Quelque part en île de France.
Il y a un an environ, j’ai parlé au maire de la petite ville où je vis et travaille partiellement. À l’époque, j’envisageais de porter plainte pour violences contre M., mon ex compagnon et conseiller de la majorité municipale. Comme je l’aime bien, ce maire, je voulais être loyale, ne pas le prendre au dépourvu, et qu’il sache pourquoi. « Je voudrais te parler de M. », lui ai-je dit, du haut de mes 48kg supportés aux anxiolytiques. « Ah oui, quel homme formidable », m’a-t-il répondu.
Alors je lui ai raconté, quoique sans détails, les violences, et les conséquences sur moi. Ce jour-là il a été très empathique. Malgré sa surprise, il semblait me croire. Quelques mois auparavant, j’avais fui le domicile de M. sous ses insultes et hurlements, chargeant ma voiture de toutes les affaires qu’il jetait dehors ou m’ordonnait de reprendre. Ce n’était pas la première fois, ni même la pire, mais ce fut celle de trop. Trois jours plus tard, la psychiatre consultée en urgence me prescrivait, outre les antidépresseurs à dose de cheval, l’arrêt maladie d’un mois et les anxiolytiques, de ne plus rentrer en contact avec lui. J’avais perdu 6 kg sans m’en apercevoir, je m’effondrais littéralement.
Quand j’ai parlé au maire, M. venait de reprendre contact avec moi, où il allait le faire, je ne sais plus, débarquant devant mon portail malgré mon refus, puis le lendemain, puis insistant encore pour me parler. La raison prétendue de ces visites était de « devenir amis », mais son obsession, en réalité, était que je « dise du mal de lui », que je « le descende ». Alors il m’avait menacée, l’air de rien, faisant comme si parler de sa violence équivalait à étaler sa vie privée : « que dirais-tu si j’envoyais à tes amis des photos de toi en train de (propos sexuels graveleux) ? ».
Les mois ont passé, j’ai taché de reprendre une vie normale, j’ai beaucoup pleuré, hurlé, beaucoup dormi, et écrit toute cette histoire, pour lutter contre les pulsions destructrices. J’ai beaucoup payé, au sens propre et au figuré, puisque j’en ai à peu près les moyens. Je paye encore, et l’énergie, le temps et l’argent que je mets dans les soins pour me remettre, je ne peux pas les mettre ailleurs.
Ma vie ne sera plus jamais la même. C’est comme ça. Je bous de colère en pensant à celles qui vivent ce que j’ai vécu et bien pire, sans l’indépendance financière et matérielle relative qui est la mienne. Je vais mieux, aujourd’hui, mieux étant un état tout relatif. Je n’ai toujours pas porté plainte, je n’en ai toujours pas envie, pour de multiples raisons. Mais.
Mais il y a eu le cirque, à la fin de l’hiver. Puis il y a eu le projet de sculpture pour un rond-point, que le maire aimerait bien commander à celui qui, tout marginal qu’il se définisse, avait fini par devenir l’artiste officiel de la ville : M. Mon ex conjoint, violent. Et conseiller municipal.
« Un cirque sans animaux, car c’est notre exigence ». Quand je lis ce commentaire du maire sous le post qui annonce le passage annuel du cirque pour enfants dans la ville, je tousse un peu. Il tourne dans ma tête pendant plusieurs jours. Jusqu’à ce que je tombe sur une autre publication, qui rapporte la présentation aux élus, et à quelques citoyen.ne.s choisies, d’un projet de sculpture destinée au rond-point d’entrée de ville, par cet homme formidable qu’est M.
Bien sûr, il y a le problème du conflit d’intérêt, parce que quand même, un élu qui se voit confier une commande publique, sans mise en concurrence ni appel d’offre, c’est un peu limite. Voire carrément illégal. Enfin je crois.
Mais à vrai dire, à ce moment-là ce n’est pas ce qui me met le plus en colère. Pendant deux mois, je rechute, crises de larmes, colère, angoisse et sentiment d’injustice me taraudent. La psy ne veut plus que je diminue les médocs, moi qui étais si contente d’avoir pu commencer à baisser. Elle m’envoie faire de l’EMDR, sur ce constat dépité - et moi donc : le trauma ne passe pas.
À ce stade j’imagine l’incompréhension : personne ne voit le rapport entre le cirque sans animaux et ma vie. En tout cas, pas le maire. Et c’est bien ça le problème.
Alors j’écris au maire. Je suis très sensible à la cause animale, et je suis plutôt fière qu’il fasse de la non-maltraitance animale une exigence de la ville, une condition quant au choix d’accueillir tel ou tel cirque.
Mais la raison de ma colère est simple : comment se fait-il qu’en 2025, 8 ans après MeToo, en pleine actualité débordante d’affaires très médiatisées sur les diverses et si nombreuses affaires de violences masculines envers les femmes, la maltraitance de celles-ci ne soient toujours pas un sujet, une priorité ?
Comment peut-on avoir l’exigence d’un cirque sans animaux, mais pas celle d’une ville sans célébration d’un homme que l’on sait violent, donc dangereux pour la société ?
Comment est-il encore possible, sachant ce qu’il sait, qu’un maire choisisse, entre toutes les options possibles, de mettre à l’honneur un homme violent, en lui accordant plusieurs dizaines de milliers d’euros d’argent public et la commande d’une œuvre pérenne ? Choisisse, en toute partialité, sans même aucun scrupule quant au probable conflit d’intérêt, d’accorder une visibilité notable, par le biais de cette œuvre, à un homme comme M. ? D’augmenter ainsi son pouvoir symbolique, son sentiment d’impunité, et donc son pouvoir de nuisance et le risque qu’il fasse d’autres victimes ? D’autant qu’il est plus que probable que des victimes, il y en ait eu avant moi.
Comment se fait-il qu’il n'ait même pas peur pour sa propre image ? Après tout, je pourrais encore porter plainte. S’en fout-il à ce point ?
Alors il a voulu me voir de nouveau, le maire. J’ai tout redit, j’ai expliqué, donné les chiffres, ceux des plaintes, ceux des classements sans suite, j’ai fait - j’ai essayé de faire - de la pédagogie féministe. De la pédagogie tout court. Non, les violences conjugales ne sont pas des affaires privées, mais des délits voire des crimes. Non, cela ne se voit pas sur sa figure, au contraire, donner le change fait partie du job d’homme violent. Non, la neutralité n’existe pas en situation de risque de réitération de la violence. Non, une plainte n’est absolument pas la seule mesure de la gravité des faits.
Non, la justice n’est pas et n’a jamais été le seul outil de régulation sociale - et heureusement. Non, on ne sépare pas l’homme de l’artiste. Car oui, les VSS sont des affaires de domination, et renforcer le pouvoir symbolique, la visibilité d’un homme violent, c’est au mieux de la complaisance, au pire de la complicité. Parce que oui, si l’on veut que les choses changent, pour le bien de toutes et tous, pour nous maintenant mais surtout pour les générations suivantes, il faut que chacun sorte du déni.
Il faut que cesse la complaisance, la tolérance sociale généralisée vis-à-vis de cette violence des hommes, qui, on le sait, ne sont pas des monstres mais « nos pères, nos frères, nos collègues, nos amis », et donc, nos conjoints. Des « hommes formidables », des « mecs bien ». Des hommes que l’on sépare de l’artiste qu’ils sont aussi parfois. Qui votent à gauche, comme M, qui donnent des cours aux migrants, qui donnent volontiers des coups de main - ha ha - comme M.
Aujourd’hui le maire sait d’autant mieux que les détails, je les lui ai donnés, sous la forme d’un texte où je recense l’essentiel des faits et gestes, insultes, violences - y compris sexuelles - propos humiliants de M. ainsi que les mécanismes et manipulations qu’il maîtrisait à la perfection pour me persuader que j’en étais co-responsable. Le schéma banal, en somme. Je lui ai demandé de le faire lire à son épouse, aussi, parce que je l’apprécie.
Et depuis cette entrevue, depuis ma séance « féministe enragée mais responsable » - donnez-moi la patience et l’indifférence d’un homme politique face aux injustices - avec lui, depuis que je lui ai confié mon récit, je n’ai plus aucune nouvelle. Silence radio, silence gêné, sûrement. Il faut croire que certains sujets sont plus difficiles à assimiler que d’autres. À moins que seul ce fâcheux petit soupçon de conflit d’intérêt ne le tracasse. Parce que ça, c’est un sujet sérieux…dans le sens où ça, ça la fout mal. Pour lui. Alors que des accusations de violences à l’encontre d’un conseiller de l’équipe, de la part d’une femme un peu fragile (pensez donc, une parisienne dépressive pour si peu), bof, c’est pas si grave, c’est si banal. Et c’est vrai. C’est bien ça le problème.
Alors je continue d’écrire, et peut-être bien que c’est ici que je le ferai, désormais. Dans l’espoir que tous nos récits cumulés finissent par percer la carapace du déni des maires, des élus, des hommes et femmes de nos vies, partout….
Qu’ils aient enfin plus envie de savoir que de préserver leur confort, que leur gêne momentanée leur paraisse moins pénible que ce qu’endurent tant de femmes, dont les si nombreuses qui y perdent la vie. Que l’exigence de cirques sans animaux soit partagée avec celle de conseils municipaux sans hommes violents, et de commandes publiques qui ne les célèbrent pas.
Parce que cette réticence des « mecs bien » - je fais ce crédit au maire d’en être un vrai parce que #notallmaires - des individus en général, à s’éduquer sur le sujet des vss et à agir en conséquence, partout où ils le peuvent - et là, le maire le peut, à défaut de le vouloir - nous fait perdre des années dans cette lutte, des années de vie, d’espérance de vie, de santé mentale et physique, et de l’argent aussi, individuellement et collectivement.
Nous fait surtout perdre nos sœurs, nos amies, nos mères, nos filles.
Et que ça suffit.