Depuis le passage du cyclone Chido survenu le 14 décembre 2024, l'inscription d'élèves mahorais dans les écoles publiques de La Réunion n’a cessé de susciter de vives réactions d'indignation. Largement exprimée sur les réseaux sociaux, elle se formalise rapidement par l’intermédiaire de parents d’élèves, de syndicats enseignants et d’élus locaux soucieux d’une pression supplémentaire sur un système éducatif qu’ils jugent déjà en difficulté. S’ajoute à cela le sentiment selon lequel l’arrivée de personnes en provenance de Mayotte accentuerait la crise du logement. Ces crispations sont d’autant plus vives que les violences en bandes, au cœur des inquiétudes des Réunionnais, ne cessent de les alimenter. Dans ce climat tendu émerge alors une lecture liant, de manière de plus en plus explicite, la présence de Mahorais sur l’île de La Réunion aux questions de sécurité. À mots à peine couverts, certaines voix s’élèvent pour dénoncer une « importation » d’une délinquance étrangère, rejetant sur les Mahorais une responsabilité quasi exclusive de la recrudescence des violences.
L’idée selon laquelle les violences en bandes relèveraient de « phénomènes de sociétés nouveaux, inconnus jusqu’ici et ne faisant pas partie de l’héritage ancestral du Réunionnais » occulte une réalité plus complexe. Tandis qu’une pétition en ligne intitulée STOP DÉLINQUANCE TRANSFÉRÉE À LA RÉUNION est relayée par le collectif du même nom sur la base de ce discours [1], les archives judiciaires indiquent une augmentation significative des violences, toutes catégories confondues, au cours des dernières années. Ainsi, entre 2019 et 2023, les atteintes volontaires à l’intégrité physique ont augmenté de 40 %, les violences sexuelles de 77 % et les violences intrafamiliales de 17 %, selon les données officielles de la délinquance à La Réunion [2]. Les arrivées depuis Mayotte s’effectuent dans un cadre légal, rendant toute distinction administrative impossible. Dès lors, aucune donnée ne permet d’établir un lien entre cette hausse des violences et une supposée immigration mahoraise, rendant l’accusation d’autant plus infondée. Loin d’être un fait nouveau, cette évolution s’inscrit dans une dynamique propre à La Réunion, alimentée par des facteurs structurels tels que la précarité, le chômage élevé et les inégalités sociales. À ce jour, aucune étude ni aucun chiffre officiel ne permet d’établir un lien direct entre la progression de la criminalité et l’arrivée de populations venues de Mayotte.
Si la lutte contre les violences en bandes à La Réunion se veut une réponse légitime, les solutions envisagées semblent témoigner d’une orientation plus ciblée. Suspension des allocations, expulsions, contrôles renforcés : autant de mesures réclamées par les autorités locales, façonnées par la suspicion d’un lien entre présence mahoraise et délinquance, et qui ne sauraient s’appliquer indistinctement aux habitants de l’île. Car si ces violences ne concernaient que des personnes ou des familles perçues comme réunionnaises, l’idée même d’expulsion ne pourrait être envisagée. Dès lors, cette volonté consacre une différenciation entre citoyens français, exposant davantage les personnes et les familles perçues comme mahoraises à des sanctions exceptionnelles. Elle entérine une stigmatisation progressive et esquisse ainsi les contours d’une marginalisation au sein même du cadre légal.
Alors que les Mahorais se heurtent à une volonté de traitement différencié à La Réunion, ils n’en sont pas moins impliqués dans des dynamiques d’exclusion d’autres populations présentes à Mayotte. Les actes xénophobes contre les personnes perçues comme comoriennes ou africaines sont documentés depuis plusieurs années. En attestent les travaux d’associations telles que la Cimade qui souligne qu’ils font depuis longtemps partie du paysage social de l’île [3]. Le Défenseur des droits, quant à lui, relève dans son rapport annuel de 2023 que les discriminations visant les populations étrangères ou perçues comme telles à Mayotte compromettent leur accès aux droits fondamentaux, notamment en matière de santé, d’éducation et d’accès aux services sociaux [4]. Ces manifestations d'hostilité s’ancrent dans un discours récurrent insistant sur l’omniprésence de l’insécurité, la saturation des infrastructures et la pression exercée sur les services publics, attribuées aux populations originaires des Comores et de l'Afrique des Grands Lacs. Dans un contexte post-catastrophe, elles se traduisent par des mesures qui renforcent une logique de rejet dépassant la seule lutte contre l’immigration irrégulière. Par exemple, la reconstruction des logements détruits est désormais conditionnée à la présentation d’une pièce d’identité et d’un justificatif de domicile. Une exigence qui, sous couvert de régulation, introduit une distinction entre les habitants de Mayotte.
En janvier 2025, une proposition de loi constitutionnelle visant à restreindre le droit du sol et le double droit du sol à Mayotte a été déposée et adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale [5]. Déjà en discussion avant le passage du cyclone Chido, le débat s’est vu relancé avec une urgence accrue dans ce contexte de crise post-cyclonique. Si elle était définitivement adoptée, cette loi priverait de nombreux enfants nés sur l’île de la nationalité française, les condamnant à un statut d’apatride ou les assignant à une nationalité étrangère qu’ils n’ont jamais connue, les privant ainsi de tout ancrage national tangible. Présentée comme une réponse aux tensions migratoires et sécuritaires, cette loi semble reposer sur la perception selon laquelle certains individus, bien que nés à Mayotte, n’appartiendraient pas pleinement à la communauté mahoraise. Cette perception, fondée sur des représentations sociales et culturelles, construit d’autant plus une altérisation où toute distinction entre étrangers en situation régulière et irrégulière tend à s’effacer. C’est ainsi que l’étiquetage de l’étranger – indépendamment de son statut administratif – comme facteur de déstabilisation sociale, solidement ancré dans les discours collectifs à Mayotte, trouve désormais un écho au niveau institutionnel.
À La Réunion, les Mahorais, désignés comme des fauteurs de troubles, sont perçus comme une menace pour l’équilibre social et sécuritaire de l’île. Dans le même temps, à Mayotte, ils désignent ceux qu’ils tiennent pour responsables de l’insécurité et de la précarité, dans un discours où la distinction entre les étrangers tend à s’effacer. Tantôt rejetés, tantôt rejetant, ils pourraient en venir à subir et imposer l’application de règles spécifiques au sein même du cadre national, tandis qu’une stigmatisation réciproque se mue en logique politique. Loin d’être un simple réflexe social, cette mécanique d’exclusion est aussi — sinon surtout — le produit de décisions politiques. En évacuant toute réflexion profonde sur les causes des crises économiques, sociales, sanitaires et environnementales, l’État n’a cessé de laisser leurs effets cumulés conduire à une crise migratoire, commodément présentée comme le cœur du problème. Ce faisant, en s'abstenant de proposer une réponse structurelle adaptée aux spécificités de Mayotte, l'État entretient la précarité d’un territoire et l’enferme dans une urgence perpétuelle. Ce ne sont pas tant des questions de nationalité, de frontières administratives, de statuts ou de supposées appartenances, mais bien l’incapacité – voire l’absence de volonté – de l’État à traiter ces fractures. Une carence aggravée par sa politique de l’abandon, qui, en instaurant des règles d’exception, consacre une discrimination en voie d’institutionnalisation.
Sources et références :
[1] Collectif réunionnais, pétition « STOP Délinquance transférée à La Réunion », lancée en ligne fin 2024 et relayée sur : https://www.change.org
[2] Ministère de l’Intérieur, Interstats, statistiques officielles sur la délinquance à La Réunion (2019-2023). Disponible sur : https://www.interieur.gouv.fr/Interstats
[3] Cimade, communiqués et rapports sur les discriminations envers les populations étrangères à Mayotte, 2023. Disponible sur : https://www.lacimade.org
[4] Défenseur des droits, Rapport annuel d’activité 2023, mars 2024 Disponible sur : https://www.defenseurdesdroits.fr
[5] Assemblée nationale, Proposition de loi constitutionnelle adoptée en première lecture (janvier 2025), visant à restreindre l'application du droit du sol et du double droit du sol exclusivement à Mayotte. Disponible sur : https://www.assemblee-nationale.fr