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Scénographe, Eclairagiste. Enseignant-chercheur, doctorant en architecture

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Billet de blog 6 décembre 2021

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Différents âges du téléphone

Je me souviens de celui de ma grand-mère, et même du numéro. Haut, noir et massif, il trônait dans le vestibule, sous l'escalier. Il servait surtout à mes oncles qui draguaient leurs copines ou les étudiantes au pair, et pour organiser des surboums.

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Puis celui que commanda mon père, deux ans avant que la maison soit achevée. Un S63 dodu et gris. Il était dans son bureau, et nous, les enfants, n'avions pas le droit de nous en servir. Le dimanche,il parlait longuement, en russe, avec sa mère et ses frères, et j'apprenais la langue paternelle sans m'en rendre compte, à l'oreille.
Son meilleur ami, sauvage Lozérien, lui avait dit : « Tu vas avoir le téléphone ? Alors, tu es un domestique : on te sonne, et tu réponds » (Plus tard, il a acheté un portable comme tout le monde : je l'avais convaincu qu'on pouvait avoir la paix en appuyant sur le bouton « off »)
Puis les années d'étudiant, les cabines de la poste centrale ou de l'hôpital, puis celles de la place de la Sorbonne, les plus près de ma chambre de bonne. Il fallait accumuler les pièces de 5 Francs, et souvent faire la queue pour donner des nouvelles aux parents. Les copines qui m'invitaient pour un week-end en m'envoyant un télégramme et qu'il fallait rappeler.

Puis, en couple, quand nous avons commencé à être indépendants, elle travaillant et moi alternant les études et les jobs de secours dans le spectacle, notre premier téléphone à nous. On faisait attention, ça coûtait encore cher : pas de papotage inutile.

Puis, les voyages aidant, les charrettes, l'irrégularité, les horaires décalés. Un jour, un directeur de théâtre a interrompu une répétition générale avec un des premiers combinés sans fil parce ma mère s'inquiétait de ne pas avoir de nouvelles : « Il faut appeler sa mère, le week-end, jeune homme. » Fou-rire général.
Puis les premiers téléphones mobiles, les énormes Radiocom 2000. J'avais installé le mien sur ma moto, pour être plus rapide dans la « brigade volante ». Technicien-Runner. Un jour de relâche nous nous sommes retrouvés à vingt régisseurs à table, se téléphonant pour demander le sel ou un coup à boire, comme des gamins. Et puis, loin de nos bases, nous nous sommes rendu compte que sur vingt, dix-neuf étaient séparés ou divorcés. Nomadisme.

Puis les premiers portables, les grosses bananes Nokia. Il y avait un « kiosque » où un type vous répondait quand vous étiez perdu, et vous guidait à la voix. C'était avant le GPS. Il pouvait même vous donner des horaires de cinéma ou de spectacle.
Puis la miniaturisation, la baisse des tarifs, les abonnements illimités, la possibilité de prendre des notes photographiques.
Puis l'accès des ados, des enfants, la géolocalisation parentale... Les appels au secours de gamines, depuis le lycée : « Papa, il pleut trop fort, viens me chercher !

Et la catastrophe finale : fourrer un ordinateur dans une petite boîte oblongue, avec un écran tactile, qui ne vous lâche jamais et qui vous vampirise, du coucher au lever, et encore : j'ai entendu le fils de ma compagne et sa fiancée interrompre une séance de jambes en l'air en décrochant leur engin. Ou aller chier et manger sans décoller leurs yeux de l'écran. Misère.
Il y eut un temps ou quand on recevait un coup de téléphone, on répondait, ou on rappelait si on était occupé. Maintenant, le dernier chic, c'est de « filtrer ». On peut savoir qui vous appelle, et on décide si c'est ou pas une personne importante, digne de conversation ou envahissante.
Dans le rapport père-enfants, c'est, transféré en électronique, la même dualité que père-absent et père-encombrant. Et on peut être les deux, croyez-moi.
J-Y B Mai 2020

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