jean_paul_yves_le_goff (avatar)

jean_paul_yves_le_goff

JPYLG,philosophe, docteur en histoire,

Abonné·e de Mediapart

4200 Billets

5 Éditions

Billet de blog 13 février 2025

jean_paul_yves_le_goff (avatar)

jean_paul_yves_le_goff

JPYLG,philosophe, docteur en histoire,

Abonné·e de Mediapart

Philosophie de l'Esprit (10) - Bergson

jean_paul_yves_le_goff (avatar)

jean_paul_yves_le_goff

JPYLG,philosophe, docteur en histoire,

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bergson et la conscience inconnue

Illustration 1

--

Bergson, c'est toute son œuvre, mais il faut le lire entre les lignes, car il avance dans ces matières comme les écrevisses, à reculons, à reculons.

Mais il ne faut pas oublier  que son époque est celle du spiritisme et des "sciences psychiques". En 1919, est fondé à Paris l'Institut Métapsychique Internatinal qui sera présidé par Charles Richet, prix Nobel de Médecine. Cet IMI existe toujours. Bergson n'en fait pas partie, mais en revanche, il préside en 1913 la "Society for Psychical Research" (qui existe aussi toujours), fondée, elle, en 1882, à Londres.

Son discours (28 mai 1913) est tellement au cœur de notre sujet que j’en publie ci-dessous de larges extraits:

Discours de Bergson à la Society for Psychical Research, 28 mai 1913 (Extraits)

Laissez-moi d’abord vous dire combien je vous suis reconnaissant de l’honneur que vous m’avez fait en m’appelant à la présidence de votre Société. Cet honneur, je ne l’ai malheureusement pas mérité. Je ne connais que par des lectures les phénomènes dont la Société s’occupe ; je n’ai rien vu, rien observé moi-même. Comment donc avez-vous pu me faire succéder aux hommes éminents qui tour à tour s’assirent à cette place et qui étaient tous adonnés aux mêmes études que vous ? Je soupçonne qu’il y a eu ici un effet de « clairvoyance » ou de « télépathie », que vous avez senti de loin l’intérêt que je prenais à vos investigations, et que vous m’avez aperçu, à quatre cents kilomètres de distance, lisant attentivement vos comptes rendus, suivant vos travaux avec une ardente curiosité. Ce que vous avez dépensé d’ingéniosité, de pénétration, de patience, de ténacité, à l’exploration de la terra incognita des phénomènes psychiques m’a toujours paru en effet admirable. Mais plus quecette ingéniosité et plus que cette pénétration, plus que votre infatigable persévérance, j’admire le courage qu’il vous a fallu, dans les premières années surtout, pour lutter contre les préventions d’une bonne partie du public et pour braver la raillerie, qui fait peur aux plus vaillants. C’est pourquoi je suis fier, plus fier que je ne saurais le dire, d’avoir été élu président de la Société de Recherche psychique. 

(….)

Comment s’expliquent les préventions qu’on a eues contre les sciences psychiques, et que beaucoup conservent encore ? Certes, ce sont surtout des demi-savants qui condamnent, « au nom de la Science », des recherches telles que les vôtres : des physiciens, des chimistes, des physiologistes, des médecins font partie de votre Société, et nombreux sont devenus les hommes de science qui, sans figurer parmi vous, s’intéressent à vos études. Pourtant il arrive encore que de vrais savants, tout prêts à accueillir n’importe quel travail de laboratoire, si menu soit-il, écartent de parti pris ce que vous apportez et rejettent en bloc ce que vous avez fait. A quoi cela tient-il ? 

(…)

 Je voudrais montrer que derrière des objections des uns, les railleries des autres, il y a, invisible et présente, une certaine métaphysique inconsciente d’elle-même, inconsciente et par conséquent inconsistante, inconsciente et par conséquent incapable de se remodeler sans cesse, comme doit le faire une philosophie digne de ce nom, sur l’observation et l’expérience -, que d’ailleurs cette métaphysique est naturelle, qu’elle tient en tout cas à un pli contracté depuis longtemps par l’esprit humain, qu’ainsi s’expliquent sa persistance et sa popularité. Je voudrais écarter ce qui la masque, aller droit à elle et voir ce qu’elle vaut. Mais avant de le faire, et de venir ainsi à ce qui est votre objet, je dirai un mot de votre méthode – méthode dont je comprends qu’elle déroute un certain nombre de savants.

Rien n’est plus désagréable au savant de profession que de voir introduire, dans une science de même ordre que la sienne, des procédés de recherche et de vérification dont il s’est toujours soigneusement abstenu. 

(…)

Or, les phénomènes dont vous vous occupez sont incontestablement du même genre que ceux qui font l’objet de la science naturelle, tandis que la méthode que vous suivez, et que vous êtes obligés de suivre, n’a souvent aucun rapport avec celle des sciences de la nature.

Je dis que ce sont des faits du même genre. J’entends par là qu’ils manifestent sûrement des lois, et qu’ils sont susceptibles, eux aussi, de se répéter indéfiniment dans le temps et dans l’espace. Ce ne sont pas des faits comme ceux qu’étudie l’historien par exemple. L’histoire, elle, ne se recommence pas ; la bataille d’Austerlitz s’est livrée une fois, et ne se livrera jamais plus. 

(….)

 L’unique question, ici, est de savoir si l’événement a bien eu lieu à tel moment déterminé du temps, en tel point déterminé de l’espace, et comment il s’est produit. Au contraire, une hallucination véridique par exemple l’apparition d’un malade ou d’un mourant à un parent ou à un ami qui demeure très loin, peut-être aux antipodes – est un fait qui, s’il est réel, manifeste sans doute une loi analogue aux lois physiques, chimiques, biologiques. Je suppose, un instant, que ce phénomène soit dû à l’action de l’une des deux consciences sur l’autre, que des consciences puissent ainsi communiquer sans intermédiaire visible et qu’il y ait, comme vous dites, « télépathie ». Si la télépathie est un fait réel, c’est un fait susceptible de se répéter indéfiniment. Je vais plus loin : si la télépathie est réelle, il est possible qu’elle opère à chaque instant et chez tout le monde, mais avec trop peu d’intensité pour se faire remarquer, ou de telle manière qu’un mécanisme cérébral arrête l’effet, pour notre plus grand bien, au moment où il va franchir le seuil de notre conscience. 

(….)

Voilà donc un phénomène qui semblerait, en raison de sa nature, devoir être étudié à la manière du fait physique, chimique, ou biologique. Or, ce n’est point ainsi que vous vous y prenez – force vous est de recourir à une méthode toute différente, qui tient le milieu entre celle de l’historien et celle du juge d’instruction. 

(….)

Mais voilà justement ce qui déconcerte un assez grand nombre d’esprits. Sans bien se rendre compte de cette raison de leur répugnance, ils trouvent étrange qu’on ait à traiter historiquement ou judiciairement des faits qui, s’ils sont réels, obéissent sûrement à des lois, et qui devraient alors, semble-t-il, se prêter aux méthodes d’observation et d’expérimentation usitées dans les sciences de la nature. Dressez le fait à se produire dans un laboratoire, on l’accueillera volontiers ; jusque-là, on le tiendra pour suspect. De ce que la « recherche psychique » ne peut pas procéder comme la physique et la chimie, on conclut qu’elle n’est pas scientifique ; et comme le « phénomène psychique » n’a pas encore pris la forme simple et abstraite qui ouvre à un fait l’accès du laboratoire, volontiers on le déclarerait irréel. Tel est, je crois, le raisonnement « subconscient » de certains savants.

Je retrouve le même sentiment, le même dédain du concret, au fond des objections qu’on élève contre telle ou telle de vos conclusions. Je n’en citerai qu’un exemple. il y a quelque temps, dans une réunion mondaine à laquelle j’assistais, la conversation tomba sur les phénomènes dont vous vous occupez. Un de nos grands médecins était là, qui fut un de nos grands savants. Après avoir écouté attentivement, il prit la parole et s’exprima à peu près en ces termes : « Tout ce que vous dites m’intéresse beaucoup, mais je vous demande de réfléchir avant de tirer une conclusion. Je connais, moi aussi, un fait extraordinaire. Et ce fait, j’en garantis l’authenticité, car il m’a été raconté par une dame fort intelligente, dont la parole m’inspire une confiance absolue. Le mari de cette dame était officier. Il fut tué au cours d’un engagement. Or, au moment même où le mari tombait, la femme eut la vision de la scène, vision précise, de tous points conforme à la réalité. Vous conclurez peut-être de là, comme elle concluait elle-même, qu’il y avait eu clairvoyance, télépathie, etc. ? Vous n’oublierez qu’une chose : c’est qu’il est arrivé à bien des femmes de rêver que leur mari était mort ou mourant, alors qu’il se portait fort bien. On remarque les cas où la vision tombe juste, on ne tient pas compte des autres. Si l’on faisait le relevé, on verrait que la coïncidence est l’oeuvre du hasard. » La conversation dévia dans je ne sais plus quelle direction ; il ne pouvait d’ailleurs être question d’entamer une discussion philosophique ; ce n’était ni le lieu ni le moment. Mais en sortant de table, une très jeune fille, qui avait bien écouté, vint me dire : « Il me semble que le docteur raisonnait mal tout à l’heure. je ne vois pas où est le vice de son raisonnement ; mais il doit y a-voir un vice. » Eh oui, il y avait un vice ! C’est la petite jeune fille qui avait raison, et c’est le grand savant qui avait tort. Il fermait les yeux à et que le phénomène avait de concret. Il raisonnait ainsi : « Quand un rêve, quand une hallucination nous avertit qu’un parent est mort ou mourant, ou c’est vrai ou c’est faux, ou la personne meurt ou elle ne meurt pas. Et par conséquent, si la vision tombe juste, il faudrait, pour être sûr qu’il n’y a pas là un effet du hasard, avoir comparé le nombre des « cas vrais » à celui des « cas faux ». Il ne voyait pas que son argumentation reposait sur une substitution : il avait remplacé la description de la scène concrète et vivante – de l’officier tombant à un moment déterminé, en un lieu déterminé, avec tels ou tels soldats autour de lui – par cette formule sèche et abstraite : « La dame était dans le vrai, et non pas dans le faux. »

(….)

en d’autres termes, il est mathématiquement impossible qu’un tableau sorti de l’imagination du peintre dessine, tel qu’il a eu lieu, un incident de la bataille. Or, la dame qui avait la vision d’un coin de bataille était dans la situation de ce peintre ; son imagination exécutait un tableau. Si le tableau était la reproduction d’une scène réelle, il fallait, de toute nécessité, qu’elle aperçût cette scène ou qu’elle fût en rapport avec une conscience qui l’apercevait. Je n’ai que faire de la comparaison du nombre des « cas vrais » à celui des « cas faux » ; la statistique n’a rien à voir ici ; le cas unique qu’on nie présente me suffit, du moment que je le prends avec tout ce qu’il contient. C’est pourquoi, si c’eût été le moment de discuter avec le docteur, je lui aurais dit : « je ne sais si le récit qu’on vous a fait était digne de foi ; j’ignore si la dame a eu la vision exacte de la scène qui se déroulait loin d’elle ; mais si ce point m’était démontré, si je pouvais seulement être sûr que la physionomie d’un soldat inconnu d’elle, présent à la scène, lui est apparue telle qu’elle était en réalité – eh bien alors, quand même il serait prouvé qu’il y a eu des milliers de visions fausses et quand même il n’y aurait jamais eu d’autre hallucination véridique que celle-ci, je tiendrais pour rigoureusement et définitivement établie la réalité de la télépathie, ou plus généralement la possibilité de percevoir des objets et des événements que nos sens, avec tous les instruments qui en étendent la portée, sont incapables d’atteindre. »

Mais en voilà assez sur ce point. J’arrive à la cause plus profonde qui a retardé jusqu’ici la « recherche psychique » en dirigeant d’un autre côté l’activité des savants.

On s’étonne parfois que la science moderne se soit détournée des faits qui vous intéressent, alors qu’elle devrait, expérimentale, accueillir tout ce qui est matière d’observation et d’expérience. Mais il faudrait s’entendre sur le caractère de la science moderne. 

(….)

Or, il est de l’essence des choses de l’esprit de ne par, se prêter à la mesure. Le premier mouvement de la science moderne devait donc être de chercher si l’on ne pourrait pas substituer aux phénomènes de l’esprit certains phénomènes qui en fussent les équivalents et qui seraient mesurables. De fait, nous voyons que la conscience a des rapports avec le cerveau. On s’empara donc du cerveau, on s’attacha au fait cérébral – dont on ne connaît certes pas la nature, mais dont on sait qu’il doit pouvoir se résoudre finalement en mouvements de molécules et d’atonies, c’est-à-dire en faits d’ordre mécanique – et l’on convint de procéder comme si le cérébral était l’équivalent du mental. Toute notre science de l’esprit, toute notre métaphysique, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, proclame d’ailleurs cette équivalence. On parle indifféremment de la pensée ou du cerveau, soit qu’on fasse du mental un « épiphénomène » du cérébral, comme le veut le matérialisme, soit qu’on mette le mental et le cérébral sur la même ligne en les considérant comme deux traductions, en langues différentes, du même original. Bref, l’hypothèse d’un parallélisme rigoureux entre le cérébral et le mental paraît éminemment scientifique. D’instinct, la philosophie et la science tendent à écarter ce qui contredirait cette hypothèse ou la contrarierait. Et tel paraît être, à première vue, le cas des faits qui intéressent la « recherche psychique », ou tout au moins de beaucoup d’entre eux.

(….)

Que si nous passons aux autres fonctions de la pensée, l’hypothèse que les faits nous suggèrent d’abord n’est pas celle d’un parallélisme rigoureux entre la vie mentale et la vie cérébrale. Dans le travail de la pensée en général, comme dans l’opération de la mémoire, le cerveau apparaît simplement comme chargé d’imprimer au corps les mouvements et les attitudes qui jouent ce que l’esprit pense ou ce que les circonstances l’invitent à penser, N’oublions pas, d’ailleurs, que l’espace est ce qui crée les divisions nettes. Nos corps sont extérieurs les uns aux autres dans l’espace ; et nos consciences, en tant qu’attachées à ces corps, sont séparées par des intervalles. Mais si elles n’adhèrent au corps que par une partie d’elles-mêmes, il est permis de conjecturer, pour le reste, un empiétement réciproque. Entre les diverses consciences pourraient s’accomplir à chaque instant des échanges, comparables aux phénomènes d’endosmose. Si cette inter-communication existe, la nature aura pris ses précautions pour la rendre inoffensive, et il est vraisemblable que certaine mécanismes sont spécialement chargés de rejeter dans l’inconscient les images ainsi introduites, car elles seraient fort gênantes dans la vie de tous les jours. Telle ou telle d’entre elles pourrait cependant, ici encore, passer en contrebande, surtout quand les mécanismes inhibitifs fonctionnent mal ; et sur elles encore s’exercerait la « recherche psychique ». Ainsi se produiraient les hallucinations véridiques, ainsi surgiraient les « fantômes de -vivants ».

Plus nous nous accoutumerons à cette idée d’une conscience qui déborde l’organisme, plus nous trouverons naturel que l’âme survive au corps. Certes, si le mental était rigoureusement calqué sur le cérébral, s’il n’y avait rien de plus dans une conscience humaine que ce qui est inscrit dans son cerveau, nous pourrions admettre que la conscience suit les destinées du corps et meurt avec lui. Mais si les faits, étudiés indépendamment de tout système, nous amènent au contraire à considérer la vie mentale comme beaucoup plus vaste que la vie cérébrale, la survivance devient si probable que l’obligation de la prouve incombera à celui qui la nie, bien plutôt qu’à celui qui l’affirme ; car, ainsi que je le disais ailleurs, « l’unique raison de croire à l’anéantissement de la conscience après la mort est qu’on voit le corps se désorganiser, et cette raison n’a plus de valeur si l’indépendance de la presque totalité de la conscience à l’égard du corps est, elle aussi, un fait que l’on constate ».

Telles sont, brièvement résumées, les conclusions auxquelles me conduit un examen impartial des faits connus. C’est dire que je considère comme très vaste, et même comme indéfini, le champ ouvert à la recherche psychique. Cette nouvelle science aura vite fait de rattraper le temps perdu. 

Voilà ce que je m’amuse quelquefois à rêver. 

 sans doute, si l’on eût dépensé de ce côté la somme de travail, de talent et de génie qui a été consacrée aux sciences de la matière, la connaissance de l’esprit eût pu être poussée très loin ; mais quelque chose lui eût toujours manqué, qui est d’un prix inestimable et sans quoi le reste perd beaucoup de sa valeur . la précision, la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable et ce qui est certain. Ne croyez pas que ce soient là des qualités naturelles à l’intelligence. L’humanité s’est passée d’elles pendant fort longtemps ; 

 L’habitude d’apporter à l’étude de la réalité concrète les mêmes exigences de précision et de rigueur qui sont caractéristiques de la pensée mathématique est donc une disposition que nous devons aux sciences de la matière, et que nous n’aurions pas eue sans elles

(….)

 Mais aujourd’hui que, grâce à notre approfondissement de la matière, nous savons faire cette distinction et possédons les qualités qu’elle implique, nous pouvons nous aventurer sans crainte dans le domaine à peine exploré des réalités psychologiques. Avançons-y avec une hardiesse prudente, déposons la mauvaise métaphysique qui gêne nos mouvements, et la science de l’esprit pourra donner des résultats qui dépasseront toutes nos espérances.

Henri Bergson

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.