LA SORTIE
Episode 5
Un gros nuage gris-bleu l’accompagne alors qu’il descend au parking. Il l’a choppé. Il a attrapé cette saloperie de Covid alors qu’il s’était enfin décidé à mener bataille contre le confinement du monde.
A plus de 80 ans sa vie est en jeu. Alors qu’il cherche les clefs il s’entend demander : « tu vois gros malin ? T’aurais pas mieux fait de la respecter ta quarantaine ? ». Il y voit une forme d’ironie, une réaction du corps attaqué par le virus de l’intellectuel surgonflé et qui le force à l’honnêteté.
La voiture n’a pas servi depuis le dernier Noël familial dans la maison de Malétable. Est-il simplement en état de conduire ? Il a pris deux dolipranes et en a fourré deux boites dans son sac mais il se sent fébrile bien au-delà de ce que la fièvre peut expliquer.
Contact. La voiture démarre doucement. Ses pneus crissent sur la peinture rouge en amorçant une longue courbe vers la sortie signalée par des flèches blanches. Le parking ressemble déjà à un hôpital. A droite, à droite, puis à gauche, la rampe montante sur deux étages et enfin le jour déclinant du soir sur Chatelet-Les-Halles. La rue Rambuteau, la rue Beaubourg, l’Hôtel de Ville et puis la Seine et puis la rue Saint Jacques qui s’élève en direction du Panthéon. Et puis… Un cycliste masqué qui déboule sur sa gauche et lui coupe la route au niveau de la rue des Ecoles. Il pile. Derrière, ça klaxonne. Et devant le cycliste se retourne le temps de lui faire un doigt d’honneur. C’est toujours Paris, quoi.
Il redémarre, ça cale. Il doit s’y reprendre à deux fois. Meeeeerde, arrêtez les klaxons bordel !
Boulevard de Port-Royal à droite, rue de l’Observatoire à gauche, il arrive devant le lion de Belfort, place Denfert-Rochereau, là où Saint-Michel terrassa un dragon menaçant Paris. Début de l’embouteillage qui doit le conduire Porte d’Orléans.
Déjà ?
Il allume la radio réglée sur France Info et l’éteint au bout de dix secondes . Cinq minutes plus tard il la rallume. Puis l’éteint à nouveau, incapable de s’intéresser aux bidonvilles indiens, aux violences inter-confessionnelles et aux réfugiés morts d’épuisement sur les routes menant au village. Le village refuge, le village où ces pauvres pourraient sans doute encore compter sur la solidarité de la famille. Un drôle de retour à la terre, sans aucun rapport avec son trajet vers Malétable. Et pourtant… S’il devait réellement « se casser à la campagne » comme il l’avait affirmé sans réfléchir sur un plateau télé médusé, ce serait bien là qu’il devrait s’installer. Malétable, le bout du chemin. L’allée de thuyas, la maison sur la gauche à moitié enfouie sous la pente et dans laquelle on pénètre par l’étage. Dans deux heures il y serait. Il descendrait l’escalier et se retrouverait dans le salon donnant sur le jardin. Il serait sans doute dix heures du soir et les dernières lueurs du jour éclaireraient encore un peu La pelouse, surement dans un sale état, à moins que le jardinier ne soit passé. Il ouvrirait les portes-fenêtres pour aérer, se servirait un verre d’eau et attendrait sa fille. Sa fille qui viendrait de Brest, qui préparerait surement un petit repas… Ah non, pour une fois ce serait lui, tiens… en attendant Claire il dénicherait bien un paquet de pâtes et quelque chose au congélo. Et une bouteille de vin. Et puis elle l’ausculterait. Elle était immunisée, depuis le 18 mai. Ça irait. Ça irait. Ils dormiraient dans les chambres du haut. Sa fille l’accompagnerait le lendemain à Brest, après le petit-déjeuner. Ils feraient un nouveau test Covid, sérieux celui-là. Et ensuite … ensuite quoi ? ça serait quoi la suite ? Les soins intensifs ? Le coma artificiel étendu sur le ventre avec un tube dans la trachée ?
PIIIIINNNNNNNNNN
Oui Merde ! ça va ! Il redémarre et avance de vingt mètres. Ça sert à quoi de klaxonner dans les embouteillages ? Dans le 4*4 sur sa gauche il y a toute une famille masquée. Assise à la place du mort, la mère le dévisage drôlement. Le père se penche pour l’observer lui aussi. Quoi ? ça se voit ou quoi que je suis malade ? Il hausse les épaules. La femme détourne les yeux. Pas les gamins à l’arrière qui retirent leurs masques pour plaquer leurs joues, leurs lèvres et leur langue sur la vitre. Des limaces, des bonbons roses et gluants entourés de buée. Il leur fait signe d’ouvrir. Les enfants essayent mais le père fait signe que non, non, ils ne peuvent pas.
Décidemment, ça ne va pas. Il ne sait pas si c’est le blues, l’angoisse ou la maladie, mais dans cet état ça va être impossible de conduire jusqu’à Malétable.
La porte d’Orléans enfin, et miracle, la circulation reprend un petit peu. Il dépasse deux jeunes auto-stoppeurs. Qui fait encore ça aujourd’hui ? C’est formellement interdit ! Dans le 4*4 la femme sort un portable, les filme, puis pianote quelque chose sur son écran.
Il fait un écart sur la gauche, les rétroviseurs s’entrechoquent. Les deux voitures pilent. Le couple le regarde, effaré. Il leur fait une grimace et ouvre sa vitre. Le mec essaye de prendre un air menaçant. Latour se déplie hors de sa voiture et tape à la vitre du 4*4 qui redémarre en trombe. Derrière lui c’est un concert de protestations. Il les ignore et ouvre la porte arrière en faisant signe aux deux jeunes : Montez !
Les autostoppeurs ne se le font pas dire deux fois et jettent leurs sacs sur la banquette.
- Y en a un qui veut prendre le volant ?
- Quoi ?
- Je dis : y en a un qui veut prendre le volant ? Je ne me sens pas bien.
- Heu… je peux, oui… mais …
- Je suis sans doute contaminé, j’ai fait le test cet après-midi et je suis positif au Covid. Vous voulez toujours monter ?
Les deux secouent la tête énergiquement.
- Oui, pas de soucis M’sieur Latour, Merci !
- On se connait ?
- Vous êtes notre prof à Sciences-po. On s’est pas vu depuis la fermeture, le 10 mars.
- Ah, ça, c’est pas banal !
- On peut monter ? Je conduis alors ?
- Oui, oui, pas de soucis… ça par exemple, quelle coïncidence…
- Oui, allez, M’sieur Latour, on y va !
Latour pousse les sacs et s’installe sur la banquette. Abdelkrim est au volant, Thomas à côté de lui.
- Alors ça vous avez suivi mon cours, c’est amusant, non ? Quelle coïncidence…
- Vous en avez pensé quoi ? Est-ce que ça résonne avec la situation actuelle ?
A l’avant, un silence, puis mollement :
- Oui, bien sûr, c’était très pertinent.
- Et… ça se passe comment pour vous cette fin d’année ? Un peu bizarre j’imagine ?
Nouveau silence.
- Thomas, je prends à droite là ?
Abdelkrim emprunte la bretelle qui mène vers Orly, la A6, la A 10 et la A11.
- Vous… vous êtes immunisés ? ça vous dérange pas que je sois sans doute contagieux ?
- Pas de soucis.
Le temps passe.
- Et vous savez où vous allez ?
Abdelkrim et Thomas se regardent.
- Je veux dire… ça vous intéresse quand même de savoir où moi je vais ? c’est ma voiture que vous conduisez vous savez…
- Oui, Monsieur Latour, pardon, on part à l’Ouest. Par la A11, direction Nantes. Et vous ?
- Ah, ça tombe bien. Moi aussi. Dites, il faut ensuite que je prenne la sortie 3, vers Illiers-Combray, vous allez jusque-là ?
- Oui, on vous y dépose ?
- Pardon ?
- Oh excusez-moi, oui, vous pouvez nous y déposer, c’est par là qu’on va nous aussi.
- Ah bon… De mon côté il faudra que je remonte au nord ensuite, direction Alençon. Je m’arrête à Malétable. Je ne sais pas si je serai capable de m’y conduire. Vous n’iriez pas dans cette direction par hasard ?
- … Malétable ?
- Oui, c’est ma maison de campagne, avant Alençon.
- …
- Non ?
- Si, si, on va par là. Aucun soucis Monsieur Latour, avec plaisir. Vraiment merci de nous avoir pris en stop !
Les deux jeunes gens demeurent silencieux, Bruno Latour aimerait bien les interroger malgré leur mutisme, mais il est trop crevé pour faire cet effort. Et puis le voilà rassuré sur le trajet. Dix minutes plus tard il somnole affalé sur leurs sacs.
Abdelkrim pense à sa tante Samira, la mère de Soufiane et la présidente du comité anti-répression. Thomas pense aussi à Samira, la jeune femme qui lui a souri avec le poumon en berne, les côtes cassées et qui a pris sa main dans la sienne. Abdelkrim pense aux flics qui sont après lui. Thomas essaye de ne pas penser à son père, le patron des flics qui en ont après Abdelkrim, Abdelkrim qui prend son ticket au péage de Saint-Arnoult en camouflant son visage sous une capuche.
Cabrilleau leur a dit que c’était bon, qu’ils étaient acceptés à Malétable, où ils ne connaitraient personne mais où on ne leur poserait pas de questions. Mais qu’est-ce qu’ils y feraient ? Combien de temps y resteraient-ils ? Ils avaient en tout et pour tout trois cent balles en liquide et il était hors de question de tirer des sous avec les CB. Christophe Castaner serait immédiatement averti de la position de son fils, et Abdelkrim… on ne savait tout simplement pas si le drone l’avait identifié quand il avait forcé le barrage de police. Mais la bagnole avait sans doute déjà été repérée, et de la bagnole, ça ne prendrait pas plus d’une heure pour mener les flics à l’identité de son conducteur. Adieu la CB. Adieu les GSM, adieu les mails, les réseaux sociaux, adieu les villes et leur vidéo-reconnaissance. Il restait quoi ? Un collectif de gauchistes anti-tout à Malétable. Cabrilleau avait fait ce qu’il pouvait. Mais c’était le bout du chemin. Comment organiser une cavale au 21° siècle quand on a vingt ans ?
Un bip. La jauge d’essence s’allume, il faut faire le plein. Abdelkrim marmonne qu’il y a une station dans 12 kilomètres.
- Ouais, on s’arrête, pas le choix. Heu… Monsieur Latour ?
- Hummmmm ?
- Y a plus d’essence, on va s’arrêter dans une station. Ça va ?
- Oui, ça va… au fait vous vous appelez comment ? Je me rappelle sans doute un peu de vous, mais pas de vos noms.
- Fayssal
- Noë
- Fayssal, Noë, ça ne me dit rien. Enchanté… Je dois dire que … Comment ça se fait que vous fassiez du stop ?
- Pourquoi ?
- Parce que c’est interdit.
- Ah, on savait pas.
- Oui, surement, vous ne saviez pas. Vous êtes pas très causants en tout cas, j’espère que vous ne visiez pas l’ENA.
- …
- C’était pour rire, les temps sont étranges de toutes les manières.
- Tiens, voilà la station, vous voulez boire un café ?
- Pas de refus.
Ils prennent de l’essence et cherchent une place dans le parking bondé. Ils entrent dans le hall vivement éclairé. La signalétique de la distanciation sociale sont bien en place le long des gondoles de sandwichs. A sa construction, le lieu était formaté pour le ravitaillement de centaines de milliers d’automobilistes à l’année (sans doute des millions ?). Le confinement a causé une baisse momentanée de sa fréquentation mais là, le flux revenu au plus haut est simplement mieux canalisé qu’avant et de petites affichettes expliquent l’importance de signaler les comportements non appropriés à la direction. Point positif : les toilettes sont un enchantement de propreté. Latour a bien un petit regard censé signifier qu’il prend généreusement en charge l’intégralité des frais du voyage mais sans obtenir de réaction de la part des deux encapuchonnés qui sirotent leur café en soulevant leurs masques.
- On dirait que vous êtes recherchés par la police.
Thomas-Noë avale de travers une gorgée brulante et se met à tousser.
- Je disais ça pour rire.
Abdelkrim-Fayssal demande :
- Est-ce que je peux emprunter votre portable ? J’ai oublié le mien à la maison.
- Vous n’arrangez pas votre cas. Enfin, tenez…
Abdelkrim s’éloigne avec l’appareil. Bruno Latour se retourne vers Thomas :
- Vous savez bien qu’il y a le trombinoscope de Sciences-po en ligne… Ce serait pas très compliqué d’aller voir si vous y figurez, et sous quelle identité.
- Et ça vous avancerait à quoi ?
- A rien, pure curiosité. Malsaine sans doute. J’ai froid… on peut repartir et mettre le chauffage ?
- Mais il fait 32 degrés au moins !
- Dehors, mais là c’est climatisé, j’ai froid, on y va.
Ils remontent dans la voiture en attendant qu’Abdelkrim ait fini son coup de fil. Cinq minutes plus tard ils sont de retour sur la file de droite, collés au cul d’un camion dont Abdelkrim ne veut pas se détacher. Latour renonce au moindre commentaire, reprend deux dolipranes et se réinstalle pour dormir.
- T’as eu qui ?
Murmure Thomas.
- Mon autre tante, Malika.
- Alors ?
- Difficile de savoir, elle est à l’hôpital. Malika dit qu’elle est toujours inconsciente mais dans un état stable. Mais elle sait pas grand-chose, y a pas le droit de lui rendre visite. Sa chambre est gardée. Tu penses que ton père …
- Quoi mon père ?
- Non rien, je sais pas, la faire libérer quoi.
- Mon père ferait rien pour moi, alors pour elle, laisse tomber.
Abdelkrim perçoit une haute silhouette qui se redresse à l’arrière et barre la lumière des phares dans son rétroviseur.
- Thomas Castaner. C’est ça, Thomas Castaner ! Qu’est-ce que je suis bête ! J’étais avec votre père ce matin ! Dites, pas commode le bonhomme, hein ?
***
Il est dix heures du soir et les derniers rayons du soleil quittent le pignon et s’envolent vers ailleurs, vers d’autres maisons, plus à l’ouest.
L’orge blond baisse la tête sous juillet. Les poules pondeuses ont rejoint les poules couveuses dans le poulailler. Une voisine est passée avec un panier de légumes, dommage, c’est les même qu’au potager. Deux autres sont venus voir comment manœuvrer le camion, pour le jour où ils reviendront avec le nouveau labo-cuisine. Les hirondelles virevoltent nerveusement de leur nid au ciel et du ciel au nid parce qu’on a emménagé un atelier juste en dessous. La journée s’est achevée tranquillement, comme une autre soirée d’été. Dans le courant de la Cendrine, Asma s’est baignée habillée. Noureddine s’est contenté de la regarder en fumant des cigarettes. Toute la nature se porte à la récolte et dans un ventre, un bébé encore inconnu se prépare au soleil.
- Nous resterons mutants.
dit Pierrot, à d’autres, qui vaquent.
- Et il y a quoi à l’ouest, là où il va le soleil ?
- Le Mont-Saint-Michel est en ligne droite.
- Et puis ?
- Et puis la mer à l’horizon, l’Amérique ensuite, un peu moins fasciste que l’Europe. Au moins Trump n’a-t-il pas cherché à terroriser sa population.
- Pas charmant, vrai.
- Et il y a quoi après l’Amérique ?
- Il y a encore la mer, et puis encore des terres, la Chine, d’où est arrivée Corona.
- Et puis après ?
- Après, encore des terres, beaucoup de terres. Des terres plates, labourées, et des terres escarpées, très hautes, très froides, très chaudes, très sèches, où il n’y a presque personne. On pourrait sans doute habiter là-bas.
- Et puis après ?
- Après il y a nous.
- Et après ?
- Et après, c’est hier, on est revenus en arrière. On est le 13 juillet au soir.
- Mais …
- Et après, on recommence, le Mont-Saint-Michel, la mer, l’Amérique, la mer, la Chine, les montagnes, nous, et on est le 12 juillet.
- Mais alors … ?
- Oui, Partir là-bas, vers le passé. Ça n’est pas plus impossible que les montagnes arides. Mais c’est en pensée seulement.
- Et c’est tout ? On peut pas habiter ailleurs encore ?
- Non ce n’est pas tout. Nous pouvons aussi changer de direction au Mont-Saint-Michel. Il y a là une possibilité de bifurcation, un chouïa de verticalité. A condition de garder la ligne droite, Nous pourrions nous servir de l’Archange comme d’une mire et prendre la tangente. Arrivés vers Montréal nous serions déjà à quelques centaines de kilomètres d’altitude.
- Et après ?
- Après, je ne sais pas. L’espace, le froid sans doute. Encore faudrait-il faire gaffe à pas se cogner un satellite. Mais on pourrait tomber sur une autre planète, même austère, même hostile, mais une autre Terre ; Mars par exemple, suffisamment pauvre et ingrate pour qu’ils la dédaignent et nous la laissent.
- Ça va Pierrot ?
Hein ? qui parle ?
- Pierrot, tu es debout tout seul au milieu du verger et tu marmonnes des trucs insensés. Viens, il y a des gens qui te demandent à l’entrée. Dont un vieux qui a pas l’air bien du tout.
Jean Gardin
A suivre …
Prochain épisode sur le blog de MEDIAPART le samedi 20 juin