La Sortie
Dixième et dernier épisode
Deux ânes pour porter les éléments du tube laser.
Deux ânes pour porter les engrenages du planétaire, son moteur et son télescope.
Quatre ânes cheminant au clair de lune et trois hommes pour les guider dans les marais au tût-tût discret d’un radiophare.
Thomas ne fera pas sa rentrée à Sciences-po le lundi 14 septembre, ni à la Sorbonne ni ailleurs. Il suit en silence les pas d’un antique baudet dont les ancêtres ont accompagné les hommes sur plus de mille générations. Il pose les pas dans les siens, certain d’y trouver le sol sûr d’une marche économe. Cette ânesse-ci qui le précède est née dans une ferme de Genêt, dans la baie du Mont. Ni sa mère, ni la mère de sa mère n’ont jamais eu à travailler durement. Anesses à touristes se passant le flambeau de génération en génération depuis les années 1960, gentilles bourricots des sables, elles n’ont eu à porter que des sacs Lafuma et des petits enfants à travers les méandres de la Sée, de la Sélune et du Couesnon, métaphoriquement jusqu’à l’archange Saint Michel, mais plus prosaïquement, jusqu’à l’auberge de la mère Poulard et les boutiques à souvenirs de Grande-rue.
Thomas se dit qu’une génération d’âne, ça doit aller chercher dans les huit ou dix ans. Il compte mentalement que cela fait donc six à dix générations que les quétons se transforment progressivement en auxiliaires de loisirs et ne survivent plus comme espèce normande que pour cette raison sociale, aussi flatteuse que fragile. Avant cela, le même pas sûr et lent devait porter plus de curés et de sacs de blé que de pèlerins, et ce depuis 150 à 200 générations. Certaines ont-elles pu aller à la guerre ? Celle de 14 a-t-elle été cantinière dans les tranchées ? Thomas compte dix ou douze générations en arrière. Et qui sait si Guillaume n’en avait pas emporté sur ses navires pour revendiquer à Hastings le trône d’Angleterre ? Thomas compte encore : plus de cent générations d’ânesses le séparent du conquérant. Et avant ? Plus il remonte dans le temps, moins il imagine de curés, mais des druides surgissent progressivement du brouillard de son imagination. Ce n’est pas encore l’an mil, et maintenant il y a des araires à trainer. Et avant tout cela, rien, ou si peu… tellement peu d’informations sur 900 générations d’ânes néolithiques. Alors, alors seulement, au coucher de l’âge de pierre, apparaît l’âne sauvage. C’est un onagre, et pour le trouver il aura fallu quitter la Normandie pour se rendre du côté de la Mésopotamie, dans d’autres marais, qu’on dirait plus tard être de Bassorah.
Thomas manque de tamponner l’animal qui le précède et qui s’est arrêté pendant qu’il rêvassait.
Il perçoit l’ombre de Noureddine qui se retourne et le regarde dans le premier quartier de lune. Un éclair de lumière, le visage de Noureddine penché sur la flamme du briquet pendant qu’il allume une cigarette. Thomas et Abdelkrim le rejoignent. Thomas demande pourquoi ils s’arrêtent. Noureddine indique qu’ils sont arrivés en leur montrant du doigt la diode rouge d’un talkie-walkie qui clignote au travers des hautes herbes, et juste à côté, la dalle et son engrenage qui brillent doucement dans la nuit.
Ils déchargent les bêtes. Abdelkrim va les accrocher au petit frêne. Chacun une lampe torche sur la tête ils entreprennent le montage du planétaire, du télescope et du laser avec des gestes sûrs, mainte fois répétés. Deux heures plus tard, le laser couplé au télescope est pointé vers le ciel. Thomas et Abdelkrim entreprennent de déterrer les cantines. Ils en sortent une batterie qu’ils branchent sur un onduleur, et l’onduleur sur le moteur du planétaire. Pendant que Noureddine et Abdelkrim commencent l’installation des catapultes et du transformateur électrique, Thomas lance un programme de guidage sur son ordinateur portable qu’il couple au planétaire. Le laser et le télescope tournent à sa demande sur l’axe polaire puis sur l’axe des déclinaisons. Tout fonctionne comme prévu et il leur reste même une heure à perdre avant que le train de l’espace ne soit annoncé en gare de Carentan. Pour passer le temps, Thomas pointe le télescope sur Mars la rouge.
***
- Soufiane, Terre la Bleue !
- Terre la Bleue mama !
- Çalahautçestbeau !
- CaçestTerreLaBleuelàhaut.
- Çatrébeau !
- TréBeau !
***
Tu regardais quoi ?
Demande Abdelkrim. Rien, lui répond Thomas en quittant à regret la planète rouge et sa princesse martienne.
Les premiers satellites Starlink apparaissent dans le ciel nocturne à l’heure où se couche l’étoile de Dejah Thoris. Noureddine arme les catapultes et projette les câbles vers la ligne THT. Les crochets s’y entortillent vigoureusement et les transformateurs commencent à bourdonner. Il faut faire vite. Même en déviant l’essentiel de la puissance vers la terre, le système risque de cramer en moins de dix minutes.
Thomas vérifie une dernière fois la trajectoire programmée sur son ordinateur et jette un ultime coup d’œil dans l’œilleton du télescope. Un satellite y brille dans la Grande Ours avec la grâce d’une boite à chaussure affublée d’un bout de papier d’aluminium. Il rejoint ses deux compagnons. Abdelkrim porte la télécommande à sa main, regarde Noureddine qui hoche la tête.
Il allume le laser. Dans le ciel noir, ils distinguent nettement la ligne rouge quasi verticale formée par le choc des photons sur les aérosols de l’air. Et plus haut, beaucoup plus haut, il y a comme une étincelle car le premier wagon du train de l’espace vient d’entrer en incandescence. Quelques secondes plus tard, c’est le tour du deuxième, puis du troisième… A chaque fois, le tube laser repart à la chasse, reprend quelques degrés sur l’horizon, marque sa cible et balance une décharge d’énergie lumineuse en arc de cercle. Trois minute encore et c’est fini. L’attaque du train est terminée. Les indiens ont gagné et le cheval de fer ne passera plus dans le ciel, du moins pas cette nuit et pas les suivantes.
Il est inutile d’essayer d’effacer les preuves. Ils pourraient bien bruler toute l’installation ou même la ramener à dos d’ânes, il resterait toujours derrière eux les crochets sur la THT et les câbles en train de jouer aux serpents de feu dans les marais desséchés.
Il faut maintenant suivre le plan et disparaître.
« A plus tard », dit Abdelkrim. « Comment ça à plus tard ? » Demande Thomas. Abdelkrim lui explique qu’il a beaucoup réfléchi ces deux derniers mois et qu’il a décidé à se rendre à la police.
Ils ont tué son neveu, ils ont laissé sa tante dans le coma, à mourir sur un lit d’hôpital. Ils vont le chercher partout et finiront par le trouver. Alors il va aller à Carentan, et il va se rendre aux gendarmes. Ils ne vont quand même pas le faire assassiner dans sa cellule : il est juste accusé d’avoir renversé un flic le 13 juillet, un policier qui finalement s’en est sorti avec une commotion cérébrale et une hanche cassée. Et lui, Abdelkrim, il prendra sur lui l’affaire du laser. Il a étudié le droit, et il sait maintenant que le droit de l’espace est compliqué. Il ne devine pas bien vers qui Elon Musk tournera les avocats de SpaceX : vers lui ou vers le gouvernement français ? Et il n’est pas certain que le milliardaire gagne ses procès car il n’y a pas de jurisprudence applicable. Par contre Abdekrim sait que ça prendra des années… Des années au cours desquelles peut être militera-t-il du fond d’une prison pour le droit au ciel nocturne et à la déconnexion ? Donc voilà… il ne sait pas s’il en prend pour cinq ou pour cinquante ans, mais il n’a pas envie de courir en fugitif et de se cacher toute la vie. Enfin, il pense qu’en prison il pourra apprendre des choses utiles, pour plus tard.
Thomas s’excite et hurle que son copain est fou. Noureddine prend son air pensif pendant qu’Abdelkrim explique qu’il faut être réaliste et leur donner au moins un terroriste pour qu’ils aient un peu moins d’entrain à en dénicher d’autres.
Noureddine prend le bras de Thomas et le tire à lui doucement. Il dit quelque chose en arabe à Abdelkrim qui disparait dans la nuit.
***
Sa compagne tend le nouveau-né à Pierrot qui s’en saisit avec maladresse. Il caresse la petite joue, s’extasie des petites mains, du petit nez, des petits tout qui viennent de tomber dans ses grandes pattes. Claire les regardes tous les trois en silence. Elle est heureuse qu’ils aient choisi l’hôpital de la Grande Cavale, son hôpital, pour faire naître le petit. Il est huit heures du matin. Elle rebranche ses appareils auditifs et demande :
- On allume la télé ?
Pierrot et sa compagne décrochent un instant les yeux de leur bébé et hochent gravement la tête.
Claire s’empare de la télécommande et passe sur le journal de France 2. Quinze minutes sont consacrées à l’extinction du train de l’espace. Deux cent trente-deux satellites Starlink ne répondent plus, et déviés de leur orbite, ne sont que de menaçants débris dérivant à grande vitesse. Il semble qu’ils aient été la cible d’une attaque simultanée, depuis cinq points différents de la surface du globe. Des attaques au laser probablement, dont une proviendrait de France, les autres de Chine, d’Inde, du Nevada et du Nigeria.
La police chinoise s’intéresserait à un entrepreneur du Wuhan disparu depuis des semaines et qui avait récemment voyagé dans ces différents états pour y proposer des tests-covid grand public. Il serait soupçonné d’avoir fourni le matériel de haute technologie nécessaire à ces attaques.
Donald Trump envoie des troupes aux frontières du Nevada. Très peu d’informations filtrent d’Inde et du Nigéria.
La police française semble concentrer ses recherches sur la péninsule du Cotentin, où un homme aurait déjà été arrêté.
Les trois se regardent, alarmés. Pierrot demande :
- Une arrestation ? Mais qu’est ce qui s’est passé ?
Claire dit qu’elle ne sait pas. Que ça doit être du bluff, car son père a bien reçu le message convenu Elle comme lui pensent que tout s’est déroulé comme prévu.
Pierrot demande comment va Bruno. Claire répond que ça va, qu’il accepte de mieux en mieux l’idée qu’il ne remarchera plus jamais après l’accident de l’ambulance. Elle ajoute qu’il est prêt à assumer publiquement d’avoir joué les intermédiaires pour se procurer le laser. Sa déclaration est écrite, il la lui a déjà déclamé dix fois dans des versions révisées à la virgule près.
Elle dit qu’il a retrouvé son humour, et qu’il est heureux de découvrir que la sociologie des sciences et des techniques, ça sert finalement à quelque chose.
***
- TrébelleterreLaBleue…
- Mama ?
- Voui ?
- VaparesterMars ? VapartirTerreLaBleue ?
- Si, varesterMars.
- Vapamourir ?
- Si, vamourir.
Soufiane pleure un peu, puis tape dans ses mains. Il rapetisse jusqu’à redevenir le petit de cinq ans des rues de Pantin. Puis il grandit à nouveau à en remplir ses vêtements. Samira le regarde, admirative. Il lui dit : « couvre-toile » et tous deux se drapent dans les plis des capes avant de couler le pas vers les mrzââb à l’horizon.
Pourquoi là-bas ? demande Samira.
Soufiane dit qu’il va y ouvrir une nouvelle. Une nouvelle quoi ? Demande sa mère. Soufiane dit qu’il va ouvrir une nouvelle oasis, pour l’oxygène.
L’oxygène ? S’étonne sa mère. Mais on respire très bien sur Mars !
On ne voit plus que les yeux de Soufiane par la fente de son turban, des yeux qui se plissent de malice alors que le contre-vent commence à hurler des « !!! », des « ,,, » et des « ;;; » et que l’odeur de silex envahie l’atmosphère.
Pendant que la tempête de sable-rouille s’élève, il explique à sa mère que pour eux, bien sûr ce n’est pas nécessaire : ils respirent bien car ils ne respirent pas vraiment, comme tous les personnages des rêves.
Mais il rajoute immédiatement qu’il faut penser aux autres, aux vrais gens, et préparer leur arrivée ; l’arrivée de ceux qui auront besoin de beaucoup plus d’air ! L’arrivée de ceux qui seront venus pour ça sur Mars, pour retrouver leur souffle !
Alors que la tourmente les enveloppe jusqu’à les faire disparaître l’un pour l’autre, Le souvenir de sa sœur, de son neveu et d’un jeune homme reviennent à l’esprit de Samira.
Elle demande : Soufiane, ce sont eux qui vont venir ? Malika, Abdelkrim et Thomas ?
Il répond qu’il n’en sait rien mais qu’ils seront surement beaucoup plus que trois !
- A ça, mais qui alors ? Qui va venir ???
Elle ne voit plus rien dans le souffle du contre-vent, mais elle sent la main de Soufiane prendre la sienne pour la guider dans le mzrââb, et sa voix lui répondre :
- Les anarchistes !
FIN
Jean Gardin
Vichères, Eure-et-Loir
2 juin 2020.
jean_gardin@yahoo.fr