Agrandissement : Illustration 1
Issu de milieu populaire, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de philosophie en 1968, il enseigne durant quatre ans à l’Université de Tunis, puis à l’École normale du Mans où il contribue à la formation de plusieurs générations d’enseignants du primaire et du secondaire et développe une pensée critique de l’institution et des idéologies scolaires.
Profondément engagé à gauche sans appartenir à un parti, nourri de ses lectures de Marx, il est, dans la seconde moitié des années 70, responsable de la rubrique Éducation de la revue Politique hebdo, ouverte aux différentes sensibilités de gauche et d’extrême-gauche. Dans un contexte où les critiques de l’école sont vigoureuses, émanant aussi bien des « théories de la Reproduction » (Bourdieu & Passeron, Baudelot & Establet…) que des courants « anti-autoritaires » (Illich, Lapassade, Lobrot…), ses premiers ouvrages sont consacrés à une analyse socio-politique des systèmes et idéologies de formation (La mystification pédagogique : réalités sociales et processus idéologiques dans la théorie de l’éducation, 1974) et des rapports entre division sociale du travail, inégalités sociales, politiques éducatives, idéologies et pratiques pédagogiques (L’École aux enchères, avec Madeleine Figeat, 1979). Attentive aux contradictions sociales, mais aussi à celles qu’il ressent entre ses analyses socio-politiques et son activité de formateur d’enseignants, sa réflexion se tient à distance aussi bien des conceptions relativistes des savoirs et de l’école que des conceptions spontanéistes et subjectivistes de l’enfance et de l’éducation, en visant à mieux comprendre comment la division sociale du travail et les rapports sociaux sont la matrice de rapports sociaux différenciés à l’école et au savoir, mais aussi d’expériences et d’histoires scolaires singulières qui ne sont jamais jouées d’avance. Il esquisse dans ces ouvrages quelques principes d’une « pédagogie sociale » de lutte contre « l’échec scolaire » et les inégalités d’accès aux savoirs, qu’il soumet notamment à l’épreuve des rapports d’échange et de collaboration qu’il noue alors avec des mouvements pédagogiques tels que l’ICEM – Pédagogie Freinet ou le Groupe français d’éducation nouvelle.
Après avoir publié, avec Madeleine Figeat, une Histoire de la formation des ouvriers (1789-1984) de plus de 600 pages, il soutient, en 1985, à l’Université de Nanterre, une thèse d’État sur travaux intitulée Du rapport social au savoir. Nommé Professeur à l’Université Paris 8 Saint-Denis en 1987, il y enseignera et y mènera des recherches jusqu’en 2003, année de son départ au Brésil.
C’est à son arrivée à l’Université Paris 8 qu’il éprouve le besoin de mener des recherches empiriques, dans un département de Sciences de l’éducation où ce type de travaux était loin d’être majoritaire. Il fonde alors l’équipe ESCOL (sigle qui signifiait à l’époque – dans un contexte de décentralisation et de début de la politique d’éducation prioritaire – Éducation, Socialisation et collectivités locales), équipe de recherche pluridisciplinaire qui existe encore aujourd’hui. Il s’engage alors dans deux chantiers de recherche fondateurs de son travail et de celui de l’équipe : l’un, financé dans le cadre d’un appel d’offres du Fonds d’action sociale pour les immigrés et leurs familles, sur le rapport au savoir des enfants et adolescents de milieux populaires, travail visant, en mobilisant approches sociologique, psychologique et psychanalytique, à mieux comprendre les processus de construction des inégalités scolaires mais aussi d’histoires et de réussites scolaires atypiques et paradoxales au regard des statistiques, et qui a donné lieu à l’ouvrage École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, publié en 1992 avec Élisabeth Bautier et l’auteur de ces lignes ; l’autre consacré aux actions et projets mis en œuvre dans le cadre de l’éducation prioritaire, dont l’analyse montre qu’ils ne vont pas toujours dans le sens de la réduction espérée des inégalités scolaires (cf. le chapitre « “Ce qui se pense“ dans les zones d'éducation prioritaires : analyse des demandes de financement » de l’ouvrage L’école et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux, 1994). Se structurent ainsi deux orientations de travail durables pour Bernard Charlot (et pour l’équipe ESCOL) : l’étude du rapport au savoir des élèves, mais aussi des enseignants, du sens que prend leur expérience scolaire ou leur exercice professionnel, et des processus qui se nouent dans l’ordinaire des classes et des activités d’enseignement-apprentissage ; et celle des politiques éducatives, de leurs conceptions et de leurs modalités de mise en œuvre aux différents échelons, de la décision politique à la salle de classe, en passant par la hiérarchie intermédiaire et l’école ou l’établissement. Orientations de recherche qui ne perdent jamais de vue que, pas plus que les politiques éducatives et les évolutions des systèmes scolaires ne sauraient être pensées et analysées indépendamment de l’évolution des rapports sociaux, le rapport à l’école et au savoir et l’expérience des différents protagonistes de l’institution scolaire ne sauraient être pensées et analysées indépendamment de leur inscription dans ces rapports sociaux, dans des expériences et projets familiaux, et dans des formes de vie qui diffèrent d’un contexte social à l’autre.
Élargissant le regard sociologique à une perspective plus anthropologique, Bernard Charlot veille à demeurer très attentif à l’hétérogénéité de ce qu’il nomme « les figures de l’apprendre », et à la nécessité de ne pas les hiérarchiser, ni même les ramener à une norme commune (cf. Du rapport au savoir : éléments pour une théorie, 1997). Il est également l’un des premiers chercheurs à mettre en évidence, dans une recherche sur les aides-éducateurs recrutés dans le cadre du Plan anti-violence lancé par le Ministère de l’Éducation en 1997, une logique d’ethnicisation des rapports scolaires, dont nombre de travaux ultérieurs attesteront l’influence croissante.
Bernard Charlot a joué ainsi un rôle très important dans la recherche en éducation et les débats éducatifs en France, en publiant, seul ou en collaboration, plus d’une quinzaine de livres et une multitude d’articles ou chapitres d’ouvrages collectifs, et en s’engageant dans de nombreuses collaborations et responsabilités dans d’autres domaines que la recherche. Il a notamment mis en place et animé, à la demande de la Direction générale de l’Enseignement supérieur, une Commission de réflexion sur les Sciences de l’éducation, dont il orientera les travaux, bien au-delà de la défense corporatiste d’une discipline objet de débats récurrents, sur la nécessité et les conditions de possibilités de la production de « savoirs rigoureux et utiles sur l’éducation » (cf. l’ouvrage Les Sciences de l’éducation : un enjeu, un défi, 1995). Président de l’Association des Enseignants-chercheurs en Sciences de l’éducation (AECSE) de 1990 à 1995, il est également durant les années 90 l’une des chevilles ouvrières de la Biennale de l’éducation et de la formation, fondée en 1992 par son collègue et ami Jacky Beillerot. Il conçoit et coordonne, avec Jean-Claude Émin, un appel d’offres de recherches sur la violence à l’école, puis le livre collectif rendant compte des recherches ainsi financées (Violences à l’école : l’état des savoirs, 1997). Chargé de mission auprès de la Présidence de l’Université Paris 8 au début des années 90, il est élu conseiller municipal de Saint-Denis en 1995, sur la liste dirigée par Patrick Braouzec.
Il quitte l’Université Paris 8 et la France pour le Brésil en 2003, après avoir participé en 2001 à la création du Forum mondial de l’éducation à Porto Alegre. Professeur invité dès 2002 au CNPq (Centre national du développement scientifique et technologique), rattaché à une équipe de l’Université fédérale du Mato Grosso, il rejoint en 2006, toujours comme Professeur invité, l’Université fédérale de Sergipe où il poursuit jusqu’à sa mort une intense activité scientifique à dimension nationale et internationale, notamment en organisant un important colloque annuel intitulé Éducation et contemporanéité. Mi-novembre, il était encore l’un des principaux organisateurs et animateurs du Colloque international de recherche sur le rapport au savoir à l’Université fédérale du Pernambouc. Les travaux qu’il mène depuis le Brésil prennent une dimension nouvelle, tenant compte de l’évolution des contextes nationaux et internationaux. Ils portent sur les effets de la « globalisation » sur l’éducation, et sur l’absence ou l’insuffisance de réflexion sur ce que serait une pédagogie contemporaine portée par une réflexion anthropologique et une ambition de résistance à la marchandisation et à la concurrence généralisée, au retour où à la montée de formes anciennes ou nouvelles de barbarie, pour mettre l’humain au centre de la réflexion et de l’action. Tel est le projet de son dernier ouvrage, Éducation ou barbarie (2020), dans lequel, après un ample examen critique de différents discours contemporains sur l’éducation, il tente de dresser les grandes lignes de ce que serait pour lui « une anthropo-pédagogie contemporaine », qui n’oublie jamais que l’homme – comme espèce et comme individu – « est une aventure », et qui soit à même, face aux enjeux et menaces actuels, d’engager les nouvelles générations dans la préservation et l’enrichissement de cette aventure.
Il avait été fait Docteur Honoris causa de l’Université de Patras en Grèce en 2018, et de l’Université fédérale de Sergipe, en 2022.
D’une très grande curiosité et virtuosité intellectuelle, débatteur infatigable ayant le goût de la controverse, orateur brillant, parfois caustique, homme chaleureux et faisant preuve d’un engagement indéfectible au service de la démocratisation de l’enseignement et de l’accès au savoir, qu’il ne confondait jamais avec l’idéologie méritocratique de l’égalité des chances, Bernard Charlot aura marqué de son empreinte des générations de chercheurs en éducation et d’acteurs du débat et de l’action éducatifs.
Jean-Yves Rochex
Professeur émérite
Laboratoire CIRCEF-ESCOL
Université Paris 8 Saint-Denis