Pour ce qui concerne les victimes de cette période de putsch au Burkina Faso, il semble que le bilan officiel se situe aux alentours d’une quinzaine de morts et environ 150 blessés. Mais ces chiffres sont toujours difficiles à estimer. En effet, dans un contexte de coup d’état, même si la population civile du Burkina est organisée (j’y reviendrai ensuite) et a exprimé sa volonté d’installer un contexte démocratique, il y a toujours une forme de « chaos » qui régit ces périodes. Ainsi, outre les victimes directes (c’est-à-dire celles tombées sous les balles du RSP comme je le mentionne dans le texte), il y a également les victimes collatérales. Les quelques règlements de compte et passages à tabac, par exemple, dans certains quartiers périphériques. En effet, malgré la volonté générale de livrer les putschistes à la justice une fois le gouvernement remis en place, il y a toujours dans de tels contexte des cycles de vendettas qui surgissent, même très marginalement (vengeance sur des individus soupçonnés d’être proches du RSP ou des membres de leur famille, etc). De même, en raison du couvre-feu instauré par les putschistes dans les jours qui ont suivis le coup d’état, certaines personnes dans le besoin de recevoir des soins hospitaliers furent laissées par conséquent sans ressources. Ainsi, - dans le quartier où je réside quand je suis à Ouaga par exemple -, une voisine est décédée suite à un accouchement difficile car elle n’a pas pu rejoindre la maternité… Ceci est un exemple, mais il faut prendre en compte le fait qu’un coup d’état provoque toujours un chaos tentaculaire qui a des répercussions indirectes ; et que le bilan de ces « victimes indirectes » est difficile à estimer.
Par ailleurs, et ceci est une simple remarque ajoutée, les occidentaux ont tellement l’habitude d’entendre aux informations « 50 morts ici », « 300 morts là », pour ce qui concerne « l’Afrique », que ces informations sembles parfois reçues dans une forme d’indistinction. Or ces victimes ne sont pas des victimes du même « ordre » que celles qui, au Kenya ou au Cameroun par exemple, trouvent la mort dans un attentat qu’elles ne pouvaient pas prévoir dans un marché, par exemple. Ici, les victimes sont allées volontairement au « front », sachant pertinemment qu’elles risquaient leur vie. Ce sont des victimes symboliques de la « révolution » en cours, ou au moins de la volonté de sortir du système Compaoré. Il ne s’agit pas d’établir une hiérarchie des types de victimes selon les conflits, mais simplement de souligner cette banalisation éventuelle des « conflits en Afrique » et l’indistinction pouvant en procéder.
A propos de la décision des militaires de soutenir et encadrer la population dans la résistance contre le RSP, effectivement, ces données sont un peu floues. J’ai du mal à reconstituer l’exact déroulement de ces opérations. Encore une fois, dans le contexte d’une société tout à coup déstabilisée, certaines informations ont du mal à se préciser. Néanmoins, j’ai pu observer sur facebook (malgré le fait que les réseaux sociaux soient aussi les lieux de rumeurs et fausses informations) quelques photographies de ces évènements, montrant des militaires encadrant effectivement une foule de civils en mobylette à Bobo Dioulasso. Les journaux locaux ou de la sous-région ont rapportés ce même schéma dans d’autres villes de provinces. Cette situation a dû effectivement se dérouler, mais j’ignore dans quelle proportion.
Sur le fonctionnement de cette « prise de décision populaire », il est difficile d’exposer ici un processus sociologique aussi complexe. Je ne peux croiser ici la multitude d’éléments qui a permit une telle « organisation » collective, mais je peux apporter mon point de vue sur un contexte plus global qui a eu son importance dans cet élan fédérateur, depuis la sociologie de la culture.
Ce soulèvement populaire résulte notamment d’une maturation d’un certain « esprit critique », énoncé par divers mouvements culturels contestataires, en marche depuis des années. En terme de « maturation » justement, notons que cet esprit de contestation s’est notamment diffusé par l’intermédiaire des cultures Hip Hop et Rastafari dans plusieurs pays d’Afrique de l’ouest, qui à travers leur musique ont exercé et diffusé un esprit critique très important. On peut ici faire le parallèle avec la formation du mouvement Yen a Marre au Sénégal, où les rastas et rappeurs sont également représentés. Cette active participation des mouvements culturels a une importance majeure, et par ailleurs on ne « milite » pas de la même manière en démocratie ou en dictature (même dans le cas d’une « dictature feutrée » comme celle du Burkina depuis la fin des années 1990). L’exemple de Tiken Jah Fakoly qui a dénoncé la guerre en Côte d’Ivoire tout au long du conflit fut significatif : ses chansons sont très populaires et ceci a un impact social. Chantées collectivement dans les maquis, par exemple, cela finit par créer une forme de chœur de chants de contestations fédérateurs ; tout comme l’appropriation du sankarisme par ces groupes d’artistes rastas et de rappeurs possède également une portée fédératrice.
Pour répondre schématiquement, comme je le mentionne dans le texte, la population civile est organisée au Burkina autour du mouvement Balai Citoyen, qui est une organisation où l’héritage du sankarisme et les symboles panafricains possèdent une visibilité majeure, ancré encore une fois également dans les représentations de ces mouvements culturels. Ses représentants principaux sont à l’image du pays, (plutôt) jeunes et politisés : on citera l’avocat Guy-Hervé Kam, le journaliste chroniqueur et musicien rastafarien Samsk’ le Jah et le rappeur Smockey. Ce n’est pas un hasard si deux des fondateurs du mouvement appartiennent à ces cultures, car ces individus sont perçus et reconnus comme des militants depuis des années, à travers les propos véhiculés dans leur musique, ou, dans le cas de Samsk’, ses émissions radiophoniques militantes sur Ouaga FM, très populaires (d’où il faut renvoyé en 2011). La longévité de leur militantisme a fini par engendrer une confiance de la rue, elle-même intégrée dans une confiance plus large que ces mouvements culturels ont progressivement su insuffler. En effet, il y a une dizaine d’années, les rastas et rappeurs étaient plutôt marginalisés au sein des sociétés locales, souvent perçus comme des « drogués », des jeunes de la rue. Puis la progressive reconnaissance de ces artistes (dans toute l’Afrique de l’Ouest, de Tiken Jah à Awadi, Takana Zion, etc) a modifié le regard des populations sur ces groupes, qui sont dorénavant perçus comme des exemples de « réussites » et des porte-paroles d’une contestation collective.
Enfin, il s’agit aussi d’un changement d’époque, où les nouvelles ressources du monde contemporain permettent aux populations de nouveaux moyens d’émancipation et d’organisation (la communication via les réseaux sociaux joue un rôle majeur dans la progressive mise en place de ces « mouvements »).
Pour conclure sur les « schémas de la Françafrique », ceux-ci semblent dorénavant désuets tant les contextes géopolitiques et économiques du monde contemporain ont évolués depuis les années 1990. Cependant, les récents évènements qui ont eu lieu au Burkina sont encore des vestiges de cette époque, car le clan Compaoré (duquel Diendéré est un pilier central) en constituait l’un des éléments clé. Compaoré, le « grand médiateur » de la CEDEAO au cours des années 2000 et début des années 2010, soutenu par la France… C’est justement à présent que le régime Compaoré est tombé que ces schémas vont effectivement pouvoir être dépassés. Le fait est que la disparition de Sankara s’est effectuée au cœur des intérêts des réseaux françafrique, et en offrant l’impunité à ses assassins, c’est aussi à la françafrique qu’elle se voit offerte, impunité refusée par la rue. C’est justement une célébration de cette chute, qui l’officialise en quelque sorte. Bien que ceci peut sembler anachronique et que les dynamiques en jeu pour la population aient dépassées ces types de présence au politique, c’est justement lors de ces deux événement historique pour le pays (la révolution de 2014 et la résistance de 2015) que ces schémas ont effectivement été « balayés », pour reprendre l’expression de l’organisation citoyenne…