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Billet de blog 15 juin 2020

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La Sortie - Episode 4

La rencontre de son père à la fin de l’émeute convainc Thomas de se sauver avec son ami, le fugitif Abdelkrim. Pierrot se remémore comment son refuge accueillant s'est transformé en cluster infectieux. Bruno Latour analyse les liens entre crise sanitaire et crise du capitalisme. Il se pense atteint du covid. Sa fille propose de le prendre en charge à Brest. Rendez-vous est fixé à mi-chemin.

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La Sortie

Episode 4

A Brest, en face de chez sa fille, il y a une série d’étang où Bruno Latour se promène parfois. Un panneau posé à proximité informe le passant de ce qu’il y a à savoir pour ne pas mourir idiot :

Les premiers étangs datent du XIIe siècle. Ils ont été creusés par des moines qui y élevaient des carpes pour remplacer la viande en période de carême. Aujourd’hui, cette tradition a permis au pays brestois de se forger une réputation avec la fameuse Route de la carpe frite.

Pendant des siècles, les étangs ont été vidangés en été pour augmenter la productivité piscicole et permettre une mise en culture du fond de l'étang.

Pour ces raisons, les étangs présentaient une biodiversité extrêmement faible. En 2003, le conseil général du Finistère a mis en place un programme de restauration écologique afin d’accroître leur biodiversité. Le recensement de 2018 montre que les étangs accueillent maintenant 12 espèces de palmipèdes sauvages (dont le fameux canard-moufette) et plus de 20 espèces d’amphibiens (dont le rarissime triton musqué).

Il se mouche, tousse et ne se sent pas bien. Ses idées d’avant lui font penser à ces espaces naturels protégés entretenus à coups de bulldozers. Des zones de biodiversité artificielle, éternellement jeunes comme des beautés passées par une série d’opérations de chirurgie esthétique. Ce n’est pas qu’elles soient fausses, ce n’est pas qu’elles soient moches, c’est qu’elles sont jolies comme des fleurs de printemps, fragiles, enthousiastes, juvéniles, absolument dépassées, inadaptées à un monde dont la violence s’exprime maintenant sans make-up. Fini le temps des canards-moufettes et des tritons musqués. Place aux cafards.

Pour la deuxième fois de la journée, il commande un Uber immunisé. Il a du mal à trouver un chauffeur : la plupart des voitures viennent de banlieue et selon France Info la situation y est quasiment hors de contrôle. Pantin est en passe d’être mis sous couvre-feu, mais de nouveaux foyers insurrectionnels éclatent un peu partout de Goussainville à Ivry sans parler de ce qu’il se passe  à Kallisté ou Villeurbanne.

Merde… Il se sent tellement fatigué. Ce matin la réunion au ministère, à midi ce journaliste qui est venu l’interviewer à domicile… Là il a mal à la tête et doit encore participer à un débat télévisé à 18h sur Public Sénat.  Le thème en est le port du masque : L’apport des sciences sociales. Ça le plonge dans des abîmes de perplexité que l’on convoque les SHS pour inciter les gens à domestiquer un outil nouveau. Son job est toujours le même : expliquer à des crânes chauves comment faire passer le message que, porté sur le front ou sur le menton, le masque ne sert à rien. 

Il se sent fiévreux.

Le masque il trouvait ça intéressant au début. C’était un beau pied-de-nez à la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Mais ça c’était avant que Didier Raoult ne se lance avec son copain Estrosi dans un essai de reconnaissance rétinienne via la vidéo-surveillance des rues de Nice. Raoult et Estrosi avaient eu besoin de volontaires pour tester le système. Ils en avaient trouvé des centaines qui étaient venus jusqu’à l’hôpital de la Timone se faire scanner l’iris, avec une attestation de déplacement dérogatoire à Marseille pour « participation à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative ».

Exit le masque. Il parlerait d’autre chose. Il allait se faire virer du plateau télé, mais ça l’amuse déjà d’y penser.

Pris d’un léger vertige, il se dit qu’il faut bien qu’un intellectuel sorte du rang pour poser un diagnostic valable sur la situation. Ca n’apporterait aucune solution, aucun espoir, mais au moins ça pourrait en empêcher quelques personnes rationnelles de devenir folles.

Il va pour quitter l’appartement, hésite et part à la recherche de doliprane. Il va à nouveau sortir et se ravise encore, hésite, puis se dirige vers la commode où ce matin il a déposé l’échantillon de test-covid 19 grand public que l’entrepreneur du Wuhan a distribué généreusement au début de la réunion organisée au ministère.

***

  • Comment ça on arrête tout ? Comment ça on arrête tout ? Répétez.
  • Vous stoppez la progression. On reste en position. Je répète, Vous stoppez la progression. On reste en position. J’attends les ordres. A suivre.
  • Bien reçu. Capitaine, on a deux blessés à terre, on fait quoi ?
  • Dans votre unité ?
  • Non, deux civils.
  • On attend les ordres.
  • OK

Thomas a mal au ventre. Le gendarme mobile qui lui fait face est en contrejour, éclairé par le faisceau des lampes torches.

***

Pierrot se retourne vers Asma :

  • Qu’est ce qui s’est passé ?
  • Je sais pas bien, mais je viens d’avoir Cabrilleau au téléphone. Il dit que l’un des deux a fait une connerie et qu’il est recherché par la police. Il cherche une planque, très vite.

Ils sont là tous les trois au milieu de la cour écrasée de soleil. Noureddine indique du doigt un banc à l’ombre du mur de la grange. Ils s’y dirigent lentement. Pierrot a du mal à penser. Tout un petit système mental est en train de s’emballer. Recherché par la police ? Jamais le collectif n’a été confronté à ça.

  • Putain… déjà qu’on est accusés d’être venus pour infecter les petits vieux de Malétable…
  • C’est du passé ça, Pierrot.
  • C’était il y a deux mois, Asma.

Il se dit que ça n’a pas été facile le confinement, qu’il avait fallu gérer les malades. Il se dit aussi qu’il avait fallu gérer les relations avec le village. Leur implantation dans ce bled avait été ébranlée. Ils ne devaient pas tout gâcher à nouveau, sur un coup de dé.

Sept ans de ça, à leur arrivée, Ils s’étaient rendus à la mairie faire connaissance avec l’équipe en place. Pierrot avait discuté dix minutes avec le maire, un retraité des services pétroliers adepte de la pétanque, du vélo de route et apiculteur amateur. Sa principale fierté était l’étape que constituait le village dans le championnat national de moto-cross. La rencontre avait duré cinq minutes, et puis voilà, c’était fini, « au revoir monsieur, je vous souhaite une bonne installation ». Depuis plus rien, aucune marque d’hostilité, mais aucune curiosité non plus pour la ferme Lahurie devenue subitement un repère de gauchistes.

Il avait fallu quelques temps pour que Pierrot comprenne que le temps était un peu différent d’en ville. Le temps de comprendre que les Parisiens en résidence secondaire comptaient ici pour un bon quart des 300 logements, et que sur les quelques cent actifs salariés, une trentaine travaillait à Ris-Orangis, Versailles ou Saint Quentin en Yvelines. Des hurluberlus ils en avaient vu passer. Comme par exemple ceux qui avaient monté une SCI sur la pente juste au-dessus de l’école et qui y projetaient un centre de vacances pour handicapés moteurs en quads électriques.

Alors les gauchistes de la ferme Lahurie, ils les avaient laissé venir et attendu, juste pour voir combien de temps ces accourus allaient tenir. Mais les accourus avaient tenu. Certains étaient partis, d’autres étaient arrivés, et des origines il ne restait que Pierrot et quelques autres. Mais le collectif était toujours là et progressivement ils avaient vu eux aussi arriver de nouveaux citadins, des directrices en communications, des logisticiens en transports, des praticiens de Gestalt Therapy , des musiciennes… Eux aussi avaient vu venir ces nouveaux nouveaux, au portail de Lahurie, la gueule enfarinée, juste pour faire connaissance et dire bonjour « tout simplement », entre nouveaux voisins. Et eux aussi avaient répondu « bonjour bonjour, bonne installation ! » En se demandant « Tiens, combien de temps ils vont tenir ceux-là ? ». Beaucoup étaient partis, mais certains étaient restés, et le village changeait sans changer.

Sans doute devenaient-ils progressivement des anciens ? Ils avaient pensé être disruptifs en arrivant, mais Pierrot comprenait maintenant qu’ils s’étaient simplement inscrits dans un cycle. Un cycle au cours duquel l’événement majeur n’avait pas été leur arrivée, mais l’installation de la fibre optique. Et maintenant le ciel était barré par Starlink. Un autre cycle commençait, de dimension sidérale.

Au début du confinement ils avaient calmé leurs angoisses dans une frénésie potagère, maraîchère, horticole, bricoleuse, aménageuse et établi un tour de courses scrupuleusement respecté : Une seule personne habillée en cosmonaute, toujours la même, une seule fois par semaine, une seule destination : Leclerc ! (la seule possible d’ailleurs en raison de la fermeture des marchés). Puis des copains s’étaient radinés dans le collectif en mode trash-confinement. Des routards en fourgonnettes couverts d’amendes et chassés de partout par la police, des Parisiens qui pétaient les plombs dans leurs 20 mètres carrés. Là, ça avait commencé à jaser dans le village et Pierrot avait milité pour fermer la porte.

Le collectif s’y était opposé.

Bagarre, décision prise sans consensus, et Pierrot s’était plié à la loi du groupe.

Du coup, en guise de quarantaine dans la quarantaine, une espèce de camping discret avait été dressé au fond du verger, le plus loin possible de la route, séparé de la maison d’habitation par un cordon sanitaire, un geste barrière, une distanciation sociale inscrite dans l’espace et qui courait comme un fil invisible au milieu de la prairie. Le camping n’avait rien d’énorme, mais il avait quand même fallu organiser des toilettes sèches et, plus difficile, une cuisine et des douches extérieures, en plein mois de mars.

Les consommations alimentaires ayant pris un aspect pantagruélique, plutôt que d’envoyer une seule personne le lundi pousser trois caddies, ils avaient diversifié l’approvisionnement : les uns continuaient d’aller chez Leclerc, les autres poussaient jusqu’à l’Intermarché d’Alençon.

L’ironie de la quarantaine dans la quarantaine, c’était que le refuge campagnard accueillant s’était bien transformé en cluster infectieux mais que le foyer s’était déclaré dans la maison et non pas dans le camping.

***

  • Le ministre arrive.
  • Quoi ?
  • Je répète le ministre arrive.
  • Capitaine, l’opération n’est pas terminée !
  • Je sais.

Le gendarme mobile coupe son micro et se tourne vers ses hommes.

  • C’est n’importe quoi là.
  • Qu’est-ce qu’il a dit ?
  • Il a dit que le ministre arrivait.
  • En pleine opération ? y a encore des caches dans le bâtiment !
  • Ouais, ben on attend.

Thomas sent un liquide lui couler entre les jambes, il se demande si c’est de la pisse ou du sang.

Samira gît à côté de lui, elle le regarde et lui sourit.

Il lui prend la main et a envie de lui dire qu’il l’aime.

***

  • Ce n’est pas une crise interne au système capitaliste comme en 2008. Mais ce n’est pas non plus une crise externe, tombée du ciel.
  • Hein ?
  • Ce n’est pas non plus une crise externe : le Covid n’extermine pas les humains comme la météorite causant l’extinction des dinosaures.
  • Ah… où voulez-vous en venir monsieur Latour ?
  • Attendez…

Il se mouche bruyamment avant de reprendre son argument. Aveuglé par les projecteur, il sent la sueur perler à grosses gouttes et sa pensée devient fiévreuse.

  • L’Etat a pour mission de garantir l’existence des conditions générales nécessaires au fonctionnement de l’économie de marché capitaliste. Conditions générales que le marché ne peut pas prendre en charge parce que les entreprises sont en concurrence entre elles… L’intérêt général doit primer sur les intérêts particuliers, CQFD. C’est donc toute l’infrastructure de la reproduction de ces conditions générales qui s’est dressée contre le covid : il faut sauver les populations pour que les populations puissent travailler et consommer, c’est à dire s’inscrire dans le process capitaliste. Et pour ce faire, il aura fallu arrêter l’économie ! ça peut paraître absurde mais c’est comme ça : pour garantir les conditions de reproduction de la machine économique, il a fallu l’arrêter, puisque c’est elle qui assure la propagation du virus, par les circulations qu’elle engendre. Plus exactement, il s’est agi de mettre l’économie dans le coma, faire comme si rien ne s’était passé. Mettre l’économie sous respirateur artificiel, et fatalement un jour l’en faire sortir.
  • Pourquoi cette sortie du coma est-elle obligatoire ?
  • Parce que l’Etat dans son rôle de garant des conditions générales d’existence de l’économie ne peut pas prendre une autre décision que celle qui garantisse la sortie de l’économie du coma.
  • Et pourquoi l’Etat ne peut-il pas prendre une autre décision ? Après tout, certains gouvernements sont élus, et les gens pourraient en décider autrement …
  • Vous êtes pour la décroissance, je vous comprend, c’est gentil et naïf, mais vous réfléchissez, sans prendre l’impôt en considération. La demande d’Etatisme, la demande d’un prolongement de l’Etatisme est une demande de services publiques : des hôpitaux, avec des lits, des infirmiers, des médecins, des écoles avec des enseignants, des policiers avec des armes, des véhicules et des fichiers, des politiques sanitaires avec des masques et des tests… tout cela coute un argent fou qui repose sur l’impôt, et l’impôt est prélevé sur la valeur créée par l’économie. Sans économie, pas d’impôts, sans impôt, pas d’Etat. C’est dans son écologie même que l’Etat est lié au capitalisme. L’Etat va donc faire redémarrer l’économie. Le respirateur artificiel, c’est tout ce fric public injecté et qui ne va pas tarder à être coupé. Etatisme et libéralisme sont donc les deux faces d’une même médaille, à un moment vous en voyez une, à un autre vous en voyez l’autre.
  • Bravo, brillant, sauf qu’une fois qu’on a dit ça on a rien dit… rien de neuf avec le Covid ? Vous ne répondez toujours pas à la question fondamentale : Comment se fait-il qu’une épidémie si peu létale ait entrainé de telles conséquences ? Ce n’est pas le virus qui a stoppé l’économie, c’est la lutte contre le virus. 80 pays capitalistes ont arrêté l’économie volontairement alors que rien ne laissait supposer que le Covid 19 désorganiserait les chaines d’approvisionnement ! Je vous renvoie une fois de plus à l’histoire des pandémies au 20° siècle, un siècle éminemment capitaliste ! Le capitalisme a à peine senti passer les trois pandémies beaucoup plus meurtrières de 1918, 1957 et 1968 ! C’est bien que l’infrastructure sociale – appelons-la l’Etat si vous voulez – a pris une importance considérable, jamais vue en fait,  c’est pour ça qu’on en est arrivés à une telle situation. Je dis l’Etat… mais ce sont en fait les gens ! Ce sont les gens qui n’ont pas voulu de morts. Les gens ne veulent plus de la mort. La mort est bannie. Je vous l’ai dit : la société contemporaine, appelez la capitaliste si ça vous chante, est prête à prendre consciemment tous les risques pour continuer à tourner : changer le climat, épuiser les réserves naturelles, utiliser le réchauffement climatique pour dégeler la banquise et trouver de nouvelles réserves à épuiser, qui réchaufferont encore plus le climat… Et dans le même temps, cette même société ne veut pas entendre parler de la moindre épidémie à deux millions de morts, c’est insensé ! C’est prendre tous les risques et n’en accepter aucun !
  • Vous avez raison, mais personne ne meurt de la même manière. Faut-il vous rappeler à quel point nous n’en avions rien à faire du coronavirus le 11 mars, et à quel point nous en étions rendu le 17 quand nous faisions la course au papier -toilette dans les magasins ? C’est Macron, c’est l’Etat qui nous a fait peur. Si on en veut à Trump aux Etats Unis, c’est justement parce qu’il a refusé d’endosser ce rôle.
  • Là encore vous avez tout faux : Trump a dû battre en retraite. En grande partie du moins. C’est bien que les gens l’ont poussé à agir.
  • Je n’ai pas tout faux, mais je vous accorde un point : Trump, Bolsonaro, Johnson ont dû battre en retraite sous la pression. Mais d’où venait cette pression ? Des gens ? Non, je ne crois pas. Elle venait des services hospitaliers, elle venait de l’infrastructure de la reproduction sociale, elle venait de ce grand mécanisme qui permet la reproduction des conditions générales nécessaires à l’économie. Tout ce secteur disait : Ô, Vous, dirigeants doctrinaires de l’Etat minimal, Attention ! Vous sciez la branche sur laquelle vous êtes assis ! La pression venait du substrat social de ce qu’en politique on appelle la gauche.
  • N’importe quoi ! Vous ne nous dites toujours pas pourquoi votre grand mécanisme de reproduction des conditions machin choses a pris le pouvoir du jour au lendemain. Qu’est ce qui s’est passé de nouveau, bon Dieu ?
  • C’est que vous continuez à concevoir notre société comme étant « capitaliste » au sens étroit du terme. Vous concevez le capitalisme comme une lutte à mort de tous contre tous. Une lutte orchestrée par la concurrence. Vous confondez toujours libéralisme, capitalisme et marché. Un jour vous dites marché, qui est en fait une place d’échange, un jour vous dites capitalisme, qui est en fait une synthèse sociale, et un jour vous dites libéralisme ou néolibéralisme, qui est une idéologie.
  • Mouais, et donc ?
  • Le capitalisme, comme synthèse sociale repose sur deux pieds : la concurrence, et le mécanisme garantissant les conditions d’expansion du domaine de la concurrence : le premier pied est le Marché, le second pied est l’Etat. Or, le capitalisme ne peut que grandir. S’il s’arrête, il meurt, il n’est plus le capitalisme. Parallèlement à l’expansion de la concurrence, le capitalisme a donc besoin de l’expansion de son mécanisme régulateur : l’Etat. Il est une forme sociale, il est une société, et ça ne me dérangerait pas plus que ça de dire que le capitalisme est un socialisme. La contradiction ne serait qu’apparente. Personne ne s’est rebellé contre rien. Les gens, comme vous dites, se sont contentés de taper sur les dirigeants qui ne sont que des baudruches : Trump, Macron… Ça tombait bien car les baudruches sont faites pour ça. Mais ce que réclame la gauche, et qu’elle obtient finalement si facilement, c’est le renforcement très momentané de l’infrastructure étatique qui est la moitié du capitalisme en tant que synthèse sociale.
  • Je crois que je vais prendre une aspirine. Mais vous ne m’avez toujours pas répondu : pourquoi à ce point, pourquoi maintenant, pourquoi face à une menace aussi ténue ?
  • Parce que c’était mûr, sans doute.
  • Deux aspirines en fait.
  • Vous savez, ce ne sont pas des vies humaines qu’on sauve en ce moment.
  • Arrêtez, please…
  • Mais rassurez-vous : la solution au moins provisoire est toute trouvée : C’est le modèle coréen. Masques, tests, filtrages, restrictions multiples des libertés publiques… l’Etat est bien présent, ne vous en faites pas, et l’économie repart.
  • Merdouille de merdouille de merdouille. On arrête, vraiment.
  • Ce qui m’a le plus surpris, c’est que les gens, comme vous dites, du moins les gens que je connais, les gens éduqués sont prêts à ça. Ils l’attendent.
  • Les gens, OUI, les gens… C’est moi qui vous disais tout à l’heure que c’était les gens le problème. Les gens. Ce qu’ils désirent. Et ce qu’ils désirent est impossible. Et vous… quoi ? Vous nous parlez d’infrastructures, de superstructures, de process capitaliste… Je vais vous le dire franchement : j’en ai rien à foutre ! Vous pensez que vous avez raison ? Et bien OK, vous avez sans doute raison. Génial, vous avez gagné… Et bien ça vous sert à quoi d’avoir raison ? Et nous, ça nous sert à quoi ?

Bruno Latour s’arrête. Son contradicteur vient de marquer un point. Il remarque enfin que  plus personne ne parle sur le plateau  télé où le cercle des intervenants les fixe avec le regard affolé des biches dans les phares d’une bagnole. L’animateur se tourne vers les deux duettistes :

  • Vous savez qu’on est en direct ?

Mais son contradicteur revient à la charge :

  • Hein, Monsieur Latour, alors, que faut-il faire ?

Latour répond sans réfléchir :

  • Faut aider le système à tomber, briser la médaille, faut se casser à la campagne… excusez-moi…

Il est pris d’une quinte de toux irrépressible.

***

  • Alors ce médecin ?
  • Il arrive.
  • Et le ministre ?
  • Il arrive aussi.
  • Y en a une qui se vide. Le ministre y devrait pas plutôt rester au rez-de-chaussée ?
  • Je sais pas.
  • Ouais, ben au moins, envoyez le médecin avant lui.

***

Le père d’une des filles de la communauté avait montré les symptômes de la maladie le 18 mars, à Belfast. Le 25, il avait été placé en soins intensifs. La nana avait fait la bise à son daddy pour la dernière fois le 13, juste avant de rejoindre Malétable via l’avion de Paris.

Le compte avait rapidement été fait : ils étaient en pleine période d’incubation. La fille se voulait rassurante et disait que son père avait probablement choppé le covid à un match de rugby – le dernier autorisé en Irlande- le 14, soit un jour après son départ en France… Mais elle avait le nez qui coulait et de léger vertiges. Le verdict était vite tombé. Le 27, ils étaient deux au lit avec 39 de fièvre et tout le monde s’était déjà partagé assiettes, couverts et horaires de repas. Chacun s’était cousu un masque-maison, les toilettes étaient désinfectées à chaque passage et les poignées de porte luisaient de gel hydro-alcoolique. Rien n’y avait fait. Le dix avril, la plus vieille de la bande était aux urgences d’Alençon avec des difficultés respiratoires, cinq étaient alités avec des symptômes plus bénins, huit pouvaient être considérés comme plus ou moins asymptomatiques dont deux tacitement reconnus comme essentiellement angoissés et hypocondriaques.

Pierrot comptait parmi les cas les tardifs mais les plus sévères. Il avait été au lit du 8 au 18 et avait ensuite mis trois semaines à s’en remettre complètement. Ce truc était une vraie saloperie. Il avait, de plus, pris un risque conscient, en ne respectant aucun des gestes-barrières qui l’auraient séparé de sa compagne, enceinte et  fiévreuse depuis le premier avril. C’était un gage d’amour mais aussi une fanfaronnade pour celui qui considérait le virus comme bien moins dangereux que le confinement et l’auto-immunisation comme une arme de résistance.

Du fond de son lit, entre deux poussées de fièvre, il s’en était mordu les doigts et les idées noires s’étaient mises à la queue leu leu les unes derrières les autres comme des petits scarabées. 42 ans, hyper-tendu, rythme cardiaque à cent… Pas loin de faire partie des populations à risque s’était-il répété mille fois. Heureusement qu’il y avait eu Noureddine et Asma pour se moquer de lui (« Habibi … Tu vas mourir et Allah ne voudra même pas de toi, tu es trop laid ! ») et lui apporter les repas que les gens du camping leur déposaient devant la maison.

Le 15, la camarade en soins intensifs était intubée et placée en coma artificiel. Le 19 Pierrot faisait ses premiers pas dehors. Ses jambes le portèrent difficilement jusqu’au banc, à côté du portail donnant sur la route menant au village. Les deux musiciennes récemment installées passèrent à ce moment-là en promenade. En le voyant, elles hésitèrent et firent demi-tour.

Le même jour, le maire s’était fendu d’un coup de fil, pour prendre des nouvelles, mais surtout pour s’informer de combien de gens résidaient là et sous quels motifs. Une panique morose et lymphatique étendit un voile gris sur la vie.

Et puis plus rien. Les oies, ça caquète, ça caquète, et puis fatalement à un moment ça s’arrête. La camarade la plus atteinte  sortit du coma le 24, les derniers alités étaient déjà tous sur pieds et les habitants du camping brisaient d’eux-mêmes la quarantaine dans un joyeux premier mai.

***

- Thomas ?

- Papa ?

- Thomas mon petit, mon petit. Bouge pas, ça va aller.

- Où est Samira ?

- Qui ?

- Samira, elle était là.

Christophe Castaner se tourne vers le médecin.

  • Euh… la femme qui était là ? j’ai demandé son transfert aux urgences. Elle doit être encore en bas.

Thomas :

  • Qu’est-ce qu’elle a ?

Le médecin ne répond pas. Il regarde Castaner qui hoche la tête.

  • Des côtes cassées, un pneumothorax, et sans doute une hémorragie interne.

Thomas :

  • C’est grave ?
  • Pas forcement, si on la prend en charge maintenant.
  • Et les autres ?

Le médecin fait la moue :

  • Les autres ? Je sais pas, Il n’y a que vous deux qu’on m’a demandé de voir au grenier.

Thomas se redresse sur les bras. Ça lui arrache un cri de douleur. Son père lui caresse le front.

  • Bouges pas Tommy, faut que tu te reposes.
  • Qu’est-ce que j’ai ?
  • Pas grand-chose, ça va, tu as des éclats de grenade un peu partout. Mais rien de grave.
  • Faut que je la voie. Aïeeee

Il soulève ses vêtements et s’inspecte le ventre. Un énorme hématome orne son plexus solaire.

  • Et ça ?

Son père baisse les yeux.

  • Oui, et ça aussi, mais le médecin dit qu’il n’y a rien de cassé.
  • Faut que je la voie.
  • On rentre à la maison.
  • Faut que je la voie je te dis !
  • NON ! Elle est prise en charge par les médecins, elle ira bien, mais hors de question que tu la voies. Elle sera poursuivie, pour terrorisme probablement. T’as rien à voir avec elle.
  • Tu sais qui c’est au moins ?
  • Oui, c’est la nana du comité anti-répression, une des organisatrices de la manif qui a mené à cette merde.
  • La merde ici c’est toi. J’en vois qu’une et c’est toi.

Christophe Castaner serre les poings.

  • Ouais ben écoute Thomas, tu penses ce que tu veux de moi, mais je vais pas te laisser faire tes conneries. Tu crois quoi ? Pourquoi tu crois qu’ils m’ont filé ce poste ? Pourquoi ils l’ont pas filé à un mec plus propre que moi ?
  • J’en sais rien, laisse-moi partir.
  • Et tu partiras comment ? T’es en sang. Tu peux pas marcher. Je te laisserai pas te sauver de toutes les façons.
  • Je veux partir !

Christophe Castaner soupire. Il se lève, se cogne à une poutre, jure et s’éloigne. Il marmonne un truc à l’oreille d’un policier puis appelle sa femme.

Quand il revient, c’est accompagné de trois infirmiers et de deux gendarmes. Les infirmiers étendent Thomas sur une civière que les gendarmes aident à faire passer par la trappe donnant sur la salle des archives.

Arrivés sur le perron de la mairie, Thomas tourne la tête en tous sens. En l’air, rien, le ciel bleu voilé de pollution. Sur sa droite des véhicules blancs et bleus, des CRS qui tirent sur des cigarettes ou jouent sur leur portable. Sur sa gauche, des ambulances, l’une, coffre ouvert sur une civière où il reconnait la jeune femme inconsciente. Il est installé dans une autre qui, sirène hurlante, le conduit à l’hôpital Bichat où il reçoit des soins sous la surveillance de deux policiers.

Une heure plus tard, les mêmes policiers le déposent en bas de chez lui, veillent à ce qu’il pénètre bien à l’intérieur du hall et s’installent en faction dans leur véhicule.  Ils  saluent du doigt les flics en civile chargés de la protection du domicile du ministre et qui se demandent ce qu’il se passe.

Thomas ne prend pas l’ascenseur. Il ne foule pas non plus le velours de l’escalier d’honneur. Il ouvre une porte discrète dans l’arrière-cour et monte par l’escalier de service en claudiquant, prenant du repos à chaque étage.

Arrivé au 7°, il emprunte le couloir des chambres de bonnes. Il toque à l’une d’entre elles. Trois coups longs, trois coups rapides, trois coups long. Un jeune homme lui ouvre.

  • Thomas ! Mais t’es dans quel état ?

Thomas entre dans la pièce. Le jeune homme lui tend une chaise sur laquelle il s’affale. 

  • Abdelkrim…
  • Ouais, je sais, j’ai suivi les infos. Où es Samira ? T’as pu la contacter ?
  • Elle est à l’hosto, ça a l’air assez grave. J’ai rien pu faire…

Les deux amis baissent les yeux, abattus.

Abdelkrim va servir deux verres d’eau au minuscule évier.

Il en tend un à Thomas. Leurs regards se croisent. A l’unisson ils s’écrient :

  • On se casse, on se casse maintenant !

***

  • C’est quoi ces tests de merde papa, ils en ont parlé aux infos à midi, il paraît que tu cautionnes ça ?
  • Claire, je n’ai rien validé du tout. J’étais à la réunion c’est tout, après ils ont raconté n’importe quoi.
  • Mais il est positif…
  • Oui, il est positif. Si ces tests sont fiables, a priori j’ai le covid.
  • Et ta température ?
  • 38,2°
  • Ça va aller, j’appelais juste pour avoir ton avis et je …
  • Je te prends en charge.
  • Quoi ?
  • Je te prends en charge.
  • A Brest ?
  • Oui à Brest. Tu prends un train tout de suite, je t’attends à la gare.
  • Attends je regarde les horaires… Y en a un à 21h, tu peux l’attraper.
  • Je prends pas le train dans mon état. Imagine que je sois contagieux. Et de toutes les façons ils font des tests obligatoires sur les vieux comme moi dans les gares.
  • Alors prend la voiture !
  • Jusqu’à Brest ? Tu n’y penses pas !
  • Alors on coupe la poire en deux. On se retrouve à mi-chemin à la maison de campagne. Je te conduirai jusqu’à Brest. Tu as bien les clefs ? La maison est fermée depuis Noël.

Bruno Latour est amusé, il ne pensait pas mettre à exécution sa menace proférée sur Public Sénat. Il ne pensait pas  « se casser à la campagne » aussi vite. Il répond :

  • A Malétable ? Oui, pourquoi pas.

A suivre ... Prochain épisode sur le blog de MEDIAPART le mercredi 17 juin 2020

Jean Gardin

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