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Billet de blog 13 juin 2020

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La Sortie - Episode 3

Alors que l'émeute de Pantin est sur le point d'être noyée dans le sang, Thomas décide d'implorer l'aide de son père. Dans sa communauté, Pierrot se prépare à accueillir les exilés de la grande ville. Bruno Latour, de son coté, analyse les ressorts du confinement en s'écartant de plus en plus des cheminements intellectuels qu'il avait tracés tout au long de sa carrière.

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La Sortie

Episode 3

Pierrot observe les poules couveuses. Il y en a trois noires, une blanche et une rousse. Les trois noires sont des coquines : elles se sont échangées les nids. A priori une seule est réellement installée et deux d'entre elles ne couvent que des cailloux mais Pierrot aimerait bien tester la rousse qui est une petite nouvelle. Il glisse la main sous son ventre et en retire des œufs marqués à la peinture verte. Une fois les leurres retirés, il les remplace par les œufs de la poule faisane qu'il a effarouché en coupant les foins ce matin. Avec un peu de  chance, d'ici une vingtaine de jours la petite rousse guidera une quinzaine de faisandeaux dans la basse-cour.

Deux personnes rigolent derrière lui.

  • هل لديك الحق في الاستمتاع بالحيوانات؟-
  • Qu’est-ce qu’il dit Noureddine ?
  • Noureddine il a demandé si tu avais le droit de jouer avec les animaux comme ça.
  • Dis-lui de pas s’en faire, les poules sont parfaitement capables de s’occuper des faisans. C’est pas la première fois qu’on fait ça.
  • يبدو أن سوق ووهان

Noureddine et son acolyte sont maintenant pliés de rire. Pierrot se relève en s’essuyant les mains sur son pantalon et se tourne vers le couple de syriens qui vit à la ferme depuis maintenant un an.

  • Et là il dit quoi, il me refait le coup de l’homme qui se prend pour Dieu en mélangeant les espèces ?
  • Non ! Arrête Pierrot, c’est pour rire… Noureddine il a dit que ça ressemblait au marché de Wuhan !
  • Au marché de Wuhan ?
  • Oui, tu mélanges les espèces comme en Chine avec … comment tu les appelles ? , بانجولين خفاش…… Les chauve-souris et les pangolins.
  • Ah c’est malin ça. Noureddine il ferait mieux d’apprendre le français plutôt que de dire des conneries. Vous venez ? Faut que je referme la volière.
  • Noureddine il te comprend très bien, c’est juste qu’il a rien à dire en Français… ça le bloque.
  • Oui Asma, ça fait un an qu’il dit ça.

Il se dirige vers la porte suivi par les deux autres,  toujours morts de rire. Asma pointe le doigt vers le ciel. Noureddine n’en peux plus et trébuche sur un abreuvoir.

  • سيعاقبك الله
  • لأنك اخترعت Covid 20 ! Tu seras puni ! سيعاقبك الله. Dieu te châtiera ! Et Pierrot, nous on te battra très fort parce que tu viens de créer le Covid 20 ! Là sous nos yeux et sous le regard de Dieu !

Pierrot hausse les épaules. Noureddine le réfractaire aux langues étrangères et Asma  sa compagne polyglotte font maintenant un peu partie du collectif mais on en ferait définitivement jamais des ruraux. Noureddine avait été plombier à Damas et Asma ingénieure-cartographe. Ils s’étaient rencontré dans un camp à la frontière turque et avaient pérégriné ensemble de la Grèce à l’Italie avant de se stabiliser ici parce qu’un réseau local s’était montré un peu plus accueillant et dégourdi qu’ailleurs. Noureddine avait trouvé des petits boulots au noir mais s’était surtout employé à tout réparer dans la maison et dans les granges. Asma avait gardé des enfants puis s’était lancée dans le télé-travail pour un bureau d’étude qatari dès qu’elle avait pu ouvrir un compte bancaire à son nom.

Noureddine et Asma sont les piliers du confinement : un îlot d’ironie qui a aidé grandement le collectif. Pour eux qui ont connu la guerre, le couvre-feu, les attaques nocturnes des services secrets sur les appartements voisins, la mise en quarantaine du monde est une espèce de rigolade sinistre qui les rend encore plus amers et mordants, rieurs féroces quand ils voient les Français paniquer parce qu’un virus tue un vieux sur dix et que les flics surveillent l’entrée du centre Leclerc. 

Le téléphone d’Asma sonne.

  • Allo 
  • Attends, je te passe Pierrot ?
  • متى حدث ذلك؟
  • OK, je leur dit. On va voir ce qu’on peut faire.

Elle raccroche et échange deux mots avec Noureddine puis rejoint Pierrot qui déjà file vers son tracteur.

  • Pierrot !
  • Oui ?
  • Tu sais les deux qui devaient arriver la semaine prochaine, Abdelkrim et Thomas ?
  • Oui et bien ?
  • Ça va sans doute être un peu plus rapide que prévu. Il s’est passé quelque chose.

***

Samira Benziane entraîne Thomas vers le fond de la salle. Les grenades éclatent à la porte d'entrée. Il semble que la commune libre de Pantin ne passera pas le cap des 24 heures. Soudain, une rafale d'arme automatique et tout plonge dans le silence. Une minute au moins s'écoule. Puis les cris reprennent, déchirants et une foule se rue dans la salle déjà comble.

Samira jauge la situation froidement : à chier. Il y a une porte au fond, elle y tire le gamin et ils débouchent sur un escalier étroit qui redescend au rez-de-chaussée d’où parviennent les échos de la probable victoire des bleus. Elle choisit l’ascension. Au troisième et dernier étage il y a une porte coupe-feu impossible à ouvrir depuis la cage d’escalier. Elle tambourine. Rien ne se passe. Elle crie quelque chose en arabe. On lui ouvre immédiatement. Elle s’y engouffre suivie de Thomas pendant que derrière elle une marée humaine avale les marches quatre à quatre.

Elle connait la mairie, elle y travaille au service de l’Etat-Civile. Ici ce sont les archives, des centaines de placards. Elle se dirige immédiatement vers le fond de la pièce  toujours avec Thomas collé à ses basques. Derrière elle des coups sourds, comme un bélier. Elle se tourne vers lui :

  • Eteints ton portable !
  • J’en ai pas. Je l’ai laissé à la maison.

Elle est un peu surprise…. Qui c’est ce gamin prévoyant ?

Elle se faufile derrière une dernière armoire, déplace une table et inspecte le plafond comme l’avait fait le pompier lors de la dernière visite du CHSCT. La trappe est là.

  • Aide moi à monter.

Thomas monte sur la table et fait la courte échelle à Samira qui repousse le panneau de bois à coups de  poing. Elle se hisse par l’ouverture et tend la main au garçon.

En refermant le panneau, ils se privent de leur seule source de lumière. Le temps que leurs yeux s’habituent à l’obscurité, ils perçoivent des mouvements, le bruit d’un objet qui tombe, un sanglot.

  • - لا تخف مني, je suis pas la police !

Un point lumineux les aveugle brusquement.

  • Samira ?
  • Hassen ? Eteints ce putain de portable !
  • J’ai retiré la carte SIM.

Ils sont une douzaine blottis dans l’ombre. Plus loin dans la sous-pente un vasistas laisse pénétrer un rayon de soleil. Se sauver par les toits ? pense Thomas. Mais la mairie est isolée au milieu de la place.

Sous eux le bruit d’une porte que l’on enfonce. Des gens que l’on poursuit, des armoires qui tombent. Ça dure une demi-heure puis plus rien. Par le vasistas Samira observe les drones qui tournent encore au-dessus de la place désertée. Ils ne crient plus d’ordre. Ils sont passés en mode géolocalisation et recherchent certainement les planqués.

Dans un étage inférieur, l’écho assourdi d’un coup de feu isolé. Une odeur de merde qui les prend à la gorge. Hassen s’est chié dessus. Thomas s’est pissé dessus.

Dans la salle des archives les bruits reprennent. Des bruits de bottes, des ordres qui se rapprochent du panneau de bois. Le frottement du parquet sous le poids d’une armoire que l’on déplace. Tout le monde se regarde. Thomas tend la main vers Hassen :

  • ton téléphone, ta carte SIM, vite.
  • Ça va pas ?
  • Vite !

Hassen regarde Samira qui lève les yeux au ciel. Il remet la carte SIM en place et fait son code secret avant de passer l’appareil au jeune homme qui compose un numéro à toute vitesse. La communication s’établit alors que la lumière jaillit de la trappe.

  • Allo, Papa ?

***

Bruno Latour fait défiler à l'écran les réponses à l'enquête qu'il a lancé sur le net dès le mois de mars.

Eloïse, 31 ans, Paris : Depuis le confinement, je subis beaucoup moins les relous qu’avant : plus de harcèlement de rue, plus d'agressions, je peux choisir les personnes (safes) avec lesquelles je veux échanger. Et ça fait un bien génial. Même dans mon corps je le sens. Déjà la dernière manif non mixte, le 6 mars, j'avais trippé grave, on était safes, y avait pas de risque que quelqu'un vienne me faire une drague lourde alors que j'étais là pour défendre mes idées. Mais là c'est le top, je fais partie du groupe X donc j'ai encore du temps devant moi pour choisir les relations non-sexistes que je veux sur la toile. Donc oui, oui, oui,  encore du confinement !

Jean, 13 ans, Bruxelles : Dehors c'est nul. Y a rien à faire.

Marianne, 45 ans, Paris : Y a que des flics dans la rue. Au début du confinement j'ai appelé plein de gens, des gens que j'aurais pas appelé normalement. Je voulais du contact. Et là, maintenant, je me rend compte que ça me manque plus. L'extérieur, les gens. Finalement, c'est pas que ce soit génial à la maison, mais dehors y a rien à faire, les magasins sont sinistres, les bars sont vides... donc du coup je me suis habituée. J'ai plus envie de voir les autres. C'est pas pire. Je sais pas si le confinement m'a aidé à réfléchir. Je crois pas. Mais j'ai plus envie de voir les autres, c'est tout. Je fais partie du groupe P, donc ça va pas durer. Je sais pas ce que je vais faire après. Ça va être bizarre.

Ce n'était pas ça la question !

Bruno Latour tapote nerveusement l'accoudoir de son fauteuil. Quand il a lancé son questionnaire il  voulait que les gens s'interrogent sur les activités qu'ils souhaiteraient ne pas voir redémarrer à la sortie du confinement. Il pensait que les réponses tourneraient autour des voyages aériens, de la production d'automobiles, de l'invasion publicitaire... Sa perspective était mollement politique, décroissante.  Il n'avait d'ailleurs rien prévu pour stocker les réponses et n'avait  pas compté faire de traitement statistique de ces données. Mais des centaines de personnes lui avaient spontanément renvoyé le questionnaire soigneusement renseigné. Et en les lisant il avait constaté  que les gens répondaient de manière inattendue et intéressante, mais répondaient des choses inquiétantes : le confinement, non seulement on s'y été habitué, au moins dans les strates bourgeoises de la population qui correspondaient au filtre naturel des répondants de ce genre d'enquêtes, mais on avait fini par l'apprécier. Parfois de manière, enthousiaste comme Eloïse, parfois de manière bougonne comme Jean ou Marianne.

Ca faisait des semaines que  deux éléments tournaient dans son crâne.

D'un côté il y  avait sa fille, médecin en réanimation à l’hôpital de Brest  qui lui affirmait que le confinement, tout autoritaire et liberticide qu'il soit, était la seule manière de soulager la charge pesant sur les soignants.

Et de l'autre côté, il y avait une bourgeoisie qui ne trouvait plus rien de liberticide ou d'autoritaire au confinement. Une bourgeoisie qui finalement choisissait le confinement. Une bourgeoisie sans doute pas si naïve que ça, qui ne romantisait pas forcement la quarantaine, mais qui voyait des avantages à s'exclure, à éviter des interactions désagréables. Pour le moins, il y avait une bourgeoisie qui ne voyait plus comme scandaleux que l'on organise volontairement autour d'elle un monde (rebaptisé « l'extérieur ») qui soit désagréable, non désirable.

Ces deux éléments disent-ils la même chose ?

Bruno Latour  relit les notes qu'il a griffonné au début du mois de mai :

Ce que dit ma fille concernant les soignants, est conforme au discours ambiant sur le manque de masques et de respirateurs artificiels : impréparation du pouvoir face à la pandémie, casse du service public hospitalier par des décennies de politiques libérales. Les soignants sont des héros qu'on  applaudit tous les soirs à 20h. Ils forment la première ligne de front dans la guerre déclarée par le président Macron contre « l'ennemi invisible ».

Le capitalisme a changé de peau, il s'est fait étatiste, et pour cela, il n'a pas été besoin d'une révolution. Il a suffi de deux allocution  présidentielles, celles du 12 et du 16 mars. La gauche a crié au Miracle car tout ce qui semblait impossible était en fait possible : débloquer des milliards de fonds d'urgence, stopper la production, arrêter les avions, libérer les prisonniers, ouvrir les hôpitaux psychiatriques. La France s'est mise en ordre de bataille. Mais comment ce miracle a-t-il été possible ?

Bruno Latour se rappelle bien que jusqu’au 12 mars, il n'avait pas eu peur du coronavirus. Il sait aussi très bien que le 17 mars, il était en pleine panique, barricadait son appartement parisien, achetait des conserves, s'inquiétait du papier-toilette et se demandait quoi faire du chien (dont il ne savait pas encore qu'il deviendrait une case utile sur l'attestation dérogatoire). Qu'est ce qui avait changé ? Le ton, l'ambiance, Macron. Le 11 mars Bruno Latour rigolait encore d'une pandémie mondiale de rhume. Le 17 il avait fait sien le slogan de Martin Hirsch, le directeur de l'Assistance Publique-Hopitaux de Paris : « le vrai courage c'est de rester chez soi ».  Pour que ce changement, ce miracle, ce retour du socialisme soit possible, il avait fallu la peur. Pas la peur du virus mais la peur de Macron. Il avait fallu que Macron ait peur et fasse peur à la France. Et la France avait eu peur, et le miracle s'était produit.

Ça l'amène à son deuxième point, aux résultats de son enquête, à ce désir d’enfermement. Le miracle avait été possible parce que le virus était le Dieu dont Macron s’était fait le prophète. La France avait vécu son épiphanie. Elle était prête, elle était désireuse... Elle souhaitait s'enfermer depuis longtemps. Elle en avait marre de ces délocalisations industrielles en Chine, mais elle en avait aussi marre de ces migrants clandestins qui crevaient en Méditerranée et qui crevaient aussi la bulle de son confort mental. Elle en avait marre à la fois de la brutalité de Frontex et marre de ces abrutis qui ne savaient pas nager et donnaient une image déplorable des plages grecques. Elle en avait marre du libéralisme mais  marre aussi des grèves à répétition. Marre de voir des infirmières débordées de travail et marre de voir ces connasses frimer devant les canons à eau des CRS. La France, c'est à dire la bourgeoisie française, en avait marre d'être placée devant tant de contradictions. La bourgeoisie était prise en otage. Prise en otage par des conducteurs de la RATP, des cassos de Gilets Jaunes, prise en otage par le réchauffement climatique. Alors la bourgeoisie avait accueilli le Covid comme le Messie et s'était retirée du monde.

Comme le disait Marianne, je me suis habituée. J'ai plus envie de voir les autres. C'est pas pire. Je sais pas si le confinement m'a aidé à réfléchir. Je crois pas. Mais j'ai plus envie de voir les autres, c'est tout.

Le covid 19 fait office de sage-femme. C'est un monde de barrières et d'interdits qui accouche de lui-même dans les 41 degrés de ce quatorze juillet 2020. Un monde de prisons reliées par l’économie.

Bruno Latour lâche ses feuillets. Il se trouve bien pessimiste.

***

  • Thomas ? T’es où ? qu’est-ce que tu fous ?
  • J’suis à Pantin, à la Mairie, tes flics vont nous flinguer.

Christophe Castaner se fige. Une colonne d’eau froide coule sur son dos. Il est dans son bureau Empire, place Beauvau, le cul dans un siège pivotant, environné d’une constellation d’écrans de toutes tailles où scintillent des commandants de police et de gendarmerie. Il s’est mis en mode « muet » le temps de prendre l’appel sur sa ligne personnelle alors que la réunion tire à sa fin.

  • Bon Dieu Thomas, ta mère est folle d‘inquiétude !
  • Papa, pas le temps, Ils arrivent, ils nous tirent dessus ! On est sous les toits de la mairie. Arrêtez !!!! j’ai mon père en ligne !!! Christophe Castan………
  • Allo, putain, Allo…
  • Thomas !
  • Thomas !
  • Ille de pute, iens !....T bou pa conna…
  • Thomas !
  • … PAN…

Une déflagration, puis une autre.

Castaner reste figé une poignée de secondes en regardant son portable comme s’il lui avait tiré dessus. Puis il rebranche son micro et gueule aux écrans :

« Arrêtez tout ! arrêtez toutes les opérations à la Mairie de Pantin. On ne tire plus ! Je dis on ne tire plus une balle ! On se retire de la mairie ! »

A suivre … Prochain épisode sur le blog de MEDIAPART, Lundi15 juin.

Jean Gardin

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