Il n’est pas anodin que le titre d’un roman auréolé du Prix Goncourt ait porté sur la carte et le territoire ! C’était en 2010. Comme si ces questions territoriales traduisaient ou plutôt marquaient concrètement la vie des citoyens, après des décennies voire des siècles d’apparente stabilité. La vision renouvelée de la carte et du territoire aboutit à la prise en compte de l’effacement de l’Etat et de son corollaire, un système administratif conçu pour quadriller l’espace national à travers les préfets dans les départements. La compétition des collectivités pour la maîtrise de leur(s) espace(s) est une constante historique. La nouveauté vient aujourd’hui du rôle moindre de l’Etat, concrétisé par cette mise à l’œuvre du « tout diffus » dans les territoires. Naturellement, d’autres phénomènes sont à prendre en considération. Ils peuvent être politiques, comme la volonté de mettre fin au cumul des mandats, ou économiques, avec la volonté d’organiser au mieux dans les territoires le triptyque « logement – transports – emploi ». Le phénomène de « métropolisation » prend tout son sens concret avec, en derniers exemples emblématiques, le « nouveau » Grand Paris, la naissance de la métropole du Grand Lyon ainsi que le projet avorté de fusion des départements alsaciens et de la région en une seule collectivité.
Au fil des siècles, le pouvoir politique n’est jamais resté indifférent à l’égard du pouvoir régional. S’il a cherché à l’influencer, c’est pour pouvoir en tirer le meilleur parti dans sa logique progressive de construction de l’Etat. Le fil conducteur qui relie Hugues Capet au Second Empire est celui de cette construction progressive de la Nation France autour de « son » Etat. Dès lors, les monarques ont dû lutter contre ces forces centripètes, qu’elles fussent seigneuriales ou émanant des villes « franches », qui émergent dès le XIIème siècle.C’est ainsi que l’on a assisté pendant des siècles à ces jeux d’alliances et d’oppositions plus ou moins subtiles entre les monarques emblématiques tels que Philippe Auguste, Philippe le Bel, François 1er ou encore Louis XIV et les pouvoirs qui se dressaient sur leur chemin. Le pouvoir politique a donc cherché à faire rentrer le pouvoir provincial dans son moule intégrateur. Il n’y est bien sûr qu’imparfaitement arrivé. Et c’est en ce sens que la Révolution et l’Empire parachèvent ce long travail de construction. Ainsi, entre la prise en main du pouvoir par Louis XIV contre les Parlements de province et les 130 départements de Napoléon, le fil conducteur est aisément repérable.
Le propos est attribué à Mirabeau, au début de la Révolution Française, lorsque la France est qualifiée d’un « agrégat inconstitué de peuples désunis ». Le trait est naturellement grossi mais il résume parfaitement l’état de la situation du pouvoir central vis-à-vis des provinces et de leurs territoires ; c’est-à-dire celui de la volonté de parvenir, petit à petit, à construire cet Etat qui ne dépendrait plus du bon vouloir des Parlements, des provinces ou des villes libres. Aujourd’hui, plus de 220 ans après la fin de l’Ancien Régime, il est naturellement des régions qui conservent un rapport quasi-charnel à leur territoire, pour des raisons géographiques et politiques. Géographiques d’une part, lorsque des régions ont été pendant des siècles des territoires de passage. Il en est alors résulté un lien à ce territoire acquis par les monarques (Flandres, Normandie, Comté). Pour des raisons politiques d’autre part, lorsque le territoire a été raccroché pour des raisons d’alliances (Bretagne, Nancy, Dauphiné…). Ce rapport historique au territoire s’est perpétué sous la IIIème République.
Le pouvoir politique réussit finalement cette synthèse entre le Second Empire et les débuts de la Troisième République : le Second Empire, car c’est ce régime trop souvent méconnu et décrié qui réussit à faire entrer la France dans la modernité industrielle ; la Troisième République car elle uniformise pratiques linguistiques et de comportement éducatif et social, au travers de l’instruction publique et du service militaire égalitaire. Dès lors, avec un pouvoir centralisé, des moyens de communication reliant Paris à l’ensemble du territoire et un contrôle opéré par les « empereurs au petit pied » que sont les préfets, le pouvoir politique décide, organise et contrôle les territoires. Les résurgences provinciales sont ensevelies, sinon éteintes, et la question territoriale s’appréhende à travers la France des départements et des sous-préfectures. L’enracinement communal se double de la volonté d’uniformisation de 1790. Elle fut bien accueillie au départ car elle s’est accompagnée d’une authentique décentralisation des forces et des lieux de pouvoir. Le département est très vite devenu une instance et un nom familier. De son côté, la commune a reçu une pleine existence administrative et a vu rajeunir sa vitalité. A partir de la Révolution Française, la refonte du territoire s’est donc organisée autour de ces deux termes, opposés et complémentaires, du général et du particulier, du local et du national. Le découpage du territoire sécrète de l’identité. Dès lors, de constants allers et retours vont s’opérer entre deux positions antithétiques, fixées pendant la décennie révolutionnaire. L’une pose en principe l’indivisibilité du territoire et impose son uniformité et l’autre part au contraire de l’hétérogénéité fondamentale du même territoire. Dans ces conditions, les métropoles ou plutôt les « grandes villes » s’effacent devant les départements alors que l’idée même de province ou de région est bannie.
Jean-Luc Bœuf