale stabilisée et consensuelle héritée de Tocqueville nous semble bien avoir été décrite par Pierre Rosanvallon quand il pointait le discours d’une bourgeoisie libérale installée qui cherche à reprendre à son compte l’idée d’une extinction de la politique et des conflits. Dans ce type de conception, la démocratie est conçue comme un état social, déjà réalisé au moins pour l’essentiel, et non pas comme un mouvement de lutte pour les droits du plus grand nombre. Ainsi dans cette optique on oppose, hier comme aujourd’hui, la démocratie institutionnelle au chaos[13]. La droite libérale et conservatrice reprendra donc à son compte cette conception tocquevillienne – aussi bien qu’aronienne- de la démocratie comme état social et juridique pour mieux l’opposer aux revendications d’extensions des droits démocratiques au-delà de la seule sphère juridique. Il ne s’agirait donc de ne pas toucher au libéralisme au sens le plus classique, c’est-à-dire économique, du terme, celui-là même que Louis Dumont qualifiait comme « essentiellement la doctrine du rôle sacro-saint du marché et de ses concomitants », doctrine qui repose pourtant sur une innovation sans précédent dans l’histoire des sociétés humaines : la séparation radicale des aspects économiques du tissu social et leur construction non seulement en domaine autonome, mais dominant de haut le reste de la société [14]. Et Rosanvallon de noter que ces conceptions à la fois libérales et conservatrices étaient reprises et développées dans les années 1930 par un économiste aussi influent que Ludwig von Mises qui en cela préfigurera l’Ecole de Chicago de Friedrich Hayek à Milton Friedman. Pour Mises, la démocratie avait pour fonction avant tout d’établir une sorte de paix sociale à même d’éviter tous les bouleversements violents ; de sorte dans cette optique « la démocratie n’est pas seulement non révolutionnaire, mais elle a précisément pour fonction d’écarter la Révolution ». Nous voilà donc revenus à l’auteur séminal qu’est Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique, avec le chapitre intitulé « Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares »[15].
La société et la force dissolvante des marchés
Toutefois, il faut noter chez Aron une réserve finale, qui nous intéresse directement ici, et qui n’a peut-être pas été suffisamment relevée par ses disciples. Il note en effet que si la vision de Tocqueville lui semble le mieux correspondre à l’Europe des années 1960, il lui paraît indiscutable que c’est bien celle de Marx qui était la plus juste pour les années 1930, et qu’ainsi reste ouverte la question de savoir laquelle des deux visions sera la plus juste pour les sociétés occidentales de l’avenir. C’est, bien sûr, toute la question. On pourrait précisément soutenir que le désastre actuel est bien le fruit des remises en cause virulentes du Welfare State américain tel qu’il a été construit, avec toutes ses limites. C’est précisément le fondamentalisme de marché du néolibéralisme américain, celui que l’on place en général sous le signe de l’Ecole de Chicago (Milton Friedman et Gary Becker, dans la lignée de Friedrich Hayek) qui a dominé la vie politique américaine depuis le reaganisme triomphant des années 1980, et dont le pouvoir actuel semble le prolongement direct, ainsi dans le triomphe actuel de la cupidité. Ce courant s’est développé en réaction à ce qui est perçu, dans la droite ligne de la tradition libérale, comme un excès de gouvernement que représentent à leurs yeux la politique du New Deal rooseveltien puis la Great society des années 1960 sous l’égide de Kennedy et Jonhson, depuis la planification de l’économie de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale et les grands programmes économiques et sociaux des administrations démocrates des années 1960. La critique faite au nom du libéralisme économique agite la menace de l’interventionnisme économique, d’une centralisation politique insoutenable depuis la capitale fédérale au détriment des Etats fédérés[16], d’un niveau insoutenable et spoliateur des impôts, de l’inflation des appareils gouvernementaux, de la suradministration et finalement de la bureaucratisation synonyme de dépossession politique pour le peuple américain par un pouvoir jugé illégitime. Ainsi l’antiétatisme libéral traditionnel a-t-il pu se retourner en une opposition de principe aux conditions nécessaires à une vie démocratique moderne, soit par la démagogie fiscale inhérente à l’opposition chère à Adam Smith entre la société civile productrice et l’Etat dispensateur, soit par le darwinisme social hostile à tout programme social venant en aide aux plus démunis au détriment de la fortune des oligarques, soit encore, plus radicalement, par l’apologie de l’Etat-entreprise, devant être dirigé de manière monarchique par un businessman auréolé d’un halo charismatique[17]. Ainsi se trouverait réalisée la dystopie fondatrice du libéralisme, à savoir l’extinction du politique dans l’économique [18]. Ce qui nous semble en effet avoir caractérisé la société américaine de ces dernières décennies c’est cette extension indéfinie de la rationalité (ou de l’irrationalité, pour mieux dire) de marché bien au-delà de la simple régulation des prix par le marché souverain. Selon l’analyse pertinente de Michel Foucault [19] on a vu l’extension des schèmes d’analyse et surtout les habitus de marché coloniser la vie sociale, notamment dans le domaine de la santé, de la politique pénale, mais aussi dans le domaine de l’enseignement supérieur, de l’information et des nouvelles technologies – avec tous les effets désastreux que l’on sait. On aboutit donc à une situation où le fondamentalisme de marché états-unien nous ramène par bien des aspects au climat intellectuel et idéologique des années 1930.
Finalement, il nous semble que la critique faite par Karl Polanyi pendant la Seconde Guerre mondiale du caractère délétère du libéralisme classique mérite d’être citée de nouveau. Ce dernier critiquait sévèrement l’opposition de principe des libéraux de son époque à toute réglementation de l’économie, et ainsi à toute réforme économique et sociale progressiste. Dans la conclusion de la Grande transformation, il constate que pour le tenant du libéralisme économique, « l’idée de liberté dégénère ainsi en un pur et simple plaidoyer pour la libre entreprise – laquelle est aujourd’hui réduite à l’état de fiction par la dure réalité des trusts géants et du pouvoir princier des monopoles ». Or, cette conception de la liberté dévoyée dans l’économisme de marché signifie dans les faits la « plénitude de la liberté pour ceux dont le revenu, les loisirs et la sécurité n’ont pas besoin d’être améliorés » et inversement « une portion congrue de la liberté pour le peuple », qui ne peut faire valoir de manière effective « ses droits démocratiques pour se protéger contre le pouvoir des possédants ». Pire, nulle part les tenants du libéralisme économique n’ont vraiment réussi à rétablir la libre entreprise, « condamnée à l’échec pour des raisons intrinsèques », à savoir le processus de concentration du capital. De ce fait, l’action du libéralisme économique mène inévitablement à la domination du big business sur les sociétés libérales et capitalistes. De plus, par un retournement fatal, « la planification, la réglementation, le dirigisme qu’ils voulaient voir bannis comme des dangers pour la liberté » ont été utilisés par les ennemis jurés de la liberté démocratique, à savoir les mouvements fascistes, pour abolir totalement la valeur de liberté dans les sociétés européennes. C’est ainsi que « l’obstruction faite par les libéraux à toutes réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme ». Ce constat implacable nous semble d’une pleine actualité concernant le niveau socio-économique de nos sociétés contemporaines. Mais il y a un autre niveau, plus abstrait, dans l’argumentation de Polanyi, à savoir celui, philosophique, de la signification de la liberté. On sait que c’est ce niveau anthropologique qui a inspiré l’analyse féconde de Louis Dumont. Pour Polanyi, la conception libérale classique de la liberté a été dévoyée par sa tendance intrinsèque à l’économisme, c’est-à-dire au raisonnement qui revient à écraser, ou nier la réalité sociale pour la calquer sur le marché. Ce type d’idéal amène à promouvoir la valeur de la liberté marchande comme absolue, et à nier le pouvoir d’Etat démocratique en tant que réalité politique distincte : « l’économie libérale a imprimé une fausse direction à nos idéaux. Elle a paru s’approcher de la réalisation d’espérances intrinsèquement utopiques. Aucune société n’est possible, dont le pouvoir et la contrainte soient absents, ni un monde où la force n’ait pas de fonction. On se faisait des illusions en imaginant une société formée uniquement par le vouloir de l’homme. C’était pourtant ce que donnait une conception de la société fondée sur le marché, qui tenait pour équivalentes l’économie et les relations contractuelles, et les relations contractuelles et la liberté. Ainsi était encouragée l’illusion radicale qu’il n’y a rien dans la société humaine qui ne provienne de la volition d’individus, et qui ne pourrait donc être retirée de nouveau par leur volition » [20].
Conclusion : la leçon de Polanyi
Le discours libéral mène donc à une conception atomistique radicale de la société conçue comme fondée uniquement sur la réalité d’individus libres, en niant le niveau de l’Etat, comme celui de la société comme réalité objective : « le pouvoir de l’Etat n’entrait pas en ligne de compte, puisque le mécanisme du marché devait fonctionner d’autant plus souplement que ce pouvoir était faible ». Autrement dit, on trouve déjà chez Polanyi la critique du thème de l’utopie libérale d’une société de marché libérée de l’Etat. C’est pourquoi pour Polanyi, inversement, « débarrassés de l’utopie du marché, nous voici face à face avec la réalité de la société »[21]. Louis Dumont dans sa très riche préface à la Grande transformation, ne dit pas autre chose : « la preuve est faite d’une part que la liberté doit demeurer suprême, ou disparaître, d’autre part qu’à suivre ses seules injonctions jusqu’au bout partout on parvient à l’absurde ou à l’intolérable – comme dans le libéralisme économique. Outre que la Loi doit demeurer suprême, il résulte de là que la liberté peut et doit être contredite à des niveaux subordonnés aussi bien dans la Loi que dans la conscience des citoyens »[22]. En somme, si l’on devait résumer en une formule lapidaire la leçon de Polanyi, il nous semble que cela pourrait être l’idée qu’un excès de liberté économique, mais aussi d’individualisme mène à une réaction politique hautement dangereuse, qui est celle de l’autoritarisme négateur des libertés démocratiques. On aurait ainsi une leçon aussi claire que pénétrante pour comprendre un mécanisme fondamental de la crise actuelle du libéralisme, une sorte de formule algébrique de notre actualité. Il saute finalement aux yeux qu’une telle analyse est aux antipodes des présupposés même de l’idéologie libérale. Ainsi nous sommes amenés à revenir à notre point de départ, à savoir la lecture aronienne de Tocqueville. Et il est en effet bien vrai que Tocqueville semblait voir dans l’égalité la caractéristique la plus fondamentale des sociétés démocratiques modernes, et même la passion la plus ardente, une « passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C’est comme le grand fleuve vers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir ». De même, le « fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de l’égalité […] l’égalité forme le caractère distinctif de l’époque où ils vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu’ils la préfèrent à tout le reste ». Finalement, les peuples démocratiques auraient « pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible » [23]. D’où pour la tradition libérale l’urgence à sauvegarder la liberté, si facilement délaissée pour l’égalitarisme. Il n’est pas besoin d’insister sur ce que de telles analyses ont de fondamentalement contradictoire avec l’expérience quotidienne de nos sociétés contemporaines, où domine bien au contraire la passion de la distinction, au sens bourdieusien du terme, pour ne pas dire l’éloge de l’inégalité et la survie du plus apte. On pourrait même parler de société du mépris généralisé qu’est la société de l’élitisme néolibéral, mépris généralisé qui a comme corollaire le ressentiment des masses. Ainsi la liberté au sens libéral signifie-t-elle bien plutôt la ségrégation sociale et l’entre-soi, comme le sens étymologique du terme de liberté le montre suffisamment [24]. Autrement dit penser de manière rigoureuse aujourd’hui, cela commencerait par ne pas plaquer sur nos sociétés néo-libérales des analyses tocquevilliennes reflétant l’expérience de la Révolution française et de ses soubresauts au début du XIXe siècle, et donc à historiciser Tocqueville – un auteur dont les analyses sont par ailleurs passibles d’interprétations bien moins apologétiques. C’est sans doute alors en prenant quelques distances d’avec ce sens commun libéral que l’on pourra se donner les moyens de comprendre les symptômes si inquiétants de la crise du libéralisme.
[1] Marc-Olivier Bherer, Avec le phénomène Trump, une nouvelle lecture de l’histoire de la droite américaine, Le Monde, 31 mai 2025.
[2] L’oxymore est évidemment le signe d’un aveuglement de départ, puisqu’un tel Etat social est précisément exclu par définition du libéralisme classique depuis John Locke et Adam Smith.
[3] Nous utilisons ici le terme libéral au sens français du terme plus qu’américain, ce qui laisse naturellement de côté les chercheurs les plus critiques, parmi lesquels David Harvey et Mike Davis, ou plus récemment Thomas Frank, Naomi Oreskes et Erik Conway. Pour ces derniers, voir le travail éclairant Le Grand mythe. Comment les industriels nous ont appris à détester l’Etat et à vénérer le libre marché, Editions les liens qui libèrent, Paris, 2024.
[4] On pense bien sûr à Loïc Wacquant, mais aussi aux travaux incisifs et pleins d’intérêt d’une américaniste comme Sylvie Laurent. Voir son dernier ouvrage La Contre-révolution californienne, Editions du Seuil, Paris, 2025.
[5] Louis Dumont, Homo aequalis I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Editions Gallimard, Paris, 1985, p. 19.
[6] C’est ce primat, à vrai dire sous une forme écrasante que Raymond Aron lui-même ne pratiquait pas, qui marque par bien des aspects le débat intellectuel dominant aujourd’hui. Un des signes nous semble en être l’acception unilatérale et mutilée du terme libéralisme, presque toujours compris en bonne part, pour signifier une démocratie libérale. Tout se passe comme si le niveau politique occultait complètement l’infrastructure socioéconomique. Nous voici revenus à une sorte de juridisme étroit, où la défense de la démocratie semble se résumer à la défense de l’Etat de droit. Le lien entre cette tendance et l’effacement intellectuel du marxisme est évident.
[7] Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, 1967, p. 225.
[8] François Furet, Le système conceptuel de la « Démocratie en Amérique », in L’atelier de l’histoire, Flammarion, Paris, 1982, p. 254.
[9] Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Editions du Seuil, Paris, 1999.
[10] Il n’est pas utile d’insister ici sur tout ce que ces analyses contredisent de ce qu’on appelle à juste titre la « société d’héritiers » qu’est la société néo-libérale contemporaine, dont les Etats-Unis sont le type achevé.
[11] La thèse du welfare state ne se trouve bien sûr pas chez Tocqueville, autrement que sous la forme d’une critique virulente d’un Etat social qui deviendrait envahissant et déresponsabilisant. Il faut rappeler que Tocqueville était non seulement hostile à toute forme de socialisme, mais exprimait une hostilité sans nuances à la notion même de fonction publique : « ce désir universel et immodéré des fonctions publiques est un grand mal social […] il détruit, chez chaque citoyen, l’esprit d’indépendance et répand dans tout le corps de la nation une humeur vénale et servile […] il y étouffe les vertus viriles ». Pire la fonction publique est « une activité improductive et agite les pays sans le féconder ». Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, Garnier-Flammarion, Paris, 1981, p. 308. On reconnaît là le thème fondamental propre à Adam Smith du caractère improductif et parasitaire de l’administration étatique, qui aura une si longue postérité.
[12] Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, 1967, p. 229.
[13] Rosanvallon note que quand Guizot écrit De la démocratie en France en 1849, il commence par affirmer que « le chaos se cache aujourd’hui sous un mot : Démocratie ». Guizot oppose donc la menace de la démocratie désordonnée au sol stable – ou censément stable- des institutions de droit, le fameux Etat de droit, et l’égalité civile. Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, Editions du Seuil, Paris, 1999, p. 225.
[14] Louis Dumont, Homo aequalis I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Editions Gallimard, Paris, 1985, p. 15.
[15] Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique, p. 226.
[16] Il faut sans doute noter ici tout ce que la réalité de l’histoire américaine dément du thème tocquevillien de l’apologie de la démocratie fédérale américaine. On pourrait tout aussi bien soutenir que l’opposition des Etats fédérés à l’Etat fédéral central de Washington représente comme un fil rouge des mouvements les plus réactionnaires de l’histoire américaine, depuis la guerre de Sécession jusqu’au trumpisme actuel, en passant par la défense de la société ségrégationniste dans les Etats du Sud.
[17] Ici le thème libéral classique du recours à la « société civile » marchande et entrepreneuriale contre le soi-disant despotisme étatique atteint une sorte de limite.
[18] L’expression est de Pierre Rosanvallon, dans son Capitalisme utopique.
[19] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Seuil/Gallimard, Paris, 2004.
[20] Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Editions Gallimard, Paris, 1983, p. 347-348.
[21] Id, p. 349.
[22] Préface de Louis Dumont in Karl Polanyi, La Grande transformation, p. 19.
[23] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, Garnier-Flammarion, Paris, 1981, p. 120-123. Le style de Tocqueville évoque bien une sorte de terreur sacrée devant l’expérience révolutionnaire. La chose paraît si puissante chez ce dernier qu’il semble comprendre la passion égalitaire comme une passion tellurique, destructive et impérieuse ; mieux elle est hors de l’histoire et de la culture. Elle est une sorte d’invariant de la nature humaine.
[24] Voir le chapitre « L’homme libre », in Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 1 : économie, parenté, société, Les éditions de Minuit, Paris, 1969.