De retour de ma promenade devenue quotidienne (et réglementaire) autour du bassin de l’arsenal où j’essai tant bien que mal d’échapper à mon réduit, j’entends sans écouter une dépêche de France culture m’annonçant un report du Black Friday, ce monstre de la nouvelle économie made in USA, et qui revient chaque année après halloween. Publicité particulièrement malvenue en ce jour de commémoration des attentats du vendredi 13 Novembre 2015, et que la pandémie de covid 19 complique férocement.
J’essai malgré tout de me concentrer sur ce qui n’est encore qu’un vague projet d’article sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le monde d’après », sujet dont je crains pourtant qu’il n’ait explosé en plein vol, aspiré par une folie ordinaire qui nous abruti chaque jour un peu plus, alors que tous autant que nous sommes, sidérés, atomisés, nous partageons ce trouble quand à l’avenir de nos sociétés.
Car comment nos sociétés peuvent elles survivre à une maladie qui nous contraint à la distanciation sociale, réglemente et encadre nos promenades, les possibilités de se lier, déjà fortement usées avec l’enchainement des sidérations produites par les déferlantes successives qui s’abattent sur nos côtes depuis au moins 5 ans ?
Je n’ai nul envie de tout mélanger, violence des attentats, «plaies prolétaires », biopolitique, et que sais-je encore. Je sais le risque d’un tel mélange pour la réception d’une information qui relève désormais plus de la fabrique d’imaginaires que de la construction d’un vrai savoir. Des imaginaires que l’industrie culturelle entend nécessairement transgressifs et désinhibés, pour les besoins de la finance, et qui tous finissent par nourrir la théorie du complot.
Soyons clairs, il n’y a pas de complot. Mais il est temps d’arrêter de nier la réalité d’un gouffre chaque jour plus profond à mesure que les imaginaires se trouvent colonisés par l’industrie culturelle et le système de plateformes dédiées à l’entretien du rêve. La généralisation des GAFA dépasse largement les problèmes qui se sont posés après la consécration de la société du spectacle.
L’industrie du numérique colonise désormais massivement tous les domaines de la vie que les urbanistes de la ville et du web continuent à adapter aux directives de la finance (et de la police), qui contrôlent désormais les 4 fonctions urbaines définis en d’autres temps, notamment à partir de 1927 au moment des congrès internationaux d’architecture moderne : habiter, travailler, se divertir, circuler.
De nos jours, c’est là ce qui caractérise notre époque, G.A.F.A. est devenu le logo de nos institutions, avec ce que je ne saurai traduire autrement qu’avec un G pour savoir, un A pour technologie, un F pour parlement, et enfin le A du divertissement.
J’aimerai dire ici ce qui compte à mes yeux pour commencer à imaginer le monde d’après. Et je crois que cela doit effectivement poser l’avenir de l’imagination autrement que ne l’ont fait les architectes modernes.
Quel est l’avenir de nos imaginaires, colonisés par l’industrie culturelle, le système des plateformes et les technologies du numérique qui nous envahissent, et que l’état et la finance tiennent (là encore « quoi qu’il en coute ») à accélérer l’étendue avec le développement de la 5G ?
Avant tout, je remercie Mediapart d’être cette plateforme d’information et d’expression libre, ouverte à la contribution des citoyen(NE)s au débat public, aux luttes et aux attentes pour le monde d’après.
Voilà donc en quelques points ce qu’il est urgent d’arrêter de nier pour envisager ce monde :
1- la généralisation dangereuse d’une industrie du tout numérique qui impose l’innovation permanente des techniques.
Processus sans limite dont j’ai personnellement fait les frais après un licenciement économique. Balayé en douceur d’un système dont, à bientôt cinquante ans, je n’ai déjà plus les codes d’accès. Non pas que je sois devenu un vieux con (quoique), je dirai plutôt que j’ai été contraint à passer la main, laquelle main ne sait plus (et ne veut plus) se servir des nouveaux outils qui ont récemment révolutionné ma profession.
En bref, je considère que la révolution permanente en cours m’a éjecté du système pour le confier à des personnes plus jeunes et plus flexibles, et que nous sommes tous en voie de sous prolétarisation.
2- La réalité d’un système qui s’emballe et accélère le délitement de la société à mesure que l’attention des publiques est captée.
Un système que pléthore de scientifiques et intellectuels considèrent poser de graves problèmes, et ce dès l’enfance, avec le développement de l’hyperactivité, et qui se poursuit à l’adulescence avec des troubles de l’attention, conséquence de l’usage régressif que nous avons tous de ces technologies.
Et en premier lieu notre usage des écrans, qui procède d’une captation incessante de nos regards, et à partir de lui de nos désirs, par la suggestion d’achat permanente et omniprésente dans les sphères désormais mis en réseau du public, du privé et du virtuel (du fictif), et qui constitue ce qu’il est désormais nécessaire de voir comme une tentative d’effraction de nos consciences, créant la paranoïa, le sentiment d’une intrusion permanente.
Cette intrusion n’est possible qu’a la condition d’un accès illimité à notre conscience et à nos rêves, à partir de quoi la construction d’un idéal de soi compatible avec les algorithmes devient rentable grâce à la captation systématique des consciences permettant le contrôle de leurs transhumances. Non plus celles des temps de cerveaux disponibles (ce que cherche toujours TF1 et ses programmes de téléréalités, de Koh lanta aux commissariats de banlieues), mais la totalité du temps, avec un algorithme dédié à chacune des pulsions capables de satisfaire la toute puissance des consommateurs de spectacles, sans cesse ramenés à leurs pulsions de vie et de mort, telles qu’elles circulent non sans entrave dans toute libido.
3- Le monde d’après passe nécessairement par une éducation aux nouvelles technologies.
Une éducation qui permette de considérer et résoudre le problème de la captation sans limite de désirs fabriqués pour nous désinhiber et manipuler nos sensibilités, nos émotions, et pour finir (et donner le coup de grâce) nos libidos, colonisant un peu plus nos rêves, débusquant nos désirs enfouis, dans une injonction à tout partager suivant une logique panoptique perverse et sans limite de mise à distance et de surveillance de tout autre.
Il nous faut résoudre le problème posé par ce système mortifère de colonisation des consciences qu’est la révolution en cours. Et cela n’est possible qu’à la condition d’analyser ce qu’est l’individuation, et ainsi comprendre les nouveaux modes d’identifications, infiniment plus complexes que le mythe d’oedipe dont la psychanalyse s’est saisit. Il nous faut ainsi renouer avec le principe de réalité tel que Freud l’a analysé, et permettant d’encadrer le sentiment de toute puissance produit par cette dérive des identités qui fracture la société, en fermant les canaux de la transmission des savoirs nécessaires à la construction d’imaginaires libres et vivants, c’est à dire capable de gérer les pulsions de mort, au lieu de les libérer par une injonction à la transgression des tabous (ceux là même qui conduisent des adolescents attardés à se transformer en bombes humaines).
Il nous faut résoudre ces problèmes de captation des regards et de manipulation des consciences qui développent des comportements addictifs, revoir ce qui concerne l’identité et la possibilité de dire je au moment où toute question politique est idéalisée, souvent dramatisée.
Il nous faut une culture du désintox de ce qui ruine tout espoir d’y voir clair pour développer une aptitude saine à la propension, ce qui libère des processus oniriques permettant la pleine et entière souveraineté de soi, surtout quand à ses activités cachées, et bien vouées à le demeurer.
4- Le monde d’après doit réformer son service publique audiovisuel et proposer une forme d’autogestion de cette industrie par les citoyens eux même.
Il nous faut poser la question de l’avenir des industries culturelles en les confrontant au principe de réalité. C’est en partie le rôle tenu par une plateforme comme Mediapart, associée à Tenk, et dont il nous faut prendre exemple pour envisager une refonte en profondeur de nos institutions, à rebours des lobbys. Pour agir contre (mais peut-être aussi tout contre) le story telling. C’est de bonne guerre.
Car en effet, à l’opposé d’une telle plateforme de liberté d’expression, que reste t’il des autres médias, que l’on dit manipulés par les grands lobbys de la finance mondiale, dont les plateformes s’organisent suivant de nouvelles formes de colonisations, facilitant l’intrusion et la surveillance à l’intérieur de nouveaux territoires ?
La conscience en un des ces nouveaux territoires, et pas des moindres. Le trouble réside justement dans le fait qu’il n’y a pas de limite à l’intrusion. Le capitalisme numérique mondialisé ne respecte ni temporalité (fin de l’histoire) ni distance (explosion de la sphère privée). L’idéal de transparence des sociétés démocratiques est au zénith de ces capacités, et tout porte à croire que cet idéal est en phase avec la révolution en cours.
Le monde d’après doit réformer son service publique audiovisuel en organisant la co-gestion des industries du numérique suivant le même principe d’ancrage dans le réel. C’est à dire permettant d’assurer aux citoyens leur pleine souveraineté, et ainsi assumer leurs propres modes d’identifications, en dehors du rythme infernal des "story tellings" qui s’enchainent aux grands romans trans-nationaux.
Car que fait-on de la multiplicité exponentielle des images de soi fabriquées qui s’accumulent dans les clouds et les hangars de l’industrie culturelle ?
Nos sociétés sont désormais à la merci de plateformes qui sonnent le glas du travail et participent ainsi à l’effondrement du système, après quoi seul un état autoritaire saura contenir les débordements hors normes de l’hétérogène qui menace l’homogénéité du système des plateformes.
Qu’allons nous faire de toutes ses images de nous stockées à l’intérieur des hangars robotisées si ce n’est les accumuler jusqu’au bug ultime des serveurs, l’explosion des sphères privées, leur atomisation et leur synchronisation avec des algorithmes infiniment plus rapides qu’une remontée ordinaire de pulsion à la conscience ?
Il nous faut nous réapproprier ces images captées au moment même où elles sont devenus la propriété des plateformes. Mais la capitalisation de la mémoire nous prive de toute souveraineté par l’impossibilité d’être soi-même face au diktat de l’innovation permanente qui nous échappe.
Nombre d’experts nous disent qu’il est déjà trop tard. Mais il est toujours trop tard, car les algorithmes en cause sont infiniment plus rapides que ce qu’il est d’ordinaire nécessaire à la conscience pour se décharger d’une pulsion. La menace qui plane au dessus de nos souverainetés vendues est hélas irrattrapable, tant à la perte de son soi correspond une empreinte numérique indélébile, ce qui nous asservit un peu plus, transformant chacun d’entre nous en une vulgaire marchandise.
« Take care » est un slogan politique à considérer d’urgence. Le soin est une discipline essentielle de la science politique. Ce que certains nomment le « care » doit, comme nous l’enseigne par ailleurs le philosophe Bernard Stiegler, réinventer le pharmarkon, qui est remède et poison à la fois, indispensable à l’acceptation de la révolution culturelle en cours, nécessairement et férocement brutale, comme l’ont été les révolutions passées, mais pour lesquelles un imaginaire s’est installé malgré les résistances de tous bords, notamment fascisantes.
Développer le soin à l’autre est la solution pour renouer avec la trans-individuation nécessaire pour rester vivants et lutter contre l’atomisation et l’individualisme féroce propre au dérives contre-utopiques du darwinisme social et de la psychologie de masse véhiculée avec cette folie ordinaire déniée.
L’histoire nous enseigne que le déni est à la racine de la barbarie, qu’entraver l’accès à l’imaginaire et aux passages qui nous émancipent, c’est baliser une voie d’accès pour l’avènement d’un état totalitaire et fasciste. J’entends d’ici les nihilistes et les cyniques nous dire qu’il est déjà trop tard. Fake news ! L’histoire nous enseigne également que les techniques nous trompent de toutes façons quand au sens à donner à l’émancipation.

Agrandissement : Illustration 1
