Les énoncés politiques trouvent souvent une manière habile de réconcilier deux domaines parfaitement incompatibles. Le livre blanc de la sécurité intérieure est en ce sens très inquiétant, tant la note de synthèse révèle là encore que l’état s’imagine coincé sur une ligne de crête, figé telle une bête captive des phares qui l’aveuglent, ou plus simplement dit, dans une posture d’équilibre périlleux entre volonté de respecter les libertés individuelles et tentation propre à toute société de contrôle, entre la libre et vivante souveraineté de soi et la psychologie de masse (à l’époque des robots).
Cette note synthétique donne clairement à lire ces deux côtés de la crète, à savoir d’une part la conception saine d’une police gardien de la paix, soit « le principe de sécurité à hauteur d’homme », pour « une sécurité au quotidien », « tournée vers la population », autrement dit le retour à une police de proximité, telle qu’elle a été créé en 1998 par Lionel Jospin, puis supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy. Et de l’autre côté de la crête donc, « la diffusion des technologies de rupture », « la coopération homme-machine », développant de nouvelles formes de biométries à distances, par la reconnaissance des visages, des voix, des odeurs, et enfin des « images associés à des situations de danger ».
Ce qui nous est présenté comme un principe de sécurité à hauteur d’hommes est en réalité ce qu’on appelle une disruption (l’ouverture brusque d'un circuit électrique) de la déontologie d’une police dans un état de droit. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le syndicat de la magistrature considère cet état comme « attaqué de toute part par des pyromanes en responsabilité » (voir son communiqué : « Vers un état de police? »).
On le sait depuis longtemps, l’art de la contradiction est une spécialité à part des énoncés politiques. Pourtant, dans le livre blanc de la sécurité intérieure, il est dès le début très clair que « l’action politique souhaite une culture du risque pour accompagner la résilience de la population ».
Nous passons donc du principe de précaution à celui du risque, et cela n’a je crois pas d’autre vocation qu’installer l’angoisse et la paranoïa de manière durable dans nos esprits. Ce n’est pas un complot d’état, comme on pourrait le penser bêtement abruti par la multiplication des news (qu’elles soient fake ou pas), elle n’est que la poursuite du « business as usual » d’une administration shootée à un capitalisme barbare.
Et cette culture du risque n’entend pas se limiter aux questions de sécurité, elle entend poursuivre une « logique d’écosystème » et formant un « continuum de sécurité », permettant « la promotion et la préservation de nos intérêts publics et industriels »
Il s’agit ici et maintenant d’associer la justice, l’armée, l’éducation, la transition écologique, pour accélérer la révolution numérique et promouvoir l’idéologie macroniste de la « start-up nation », une nation qui tourne le dos aux droits fondamentaux de manière à permettre la révolution permanente des techniques au profit d’une industrie doublement dangereuse pour l’homme et son éco-système, car extractiviste et intrusive à la fois. A l’opposé d’une pensée saine de ce que devrait être un éco-système pérenne et engagé pour la transition écologique. Et également à l’opposé d’une politique du soin, de manière urgente pour l’hôpital public, et tout aussi urgente pour une éducation populaire aux nouvelles technologies, nous permettant de nous ré-approprier les images de soi colonisés par l’industrie du numérique, et qui constituent désormais une empreinte numérique indélébile.
Ce projet de loi est assez transparent quand à la nature barbare de son fond idéologique. Très inquiétant donc, tant l’idéal de transparence trahit en réalité les intentions ce cette idéologie de la disruption, tel que l’a pensé le philosophe Bernard Stiegler, et dont tout porte à croire que ce qu’il appellait défaut d’époque est aujourd’hui manifeste, voir Le manifeste d’une nouvelle ère barbare, car sans avenir possible quand aux possibilités de se lier et de faire société.
Le syndicat de la magistrature a raison de nous alerter au moment où ce ce texte dit de « sécurité globale », « n’a rien à envier aux meilleures dystopies ».
Nous pensons qu’il est nécessaire d’ouvrir un grand débat national associant des citoyens, des intellectuels, des scientifiques, des politiques, voir les animaux, les arbres, le vent, l’air et l’eau, afin de réformer nos institutions pour contrer la main mise du système des plateformes sur la totalité de nos ressources. Quelles qu’elles soient, plateformes du numérique et de l’information, du travail, du divertissement. D’une manière générale des savoirs, afin que nos institutions puissent promouvoir un usage raisonné des technologies qui révolutionnent le monde du travail et l’usage que les citoyens ont du monde. Nous devons nous ré-approprier ces images que les plateformes capitalisent et qui nous échappent, posant des problèmes que nous tous déplorons depuis trop longtemps : le darwinisme social, l’individualisme et l’isolement, la rupture des chaînes de transmissions (des savoirs, des usages), l’addiction aux écrans, l’entretien du rêve et le déni de tout, la transgression permanente des tabous, etc…
L’idéal de transparence des sociétés de contrôle ne doit pas nous tromper. Des pays comme la chine expérimentent aujourd’hui ce qu’est la télésurveillance généralisée, la mise en réseau des sphères du publique et du privé, mais à la différence de nos démocraties, sans liberté individuelle et sans possibilité d’émancipation. Le capitalisme barbare transforme la question publique en une question des publics, gavés d’idéologies régressives. Est-ce cela que souhaite ce pays dit des lumières, est-ce de cet idéal de transparence là que souhaitent les promoteurs de « start up nation » ?
Il est temps de se mobiliser pour contourner les story tellings. Il est temps de voir (et savoir) ce qu’est en réalité cette idéologie de la transparence, indissociable d’un trouble toujours plus disruptif à mesure que les droits fondamentaux s’effritent. Il n’est qu’à voir l’extrême brutalité avec laquelle la chine traite ses minorités en les enfermant dans des camps de travail. On commence à voir ce qu’il y a derrière ces véléités à vouloir tout contrôler, à commencer par les visages. J’espère toujours que pour nous ce ne sont encore là que des velléités, et parce que toute velléité tend toujours à se rapprocher de son objectif, il nous faut vivre avec ce trouble et continuer à dérouler nos fabulations spéculatives et nous opposer à ces « technologies de rupture ».

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