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Billet de blog 9 juin 2020

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LA SORTIE, roman noir par épisodes

Entre gestes barrières et bals libérateurs, des vies se croisent. Leurs rapports sont à l’image de ce que vit le pays. Parmi les protagonistes, Christophe Castaner et Bruno Latour, mais aussi Thomas, étudiant en rupture de ban, Claire, cheffe d’un service de réanimation, Pierrot, membre d’une communauté libertaire. Des personnages à suivre ici jusqu’au 14 juillet 2020, le moment où tout bascule.

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LA SORTIE

Premier épisode

Connard de fils !

Christophe Castaner soulève son masque FFP2 pour se gratter le nez.

Deux mois… deux mois de déconfinement progressif et pour l’instant pas d’accrocs. Tout serait parfait si ce putain de gamin ne lui avait pas craché à la gueule avant de disparaître. Il n’en peut plus de son masque. Il sait que le retirer serait une espèce de provocation que les médias s’empresseraient d’exploiter. Alors il se force à le garder, même en voiture.

Il en a après son fils, disparu hier. Sa mère a retrouvé son smartphone dans sa chambre, et sans son smartphone il est impossible de le géolocaliser. Un ministre de l’intérieur incapable de retrouver son propre fils… ça la fout mal. A travers la vitre de la voiture qui l’emmène vers le ministère de la santé où l’attend Didier Raoult, il observe vaguement les terrasses des cafés repeuplés. Le soleil brille en ce 14 juillet. Dans la rue il y a les sains, masqués, et les immunisés, sans masque mais porteurs d’un brassard orange. Pas la foule d’avant, mais tout de même du monde.

Les groupes A, B, C jusqu’à M sont maintenant sortis et autorisés à se déplacer sur tout le territoire et trois semaines se sont succédées sans décès recensés. A chaque fois qu’un nouveau cas est testé positif dans un quartier, ses données de géolocalisation sont ouvertes à tous les habitants de la zone. Chacun peut et -selon Castaner qui regrette que la mesure ne soit pas devenue obligatoire - chacun doit les consulter et vérifier s’il fait partie potentiellement de la chaîne de contamination. Si trois cas apparaissent, le quartier est bouclé et tout le monde est à nouveau testé. Les positifs sont isolés et mis en quarantaine. C’est le scénario « à la coréenne » qui se déploie, depuis deux mois et pour longtemps. Tout marche. Sauf dans le 93.

Castaner renifle. Putain de masque ! Et si son fils l’avait infecté ? Ce petit con était bien du genre à s’auto-inoculer le virus comme cette poignée de salopards d'ultra-zadistes qui refusent les tests. Il angoisse : A-t-il choppé le virus ? Raoult avait-il dit quelque chose sur la chloroquine en préventif ?

Son téléphone sonne. C’est Carlos Ghosn qui l’appelle depuis le Liban. Castaner ne décroche pas. Rien à foutre de ces putains d’entrepreneurs. Ils n’ont qu’à contacter le Président directement. Il sourit : ça fait quelques mois qu’il a compris que plus les bourses chutent, plus son pouvoir augmente. Il n’y comprend rien à l’économie, mais comme tout le monde il a bien vu qu’une économie de temps de guerre n’avait rien à voir avec la liberté d’entreprendre et la startup nation vantées par le Président. A croire que la guerre se définit par son économie. La guerre est une économie, la guerre est la seule façon qu'a trouvé l'économie pour continuer à être l'économie.

Il arrive aux Invalides, la place toujours interdite aux rassemblements. Puis là, c’est la rue Duquesnes. Les portes du ministère de la santé s’ouvrent. Un marseillais rend visite à un autre marseillais. Castaner aurait préféré que ce soit Raoult qui ait à traverser la Seine jusqu’à la place Beauveau . Ça l’énerve.

***

Didier Raoult ne sait pas où poser ses fesses en attendant la réunion. Les dorures du  bureau ministériel lui siéent mal, et quitter la blouse blanche est un peu comme retirer son costume à un acteur au milieu d'une représentation. Il passe et repasse devant son assistant David, qui fait semblant de ne rien voir. Que peut-il faire ?

Cette histoire de production massive de masques et de tests, au fond il n’en a rien à foutre, il n’est pas logisticien !  Alors pourquoi s'est-il senti obligé d'organiser cette réunion ?  Le prétexte en est la mise en vente massive de tests grand-public et bon marché, mais sa principale motivation est de faire se déplacer Castaner. Ça le fait bien marrer de voir ce menton en galoche venir suer des aisselles rue Duquesne. Mais les autres ? Cet entrepreneur du Wuhan, qu'est ce qu'il en a à foutre ? Et ce sociologue dont il ne connaissait pas le nom la veille ?

Didier Raoult se sentait plus à l’aise quand il se contentait de montrer du doigt la ligne de front statistique au Président : des lots de 250 000 personnes chaque semaine. Testées, triées, relâchées ou reconfinées. Il a su faire jouer ses contacts pour obtenir de Chine des tests plus nombreux, plus rapides, moins chers. Il a exigé et obtenu de la commission européenne une ouverture pérenne et totale des données de géolocalisation. Ça n’avait pas été difficile, d’après ce que lui avait laissé entendre le Premier Ministre : Thierry Breton, le commissaire européen au numérique est l’ancien PDG de France Télécom, le fondateur d’Orange. Un convaincu de la première heure. La CNIL s’était fendue d’un communiqué de jésuite sur « le traitement privilégié d’informations anonymisées » que personne n’avait  lu, et une commission avait pondu en trois jours, dès le mois d'avril, un rapport sur « l'opportunité de la mise en place d'une stratégie numérique d'identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées ».

Grâce à lui, en cette fête du 14 juillet, l’épidémie est sous contrôle relatif et l’économie est repartie. Avions et bateaux circulent au travers du monde avec sans doute de nouveaux virus à bord.

« Putain, qu’est-ce que je pourrai faire de plus ? »

Il commence à regretter Marseille.

***

j’en viens à me dire que la décision de confiner tout le monde, aussi autoritaire soit elle, est la moins pire à prendre pour diminuer la charge pesant sur les soignants.

Cette phrase raisonne étrangement dans la tête de Bruno Latour, sociologue des techniques à Sciences Po. Comme Castaner pour se rendre à la réunion organisée par Raoult au ministère de la santé, il a opté pour la voiture. Pas de véhicule de fonction pour lui, il a pris un Uber. A plus de 80 ans, hors de question de descendre dans les galeries d'un métro qui demeure un cluster sur roulettes malgré les itinéraires tagués et les wagons réservés.

Et puis, qu'est-ce qu'il va fabriquer là-bas ? Un universitaire de son âge et de sa renommée, ça ne peut servir que de caution morale. Tout le monde le croit déjà gâteux Il n'est ni médecin ni biologiste, qu'est-ce que le pouvoir peut bien vouloir d'une star mondiale des sciences humaines ?

Il s'en doute bien.

Il a appris depuis très très longtemps qu'avant de se faire respecter par les chefs, il fallait accepter de jouer les plantes vertes.

Mais pour que la plante verte se transforme en boite à idées, il fallait toujours appliquer l'art de la guerre de Sun Tzu.

Observer, observer, observer.

Qu'est ce qui avait bien pu séduire un obscur conseiller du ministre de la santé pour qu'il en vienne à  susurrer son nom à l'oreille de son patron ? Bruno Latour  repasse en boucle ses principaux concepts, développés au long de dizaines d'articles et d'ouvrages : le parlement des choses, l'hybridation, les objets chevelus... En bref, tout ce qui chez lui avait toujours su plaire aux puissants se résumait en trois mots : il s'était toujours fait le propagandiste de L'amour des techniques. Pour lui l'humain était amoureux des pièces mécaniques, des procédés technologiques, de l'adaptation du vivant au non-vivant, de la bio-transformation des choses.

Ce coup-ci, ce devait être pareil... Il pouvait imaginer un pâle binoclard, un conseiller en communication  de 25 ans et déjà chauve, sorti des cours de Sciences-po (et sans doute de son propre amphi). Il pouvait l'imaginer expliquer humblement à l'espèce de brute gauloise qui tenait le ministère que « Latour serait très bien pour parler des tests en vente libre ». Il ferma les yeux, tourna son regard vers l'intérieur et demanda froidement comme un maître commande à son serviteur : « Que pense Bruno Latour du virus ? » La réponse vint immédiatement : Autonomie, Résistance, Rétivité.   Oui, rétivité du virus à trouver sa place dans un collectif humain-non humain apaisé. Le virus mute, se propage, déborde sans cesse les gestes barrières, saute d'avion en avion...   Bruno Latour pourrait du coup parler des masques non pas comme d'une frontière étanche, mais comme d'une forme de négociation avec une altérité irréductible. Il pourrait broder un discours sur les tests, la géolocalisation, ou le télétravail comme étant non pas les outils totalitaires de la distanciation sociale mais comme des interfaces de communication inter-spécistes, les marqueurs de la naissance d'un  vivre-ensemble planétaire entre humains et non-humains...

Bullshit !

Il est nerveux.

Comme Castaner, son masque le gêne ; et cette phrase qui le hante :

J’en viens à me dire que la décision de confiner tout le monde, aussi autoritaire soit elle, est la moins pire à prendre pour diminuer la charge pesant sur les soignants.

Une phrase tirée d'un mail de sa fille, médecin au service de réanimation de Brest, une phrase vertigineuse.

Il est  vieux, trop vieux pour avoir encore des ambitions.  il ne jouera plus à ce jeu là.

***

Les flics sont calmes, ça va. Pour l'instant. Ils sont rangés en deux files, une sur chaque trottoir. L'un du côté du cimetière, l'autre du côté de la série de petits pavillons et de petits immeubles. Les boucliers sont sales comme s'ils n'avaient pas été nettoyés depuis le temps des gilets jaunes et des manifs des retraites. Ils n'ont pas l'air sympathiques pour autant, mais ils sont calmes. Les ordres sont pour l'instant de laisser passer les manifestants qui refluent depuis la place de la mairie. On ne nasse pas encore.

Le neuf trois est une marmite en train de bouillir. C'est le terrain de chasse de la BAC. Ça réclame du doigté. Gendarmes mobiles et CRS y travaillent sous contrôle étroit, sans jouer la provocation. Mais il n'y a pas que les flashballs. Un sur quatre est équipé d'un famas. Personne ne rigole.

Thomas les observe, constate qu'aucun ne porte son numéro matricule, remonte sa capuche sur ses oreilles, ajuste son masque et se décide à remonter la foule à contre-courant. Il veut voir. Les flics le toisent. Il est immanquable. L'un d'eux le suit du canon de son fusil-mitrailleur le doigt réglementairement tendu le long de la gâchette. Il doit se faufiler entre des vieux cégétistes, des bandes d'enfants en maraude, des collectifs ayant replié leurs banderoles et même deux ou trois roulottes de vendeurs de merguez qui reculent hâtivement avant que ça ne dégénère. Il débouche sur la place de la mairie encore noire de monde. Des anars ont monté un drapeau noir en haut de l'édifice rococo. Sur le fronton il est maintenant tagué en lettres oranges : « Commune libre de Pantin ». Des drones survolent la foule, certains filment, d'autres gueulent des phrases incompréhensibles.

Thomas se dirige droit vers la mairie. Les grilles sont défoncées, les portes béantes. A l'intérieur c'est le foutoir, du monde partout. Le hall d'entrée est complètement saccagé. Deux élus, écharpe tricolore en sautoir, semblent lancés dans une vive explication avec un imam en jellaba et trois loulous à l'air sage comme des images. Il monte les escaliers en se poussant pour laisser descendre cinq femmes enceintes et un handicapé en fauteuil roulant porté par deux costauds. Il déboule devant  la salle du conseil. Il y a du monde jusque dans le couloir, penché à la porte pour écouter ce qui se dit à l'intérieur.

Thomas pousse franchement, se fait rabrouer, se prend des coups de coude dans les côtes, un mec semble faire exprès de l'asperger de postillons en l'engueulant. Mais il entre. A la tribune, il la voit enfin. Debout, à côté du maire, ébranlant la salle de son verbe, le regard plein d'une colère sans nom. Samira Benziane, la porte-parole du collectif anti-répression. La mère de Soufiane, tué à cinq ans d'une balle de LBD dans la tête pour avoir défié le confinement.

Soufiane, Samira.

Deux des raisons qui ont poussé Thomas Castaner à cracher sur son père.

***

En 1920, au sortir de la Grande Guerre, la Terre portait déjà 1,8 milliards d'êtres humains contre 900 millions en 1800, un doublement en un peu plus d'un siècle, malgré l'hécatombe de la guerre. Un doublement  essentiellement entraîné par la croissance démographique des pays industrialisés. Une production industrielle d'êtres humains en Europe qui s'est exportée dans les Amériques désertifiées par le génocide amérindien. Une production industrielle d'êtres humains qui, par le jeu de la colonisation, commençait à toucher l'Afrique, désertifiée par la traite des esclaves. L'industrie amorçait les deux pompes de la croissance démographique : nourriture et vaccins.

Mais, au sortir de la guerre, nourriture, vaccins et soldats devaient maintenant circuler sur des distances phénoménales, intercontinentales. C'est ainsi que la grippe arriva. Si elle fut nommée « espagnole », c'est que l'Espagne, pays neutre, ne mentait pas sur ses statistiques. Cette grippe était en fait parvenue en Europe dans le corps de soldats américains débarqués en Angleterre. En deux ans, de 1918 à 1920, elle causa la mort de 20 à 100 millions de personnes sur la planète dont elle fit deux fois le tour. Soit plus de victimes que la guerre elle-même.

Si on rapporte une estimation de 50 millions de morts à une population de 1,8 milliards d'êtres humains, cela nous dit que 2,7 % de la population mondiale est morte de la grippe espagnole.

A titre de comparaison, les chiffres compilés au 16 avril 2020 donnent 137 000 morts du Covid 19. Sur 7, 8 milliards d'humains. Soit 0,002 % de la population mondiale. Très grossièrement, on peut donc estimer que la grippe espagnole a tué mille fois plus que le Covid.

« Stop ! »

Le savant lève les yeux de ses notes l'air vaguement surpris d'avoir été ainsi interrompu.

- Quoi ?

- Qu'est-ce que vous nous racontez là ?

- Ce que j'ai à vous dire... c'est bien pour ça que vous m'avez invité ?

Castaner se tourne vers Didier Raoult :

- Vous n'avez personne de plus pertinent à nous proposer ?  Il y a une émeute dans le 93 qui réclame son ministre de l'intérieur, vous savez ?

Raoult est emmerdé. Il ne s'attendait pas à ça. Qu'avait foutu ce petit con de David à lui proposer ce gugus en guise de caution SHS ? Mais Raoult est pris au piège. Raoult n'est pas patient. Tout comme Castaner, il n'apprécie pas les péroraisons universitaires. Mais Raoult ne va pas se dégonfler devant un petit joueur de poker de la Canebière.

- Continuez monsieur Latour.

Le professeur regarde la table. Outre les deux ministres, il y a là deux ou trois sous-fifres spécialisés en communication, une émissaire du ministère de l'économie qui regarde ses chaussures et un investisseur chinois vers lequel une jeune femme se penche, visiblement confrontée à quelques difficultés de traduction. Le chinois hoche vigoureusement la tête, l'air concentré, puis se retourne vers Latour en souriant de toutes ses dents.

- Hěn hǎo, qǐng jìxù !

Latour soupire et reprend ses notes :

 Le 26 février 1919, le journal L'excelsior avait titré sa une « Les Londoniens portent des masques pour se protéger de la grippe espagnole » et sous-titrait « La mode nouvelle des masques ».

En 2020, la grippe espagnole tient en cinq lignes dans les manuels d'histoire des lycéens de France.

Ensuite il faut évoquer la grippe asiatique de1957, dite H2N2. Elle a été la première pandémie dont la circulation a pu être suivie en temps réel par les épidémiologistes. Elle a tué entre un et dix millions de personnes. La grippe de Hong Kong, en 1968...

- Non, vraiment, c'est pas possible... Raoult faites quelque chose ...

- Continuez monsieur Latour, mais faites vite !

-... je disais qu'en 1968 la grippe de Hong Kong a tué  deux millions de personnes, dont 31 000 en France, en deux mois. Je dis 31 000 morts, mais c'est sous-évalué, à l'époque on ne les comptait pas. Les frigos des hôpitaux débordaient et les cadavres s'empilaient au fond des salles de réanimation où tout le personnel était malade... Cette grippe a fait la une du journal Le Monde, une fois. À propos des postiers et cheminots qui n'arrivaient plus à remplir leurs fonctions à cause d'un rhume...

- C'est à ça que vous voulez en venir monsieur Latour, vous nous refaites le coup de la pandémie mondiale de rhume, le coup de la gripette ? Vraiment Bravo Raoult !Vous voulez que ce soit ça le nouveau discours du gouvernement ? Trump est sur un siège éjectable pour n'avoir pas pris le problème à bras le corps et vous…

- Terminez monsieur Latour, vous avez deux minutes.

Le vieux sociologue relève ses lunettes sur le front et se frotte les yeux. Il écarte ses notes et fixe la traductrice de plus en plus concentrée.

- je n'en aurai pas besoin. La conclusion tient en ceci :  Vous avez remarqué à quel point les vieux, les vieux ! Qui sont les plus touchés et qui sont LA population à risque par excellence... Vous avez remarqué que ce sont les vieux qui sont les plus désinvoltes avec les gestes-barrières ? Vous avez remarqué que les vieux sont les plus rétifs au confinement ?

Castaner pense à sa mère qui fait n'importe quoi depuis le 15 mars, ne nettoie jamais les poignées de porte, sort faire des courses à tout bout de champ et se gratte le nez après avoir appuyé sur le digicode... et à son oncle qui s'était fait toper dès le 29 mars attablé à un barbecue en forêt avec sept potes à trente bornes de chez lui.

- Ouais, ben et quoi ?

- D’un côté les avions, l'économie mondialisée, le ciel balafré par les trains de satellites, le risque maximal, le stade industriel de la fabrication des humains et des pandémies qui vont avec ; de l’autre côté le refus total du moindre risque mortel, le tabou sur la mort. Les tests, les respirateurs artificiels. Je veux dire que ces deux éléments vont ensemble, ils ne sont contradictoires qu’en apparence. La modernité fabrique des sujets portant les deux : les humains  créent le risque ET le refusent. Ce n'est pas le virus qui est nouveau. C'est ce sont les humains qui ont changé. Et pourtant nous vivons encore dans un cosmos peuplé de vagues étranges, de vagues terrifiantes et nous portons encore des masques, comme au temps de la peste.

- Barrez-vous, vieux con.

Raoult acquiesce. Il va passer un savon à ce connard de David.

- Fēicháng gǎnxiè nǐ ! Zhè hěn yǒuqù !

Seul le chinois le regarde l'oeil brillant et multipliant les remerciements alors que Bruno Latour quitte la pièce, voûté comme une cave et les poches pleines des échantillons de tests que l’entrepreneur a généreusement distribué.

***

- Elle est morte dans son sommeil vous savez...

- Je sais rien du tout, j'ai pas eu le droit de venir la voir.

- Madame vous savez bien que dans les EHPAD personne n'a pu pénétrer avant la généralisation des tests...

- Ils crevaient déjà dans les EHPAD, avant le coronavirus ! C'est rien que des mouroirs vos trucs !

- Madame, si vous vous énervez je vais raccrocher !

- Au moins avant ils ne mourraient pas seuls, enfin, pas tout le temps, enfin parfois...

- Madame, arrêtez de pleurer, écoutez-moi...

- …

- Madame, je travaille là depuis 20 ans, je peux vous dire que c'est pas gai tous les jours, vous avez raison. C'est vrai que la mort on la connaît bien. Mais je peux vous dire que déjà avant, les visites, y en avait pas tant que ça. Y a famille et famille vous savez. Y a pas deux cas pareils. Enfin, si... je sais pas quoi vous dire. La mort vous savez, personne veut plus la voir de nos jours. Avant le Corona comme maintenant. Pire maintenant. Juste un peu pire maintenant.

-...

- Madame, vous êtes toujours là ?

***

Bruno Latour rentre chez lui, il a perdu une occasion de briller en société avec ses collectifs humains-non humains, sa science en train de se faire, ses dieux faitiches et autres mots-valises. Jamais il ne s'était fait rembarrer comme ça, si sérieusement.

Il  sourit et retire son masque. Le chauffeur le regarde d'un sale œil dans le rétroviseur

- hé ! Ça va pas, vous voulez que je me fasse radier de la plateforme ?

- pardon, excusez-moi... je croyais que c'était un Uber immunisé...

- Moi, oui !

Le chauffeur secoue le coude pour mettre son brassard orange en évidence.

- mais pas les clients ! Vous êtes pas le seul vous savez !

Latour remet son masque mais continue à sourire en pensant à la réunion qu'il vient de quitter.  Il s'est fait rembarrer très sérieusement.

Sans doute  pour une fois l'a-t-on pris au sérieux ?

Il repense à cette phrase, cette phrase de sa fille, médecin en réanimation :

J’en viens à me dire que la décision de confiner tout le monde, aussi autoritaire soit-elle, est la moins pire à prendre pour diminuer la charge pesant sur les soignants.

                                                                                                          A suivre …                       

Jean Gardin

Publication du prochain épisode sur le blog de MEDIAPART le 11 juin 2020

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