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Billet de blog 30 janvier 2016

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A propos de la régression idéologique actuelle

La période actuelle semble caractérisée par ce que Bernard Stiegler qualifie d'"extrême-droitisation" de la société. Il ne s'agit pas seulement à notre sens d'un mouvement strictement politique, mais d'un processus d'involution intellectuel et idéologique large, à analyser comme tel.

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A propos de la régression idéologique actuelle

                                                                                   "C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal."                                                                                               

                                                                             Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme

Il apparaît que pour comprendre la situation actuelle en France dans son ensemble par sa caractéristique essentielle il faut partir du constat du mouvement d’« extrême-droitisation » de la société, selon la juste expression de Bernard Stiegler, et en particulier de la jeunesse. Tout semble se passer comme si le climat actuel était caractérisé par cette atmosphère de restauration comme l’avait déjà si bien vu Pierre Bourdieu en 1995[1]. Ainsi le triomphe idéologique des thématiques identitaires nous semble en être le signe incontestable - malgré tout ce qu’il peut avoir là de difficilement soutenable pour une certaine conception qui voudrait que le neuf représente fatalement un progrès sur l’ancien. Comment comprendre ce mécanisme régressif ?

L’hégémonie idéologique identitaire

Le paradigme « identitaire » paraît omniprésent, jusque dans la forme d’un certain multiculturalisme qui, tout en se voulant progressiste, n’évite pas toujours de verser dans l’essentialisme communautariste. L’enjeu idéologique de la période se résumerait donc à affirmer quelque « identité » individuelle, nationale ou religieuse, en la pensant non comme un problème à distancier – et éventuellement à déconstruire - mais un modèle auquel se conformer (c’est « mon » –ou « notre »- « identité », « notre logiciel », voire « notre ADN », selon la pente si glissante de la réduction de la pensée au biologique et au mécanique). Louis Althusser nous a pourtant appris combien la thématique de l’ « identité » procède d’un mécanisme idéologique de reconnaissance/méconnaissance de soi[2].

 Mais il faut aussi sans doute compter avec le caractère nominaliste, relativiste, voire spiritualiste de notre époque intellectuelle qui refuse par principe la distinction entre science et idéologie, au risque précisément de tous les enfermements idéologiques. On aboutit ainsi insensiblement à la négation de tout universalisme possible, et celui en premier lieu le refus de la lecture des structures inapparentes aux diverses doxa, ainsi les dominations de classe et masculine[3]. Refus de même du concept de contradiction interne  qui a permis, depuis Hegel et Marx, les progrès les plus décisifs de la pensée moderne. Enfin, comment ne pas évoquer la situation de refoulement, au sens freudien du terme, que connaît le marxisme, situation si marquée qu’elle rend à vrai dire impensable, voire impraticable, les luttes des classes ?


Par un mouvement de balancier classique dans l’histoire des idées, les acquis du relativisme culturel, né de l’essor de l’anthropologie dans l’après-guerre aboutit à un excès dans l’affirmation de « cultures » homogènes et imperméables les unes aux autres définies de manière synchronique, hors du mouvement historique qui les anime. Il est ainsi frappant de constater que celui qui fut l’artisan intellectuel majeur de la critique de l’ethnocentrisme occidental et de l’intérêt accordé aux sociétés traditionnelles dans toutes leurs complexités, Claude Lévi-Strauss, a pu aboutir sur la fin de sa vie, plusieurs décennies après l’ouvrage majeur Race et histoire, à des formulations essentialistes non sans danger[4].

 Régression intellectuelle, manichéisme et dogmatisme

 Bernard Stiegler parle avec éloquence de la « bêtise systémique » actuelle qui règne du fait de la captation de l’attention par les gadgets de la techno-science et les signifiants publicitaires, de plus en plus fortement sexualisés, illustrant si vivement le « plus-de-jouir » capitaliste qu’analysait Lacan[5]. Stiegler insiste sur le processus de désublimation qu’implique l’omniprésence publicitaire et consumériste, plongeant le sujet dans les illusions de l’immédiateté pulsionnelle, et le rendant de ce fait incapable de désir. Tout se passe en effet comme si le sujet contemporain cherchait à fuir une béance de plus en plus insoutenable dans l’affirmation de soi par quelque signe extérieur de richesse ou de « visibilité ».

 Mouvement régressif donc que semble parfois accompagner l’hégémonie de la pensée médiatique et journalistique. La préoccupation d’occuper une fraction de l’espace médiatique risque en effet de se faire au prix de certaines facilités : on finit par dire ce que dit le discours dominant[6]. A la limite comme le notait déjà Deleuze en 1977 un livre peut valoir moins que les articles auquel il donne lieu, et un article moins que la signature qui le conclut, dans une indifférence de plus en plus marquée au contenu intellectuel de l’écrit.

 Ainsi, sous prétexte de refuser quelque « position de surplomb » attribuée à l’intellectuel traditionnel, on risque alors de tomber dans l’évitement de ce qui fait tout travail de pensée authentique et vivant, c'est-à-dire la distanciation critique vis-à-vis du discours courant, tel qu’il est souvent intégré et reproduit par le sujet. En effet où a-t-on jamais vu une pensée pleine et authentique qui ne bouscule pas le sujet, qui ne demande pas un effort considérable - et pas seulement au sens purement intellectuel du terme[7]?

 La pensée journalistique procède en effet par concepts d’autant plus contestables qu’ils sont accrocheurs, pour ne pas dire dangereusement ambigus : le rebelle et l’ordre établit, l’insoumis et la caste, l’homme libre contre tous les conformismes, la démocratie contre tous les totalitarismes, la société tolérante contre les barbares, etc.[8]. Dès lors dans ce climat intellectuel et idéologique - qui n’est que l’aboutissement d’une tendance régressive vieille de plusieurs décennies -comment s’étonner de la floraison des manichéismes et des sectarismes dogmatiques qui en sont les corollaires inévitables ? L’enfermement dans des certitudes souvent d’autant plus soigneusement entretenues qu’elles sont construites à peu de frais intellectuels conduit à un durcissement du débat, voire une impossibilité du dialogue rationnel et critique.  Plus, on a pu noter comment une partie de l’islam français actuel se définit en rupture avec l’islam traditionnel qui admettait tout un nuancier entre le louable et le blâmable, pour rigidifier et réduire toute pensée dans l’opposition binaire entre le licite (halal) et l’illicite (haram), voire entre le pur et l’impur[9]. La logique sectaire qui s’ensuit peut mener, sans surprise, à l’excommunication des tièdes et des hérétiques divers, voire à l’attente de quelque combat final en forme de destruction des ennemis[10]. Mais ce symptôme idéologique, si frappant, peut-il réellement être compris en l’isolant d’autres régressions, moins faciles à apercevoir ?

 Comment ne pas voir dans cette dérive le terreau des glissements, assez généralisés, vers l’extrême-droite que connaît le champ politique et idéologique français actuel ? Ainsi il n’est sans doute pas exagéré de parler de régression vers la pensée magique qui rend possible l’essor des politiques « sécuritaires »[11], notamment la pratique résurgente du rituel expiatoire du pharmakos.

 Individualisme moderne et philosophie du Sujet

 L’idéologie individualiste accompagnant le triomphe du discours capitaliste et celui de l’idéologie libérale est omniprésente à l’heure actuelle, même sous couvert de quelques accents émancipateurs, « hédonistes »,  voire « libertaires ». L’injonction à la « libre jouissance » au mépris du domaine commun, quand ce n’est pas de l’autre en tant que tel, procède d’une conception atomiste de la société pour qui l’individu ne saurait en aucun cas être un « animal politique » selon la belle et profonde définition d’Aristote[12]. En conséquence, elle aboutit aux impasses du déni de la politique en tant que recherche nécessaire d’un bien commun.

 On ne semble pourtant parfois ne pas voir que l’hégémonie idéologique de l’individu, compris comme une monade de l’Unique, s’accompagne de l’envahissement du paradigme guerrier[13], comme si la rhétorique de la Liberté ne pouvait pas être le cache-sexe de la brutalisation des rapports sociaux, de la ségrégation sociale, pour ne pas dire du darwinisme social[14]. Qu’est-ce que l’injonction de la « libre concurrence » entrepreneuriale sinon l’invitation à la lutte qui verra triompher le plus fort sur les perdants, responsables de leur propre sort puisqu’autonomes et libres par principe ? L’ « homme entrepreneurial » actuel est avant tout pensé sous le signe du prédateur amené à frapper pour assurer sa propre survie.

 Plus, l’illusion de la spontanéité rejoint celles de l’immédiateté et de la transparence, dont l’omniprésence forme probablement le substrat de ses théorisations actuelles. Dans le sens commun comme chez nombre d’auteurs en aucun cas le sujet ne saurait être opaque à lui-même puisqu’il est pensé « tout naturellement » centré sur la conscience claire et distincte, « acteur » de son existence dans une liberté indéterminée qui n’est jamais questionnée. On pourrait dire qu’en tant précisément que postulat idéologique axiomatique sa remise en cause est par définition impossible – ou du moins hautement problématique. Le cercle est alors clôt sur lui-même dans un voilement aux apparences imperturbables, ce qui n’empêche pas le « malaise dans la civilisation » marchande et libérale d’atteindre des proportions inégalées. Tout se passe en effet comme si le discours courant actuel proclamait d’autant plus haut et fort sa foi dans la liberté inconditionnée du Sujet (individuel ou collectif selon les versions) que dans les faits ce dernier s’enfonce dans les rets de l’aliénation idéologique.

L’antitotalitarisme comme idéologie

 Il faudrait aussi sans doute analyser le triomphe de l’idéologie antitotalitaire, ou plus précisément de la déformation idéologique de la critique du totalitarisme (ainsi, de manière classique, celle d’Hannah Arendt). Celle-ci procède d’une conception téléologique de l’histoire : dès les origines, la mondialisation capitaliste et libérale anime le monde, en est son moteur. Ses centres les plus avancés, les bien-nommées « villes-mondes » sont les fleurs de la civilisation humaine, partout désirées et singées[15]. Pourtant d’après cette conception des monstruosités -sortes d’équivalents contemporains de ce qu’étaient Gog et Magog dans l’imaginaire médiéval - surgissent régulièrement du néant, échappant pour l’essentiel à la raison historique et risquant de faire basculer l’histoire hors des sentiers tracés : les totalitarismes communiste, fasciste et nazi, et aujourd’hui l’intégrisme musulman.

 Reste alors à les combattre comme des ennemis mortels, par une guerre sans merci qui impose l’action sans discussion au-dessus de toute réflexion critique, puisque précisément le totalitarisme est en dehors de toute explication rationnelle. D’où la pente qui mène si facilement aux dualismes moraux sinon carrément religieux de la « guerre contre le terrorisme ». Tout se passe comme si la doxa pragmatique avait convaincu les esprits que la réflexion critique est un luxe inutile et désuet, une sorte de curiosité un peu embarrassante du passé intellectuel français pour notre époque concrète[16].

 La coupure morale et ontologique entre « eux » et « nous », le Bien et le Mal permet d’éviter tout questionnement qui permettrait de comprendre comment le nazisme a surgit des profondeurs de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe occidentale en général  et comment le fondamentalisme musulman s’épanouit non seulement dans une crise idéologique du monde musulman – de sa difficulté à mener de front les processus de sécularisation et de démocratisation, si intimement liés - mais aussi de la crise de la société libérale occidentale elle-même. En effet, comme l’a montré avec finesse Olivier Roy, le fondamentalisme musulman actuel n’est pas une simple survivance obscurantiste, mais aussi une réaction régressive à la modernité libérale et individualiste. De ce point de vue il en est aussi le produit[17], même indirect.

Spontanéisme et anti-intellectualisme

 Plus, il paraît nécessaire de souligner l’importance idéologique de la thèse selon laquelle c’est précisément le démon des idées qui crée le totalitarisme[18]. Dans cette logique, à la limite, l’ignorance et l’indifférence pour la politique pourraient constituer les vertus civiques suprêmes. Mais n’est-ce pas déjà ce que signifiait César dans son mot sur Brutus : « Je ne redoute pas ceux qui aiment la débauche ni n’appréhende ceux qui convoitent le luxe : je crains les maigres et les pâles » ?[19] Ainsi le culte du corps et l’obsession actuelle pour le sport participent-ils du rabaissement de la culture – voire du goût-, non sans renvoyer à un imaginaire militariste de plus en plus prégnant.

 Dès les années 1990, dans la foulée de la chute du Mur, les critiques médiatiques se multipliaient contre Bourdieu accusé de se tenir dans la « posture du philosophe-roi ». De manière assez proche florissaient les éloges des sophistes, présentés comme les fondateurs de la démocratie grecque antique, conçue comme un régime de l’opinion. A la limite, dans ce schème de pensée, viser à fonder une critique sociale et politique sur un savoir vérifié plutôt qu’une rhétorique hasardeuse relèverait d’une prétention au pouvoir politique, voire à la tyrannie. Tout se passe alors comme si le lien, fondateur depuis les Lumières, entre émancipation sociale et savoir[20], était rompu et retourné en son contraire.

On pourrait aussi parler d’une dérive à partir d’une interprétation littérale du Candide de Voltaire : il faudrait se résoudre à cultiver son jardin. Non pas dans le sens d’une modestie nécessaire du sujet face aux nécessités du monde tel qu’il est mais dans le sens d’un repli sur une orthopraxie terre à terre, souvent teintée de quelque « humanisme » en guise de bagage théorique.

Plus, Deleuze parlait de la « tristesse des générations sans maîtres » et de la nécessité d’en avoir pour penser juste, même s’il faut sans doute de préférence les choisir parmi ce qu’il appelait les « penseurs privés ». Mais encore faut-il probablement remarquer que les « penseurs publics » d’aujourd’hui, c'est-à-dire les caisses de résonnance du « disque-ourcourant » du sens commun, si volontiers poujadiste, sont à situer du côté du supermarché, même quand ce dernier se pare de quelque label médiatique « culturel ». On pourrait alors dire que c’est aussi le renoncement des intellectuels – au sens le plus large que peut avoir ce terme – d’étudier ceux qui ont été des grands auteurs dans l’histoire de la pensée qui laisse si facilement le champ libre aux philosophes de la tête de gondole. Tout se passe comme si le lieu commun de « l’autonomie », de « l’expérience personnelle », etc., fonctionnait alors comme une justification à ne pas lire.

La voie était ainsi ouverte pour le populisme anti-intellectuel qui est maintenant partout, sous les formes les plus diverses. Face à la démagogie de la « raison sensible » et le sensualisme que critiquait déjà si vivement Platon[21] il paraît plus que jamais utile de rappeler le leitmotiv cartésien : « abducere mentem a sensibus », celui du nécessaire effort d’abstraction théorique, condition de toute pensée critique véritable.

                                                                                                                      Jean Souvestre


[1]Dans l’article Sollers tel quel, publié dans le petit recueil intitulé Contre-feux. Régression de longue date donc, dont le constat contredit l’interprétation téléologique de l’histoire. Freud de son côté critiquait « le postulat bien trop optimiste selon lequel le progrès de l’humanité, de la culture, du savoir se serait accompli en ligne droite, sans interruption. Comme s’il n’y avait jamais eu des épigones, des réactions et des restaurations après chaque révolution, des générations renonçant par un pas en arrière aux acquisitions d’une génération antérieure » (Sur l’histoire du mouvement psychanalytique).

[2] On ne semble parfois pas apercevoir combien le communautarisme et le nationalisme constituent autant de prisons idéologiques qu’ils proclament d’ « identités ». Althusser a au contraire insisté sur l’idée selon laquelle « le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n’a de “centre” que dans la méconnaissance imaginaire du “moi”, c’est-à-dire dans les formations idéologiques où il se “reconnaît” » (Freud et Lacan in Positions).

[3] Il est frappant de constater le refus d’une certaine pensée à admettre l’importance centrale du primat phallique. Par là, on en arrive à considérer les relations de genres comme marquées du sceau de l’égalité et de la symétrie par principe, et on se rend ainsi incompréhensibles les mécanismes de servitude volontaire qui précisément accompagnent la domination masculine – pour ne pas dire de la domination tout court. C’est peut-être confondre un peu rapidement être et devoir-être.

[4] Ainsi l’idée selon laquelle «  la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie »  (Le regard éloigné).

[5] H. Arendt notait déjà que la société contemporaine est « essentiellement une société de consommateurs, où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus ... Croire qu'une telle société deviendra plus "cultivée" avec le temps et le travail de l'éducation, est, je crois, une erreur fatale ». En effet « l'attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche." (La crise de la culture).

[6] Lacan disait de son côté que « la koinè ça couine ».

[7] La simplification actuelle de la pensée est parfois poussée jusqu’à son travestissement dans le mensonge pur et simple.

[8] Deleuze parlait de « force de réaction fâcheuse » sous la forme du « retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés » à laquelle il opposait le travail patient de formation de « concepts à articulation fine, ou très différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes » (Les « nouveaux philosophes »).

[9] Lacan évoquait le fait que « l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, comme une monstrueuse capture ». Il ajoutait : « c’est le sens éternel du sacrifice, auquel nul ne saurait résister, sauf à être animé de cette foi si difficile à soutenir, et que seul un homme a su formuler de façon plausible – à savoir Spinoza, avec l’Amor intellectualis Dei ».

[10] On pense aussi aux milieux complotistes divers et variés, qui s’inspirent de plus en plus ouvertement du Protocole des Sages de Sion – non sans souvent se revendiquer de l’anticapitalisme et de l’anti-impérialisme. Leurs succès n’est peut-être pas sans rapports avec le recul actuel de l’esprit critique, et, plus généralement, le caractère régressif du discours courant.

[11] En latin « securis » c’est la hache, celle qu’entourent les faisceaux des licteurs, qui eux-mêmes entourent le magistrat à imperium, celui qui a le droit d’infliger la peine de mort. Peine de mort appliquée par décapitation au moyen de cette dernière.

[12] Marx disait combien l’individu ne peut « s'individualiser que dans la société». Par là même il signifiait combien il en reste dépendant, quoiqu’on veuille parfois bien en dire.

[13] Imaginaire belliciste qui se marque dans les expressions courantes : « ça tue », voire « c’est une tuerie » pour signifier « c’est bien, c’est quelque chose de valeur », « c’est un tueur » pour « c’est un homme capable », l’injonction à se comporter en « guerrier », en « gagnant », etc. On pourrait aussi réfléchir à la vogue actuelle du tatouage, comme si les rapports hommes/femmes ne pouvaient être pensables pour la jeunesse actuelle qu’à travers les schémas les plus marqués, au risque de la caricature : le taulard ou le motard pour l’homme, la prostituée pour la femme.

[14] Lacan disait déjà combien l’idéologie de l’homo rationalis, la réduction du sujet de l’inconscient à sa conscience immédiate, avait tout du « camp de concentration ». 

[15] De là on glisse parfois vers l’idée que les périphéries du système-monde s’opposent aux centres comme la barbarie s’oppose à la civilisation, selon la conception ethnocentrique aussi spontanée qu’insubmersible.

[16] On ne semble pas voir que le primat exclusif de l’action sur la pensée caractérise précisément l’idéologie fasciste. Rappelons, entre autres, le triptyque mussolinien : Credere, Obbedire, Combattere.

[17] O. Roy note par ailleurs le rapport profondément instrumental que le fondamentalisme musulman entretient avec la raison, c'est-à-dire cette dernière prise dans le sens purement technique du terme. De même avant lui A. Koyré notait à propos du nazisme qu’il a toujours refusé la raison théorique.

[18] Thèse illustrée par l’ouvrage de Glucksmann, Les Maîtres penseurs. Selon ce dernier un fil rouge aurait mené en droite ligne de Hegel et de Marx non seulement au goulag mais aux camps d’extermination nazis. Le poids idéologique de la thèse semble indiscutable : il suffit de mentionner qu’un philosophe de l’ampleur de Michel Foucault y a applaudit sans réserves à la fin des années 1970, lui qui quelques années plus tôt analysait avec brio l’importance de la pensée critique de Marx.

[19] De ce point de vue il est intéressant de noter combien, en partie en réaction à la propagande de Daech, les commentateurs ont récemment cherché à caractériser la société française (et parisienne en particulier) comme une société de la liberté et du plaisir. On ne saurait mieux signifier l’idéologie individualiste et hédoniste actuelle, et donc le refus de valeurs collectives et idéelles. Il faudrait aussi étudier les liens entre cette idéologie et l’état d’adulescence indéfinie qui semble caractériser de plus en plus fréquemment le sujet contemporain. De ce point de vue, on pourrait relire avec profit Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Goethe.

[20] Ainsi selon Hannah Arendt : « Le XVIIe siècle… avait conçu le progrès sous la forme d’une accumulation des connaissances acquises au cours des siècles, tandis que le même terme impliquait, pour les hommes du XVIIIe siècle, une « éducation de l’humanité »… dont le terme devait coïncider avec le temps de la pleine maturité de l’homme. Le progrès ne devait pas se prolonger indéfiniment, et la société sans classes de Marx, définie comme le règne de la liberté qui devait marquer la fin de l’histoire –souvent considérée comme une laïcisation de l’eschatologie chrétienne ou du messianisme juif – porte en réalité l’empreinte du siècle des Lumières » (Sur la violence).

[21] On parle de « bistronomie », voire de « gastrosophie », rabaissant par là la pensée au niveau alimentaire et gastrique.

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