Cinq ou six jeunes mecs en tee shirt blanc, beaux, bronzés, nous font des doigts d’honneur et miment de leurs bassins le geste de nous baiser. Avec eux, une ou deux filles qui rigolent, approuvent. Ils sont beaux, ils montrent leur zob à la rue. En bas nous marchons sous la pluie. Nous sommes trempés, il fait froid. Nous n’avons plus la force de chanter. Six étages plus haut, ils se marrent de nos têtes effarées et des quelques « assassins » qui leur parviennent assourdis. Ils n’en ont rien à foutre du monde, des convenances. Ils sont joyeux. Vraiment ils sont beaux. J’ai l’impression de voir mon fils parmi eux. Mon fils a leur âge, 17 ans. Mon fils est beau lui aussi. J’ai envie de prendre une grande pancarte blanche et de marquer dessus ce constat : « Vous êtes beaux » ! Et puis une autre, sur laquelle j’aurais écrit « Maman vous aime ».
Mais ça aurait été leur jouer un sale coup.
Je suis sûr que leurs mamans les aiment même si elles n’aiment pas trop que leurs garçons montrent leur zob à la fenêtre de leur bel appartement parisien. Mais maman pardonne tout. Si je leur avais montré une pancarte « Vous êtes beaux, maman vous aime », ils ne l’auraient probablement pas supporté. Ils auraient arrêté de rigoler. Ils seraient aller chercher la poubelle de la cuisine, la poubelle de la salle de bain, ils nous auraient balancé des ordures dessus, à nous qui avancions, hagards sous une pluie battante. Ils auraient visé la pancarte. Ils auraient tout fait pour ne plus être beaux. Ils auraient rangé leurs sexes impertinents, ils auraient montré les dents, et sans doute sorti un flingue.
Seul leur camp peut les admirer.
Ils nous détestent, nous, les poules, mouillées, transies, avançant sur le boulevard Voltaire comme si nous allions à l’abattoir.
J’aurais alors eu une dernière pancarte à brandir : « Pourquoi avez-vous besoin de nous pour être aussi beaux » ? On ne peut pas marquer grand-chose sur une pancarte, surtout délavée par la pluie. Il faut que le message soit bref. Je ne sais pas ce qu’ils en auraient compris. J’aurais rajouté « Mon fils est-il parmi vous ? » ou bien « Mon fils est beau aussi ! ».
La vraie question que je leur pose c’est bien celle-ci : « Est-il besoin d’un ennemi, d’un flot apeuré de courageuses poules mouillées, pour oser montrer son zob à la société ? Est-il besoin d’une manifestation palestinienne à peine tolérée pour dire au monde et à notre société structurellement antisémite et raciste, qu’on la baise, et qu’on lui montre son cul »?
Les gars (et les filles), je vous aime, vous êtes magnifiques. J’aimerai être votre maman. Je serai si fière de vous. Mais pourquoi contre nous ? Pourquoi votre Moi prend il cette importance si vitale en ces circonstances ? Pourquoi ne montrerions-nous pas nos culs, nos bites, tous ensemble ? Et pourquoi n’y mettrions nous pas nos chattes aussi ?
La Loi DIT :
Leurs zobs à la fenêtre, ce n’est que maintenant, parce qu’aujourd’hui c’est la bataille, que tous les coups sont permis, et que seule la bataille permet de porter tous les coups.
Hors de la bataille, pas de zobs, pas de culs, pas de fenêtre sur le monde.
Et même, la bataille oblige à cela. Ces doigts d’honneur, ces mouvements de bassins, ces tee shirts immaculés sont une beauté arrogante destinée à aveugler l’ennemi. Ces zobs disent l’aisance, la liberté de mouvement, la souplesse, la confiance, la connaissance du terrain. Ils sont comme les dessins chatoyant des oriflammes, les couleurs des boucliers, l’éclat miroitant des armures.
Regarde comme je suis beau. Absorbe-toi dans mon karma… Avant que le moindre coup n’ait été porté, il y a la parade, et la parade est déjà la moitié de la bataille.
Alors imagine le scandale si le combat s’arrêtait là : « waouh… franchement vous êtes beaux. Je rends les armes, je baisse la garde. Je m’incline devant ta livrée et te livre mon épée ». Je pourrais faire ça, si je n’imaginais pas derrière vous l’appartement bourgeois, la famille bourgeoise, la sexualité bourgeoise, la cousine bourgeoise, le deal de shit bourgeois, la permission qui vous a été faite et la mission dans laquelle vous vous êtes engagés.
Rendre les armes pour votre beauté serait vous faire un sale coup, vous laisser dans votre merde. Alors continuons. Je reprends mon glaive dans la poussière.
Il ne pleut plus. Dans le désert deux grands aigles se défient et déploient leurs ailes. Ils sont allés au-delà de la stratégie du beau. Ils ont renoncé aux dessins chatoyants sur leurs armures. Chaque plume est un miroir étincelant qui diffracte l’image de l’adversaire pareillement vêtu. La stratégie n’est plus d’exhiber sa beauté, mais d’arborer les couleurs de l’autre, d’exhiber la beauté de l’autre.
La beauté est toujours là, sans étendards, pure miroir. Ego n’est plus qu’Alter. Chaque plume est un éclat de lumière blanche reflétant d’autres éclats de lumière blanche. Les aigles déploient toutes les plumes de la queue au jabot, battent des ailes et se ruent l’un sur l’autre dans un tourbillon de lumière. Le sang gicle, tache les miroirs. Du rouge dans un palais des glaces.
Ils ne voient plus qu’eux même. Chacun ne voit plus que lui-même.
Et l’un se perd plus que l’autre. Fonce dans une aile la prenant pour le cœur. Fonce vers une griffe la prenant pour l’œil, et c’est son œil à lui qui est crevé. Il s’est perdu. Il s’est perdu en lui-même.
Alors il a perdu.
Il a perdu son œil. Il a perdu ses plumes d’acier miroitant, tachées de sang, qui trainent là dans la poussière. Le vainqueur s’envole vers d’autres cieux, dont le vaincu ne sait rien, si ce n’est qu'ils lui sont maintenant inaccessibles. Le vainqueur dédaigneux abandonne le champ de bataille.
Le vaincu a tout perdu puisqu’il s’est perdu en lui-même. Alors il ramasse les plumes. Il en fait un bouquet sanglant sans savoir si ce sont les siennes ou celles de son ennemi qu’il collecte ainsi.
Sont-elles des tableaux de chasse ou des icônes de martyrs ?
Il n’en sait rien, il ne sait plus. Il décide que ces plumes sont les siennes, c’est sa décision. Alors il les possède ces plumes de douleur, et dans chacune d’entre elle il reconnait son propre visage. Comme un blason et comme un stigmate. Il les affiches sur les murs de la ville pour hurler sa douleur et sa soif de vengeance. Elles s’y font arracher. Alors il les collectionne comme des boucliers tordus, il les expose dans des halls secrets, des alcôves protégées par quatre caméras de vidéosurveillance, derrière un double sas de portes blindées donnant sur une façade aveugle. Dans des ghettos. Dans encore plus petit que des ghettos. Dans un lieu clôt qui est le refuge d’Ego.
C’est si petit, et il faut y mettre tant de choses. Il faut y mettre les morts, les blessés, les boucliers tordus, et ça prend une place énorme, sans compter les vestiges des anciens combats perdus. Les trois quarts des pièces y sont consacrées à la guerre, aux guerres. Les plumes sanglantes se pressent sur les murs et s’y recouvrent comme des écailles, des cuirasses sur des cuirasses.
Mais merde, pourquoi s’est-on battu ? Pas pour rien quand même, non ? Donc les guerriers blessés et les âmes meurtries laissent de la place pour la petite lanterne magique et réservent une pièce obscure pour sur les murs projeter une autre histoire, faite de droiture, de poésie et de musique.
Est-ce cela qui se passe ? Là ? Sous nos yeux ?
Et comment ça va avec la douleur ?