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Billet de blog 27 octobre 2025

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Philippe Aghion : témoignage et analyse critique de ses positions publiques

Schumpeter a expliqué que le progrès technique détruit des emplois mais aussi en crée de nouveaux. C’est ce qu’il appelait le processus de destruction créatrice. Or, toute la question est de savoir si le bilan en termes d’emplois est équilibré ou non. Et pourquoi le serait-il ou ne le serait-il pas… Cet article s'applique à répondre à cette question

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J’ai eu l’occasion d’écouter Philippe Aghion, notre lauréat de ce qui convenu d’appeler le Nobel de l’économie, il y a presque 12 ans. C’était le 16 décembre 2013 à l’Université de Bourgogne à Dijon. Le titre de sa conférence était : « Que pouvons-nous apprendre de la théorie de la croissance de Schumpeter ? »

J’étais très intéressé par cette conférence car j’ai un avis bien précis sur ce grand économiste, pour ses apports mais aussi ses limites (j’y reviendrais). De plus, Philippe Aghion, professeur à Harvard à l’époque, était un économiste qui montait et dont on parlait de plus en plus, j’étais donc avide de l’écouter.

Au cours de sa conférence il m’est apparu comme un homme sympathique, chaleureux et enthousiaste dans son travail. J’avoue cependant que je n’ai guère appris de nouveau que je ne connaissais déjà. En revanche la discussion avec la salle, une fois son exposé achevé, a été très instructive.

Nous avons appris qu’il se définissait volontiers comme un homme de gauche et qu’il était un « visiteur du soir » régulier de l’Elysée occupée à l’époque par François Hollande. La discussion avec la salle est venue sur la question du chômage dont F. Hollande entendait inverser la courbe d’évolution. C’est alors que nous avons découvert qu’il exhortait F. Hollande de faire sauter d’une manière ou d’une autre ce verrou à l’emploi que constituait selon lui le SMIC en faisant référence aux réformes Hartz mises en œuvre en Allemagne par le Chancelier Schröder entre 2003 et 2005.

Il l’exhortait en ces termes (je les cite fidèlement) : « Tu es déjà très bas dans les sondages, tu ne pourras pas tomber plus bas, tu n’as rien à perdre, donc n’ait pas peur, fonce. Tu verras que plus tard les gens te seront reconnaissants [d’avoir pris ces mesures impopulaires]°». Je me souviens aussi qu’une femme est intervenue dans la salle pour lui dire qu’avec le SMIC on ne va pas très loin et que c’est bien difficile d’en vivre. Philippe Aghion lui a répondu qu’il valait encore mieux avoir un emploi avec un SMIC diminué que pas de travail du tout.

A postériori, je me dis qu’on devrait remercier F. Hollande d’avoir résisté à ce type d’injonction ! Cela permet aussi de comprendre l’entêtement d’E. Macron à poursuivre envers et contre tous sa politique de l’offre car il est profondément persuadé que l’avenir lui donnera raison. C’est la science qui le dit ! Sans doute est-il conforté en ce sens par les économistes qui lui rendent visite.

Par son injonction à propos du SMIC, Philippe Aghion se montrait partisan d’un rééquilibrage du marché du travail par les prix. Or, quand des entreprises sur un marché donné se retrouvent avec des stocks invendus, donc des marchandises « réduites au chômage » car personne ne les achète, elles peuvent toujours rééquilibrer leur situation en jouant, soit sur les prix (en les baissant), soit sur les quantités (en réduisant leur offre). En général, elles choisiront la seconde solution sauf pour les denrées périssables ou bien les produits qui se démodent très rapidement comme dans le prêt à porter.

Le mouvement ouvrier, de son côté, a toujours plaidé en faveur d’un rééquilibrage par les quantités, en l’occurrence par une réduction de la durée du travail. Celui-ci a martelé pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe le raisonnement suivant : « Notre force de travail est une marchandise et comme toute marchandise, elle est soumise à la loi de l’offre et de la demande.

Or, sur un marché quand l’offre devient trop abondante, le prix baisse. Inversement quand l’offre se raréfie, le prix augmente. Conclusion disaient-ils : si on veut être mieux rémunéré, il faut rendre rare notre force de travail, c’est-à-dire travailler moins longtemps. Et en rendant rare notre force de travail, ce sera le meilleur moyen que les patrons aient toujours besoin de nous, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de chômage ».

Ce raisonnement, par lequel le mouvement ouvrier s’appropriait les mécanismes de l’économie de marché pour les retourner à son profit, suscitait un rejet total des économistes au XIXe siècle qui s’insurgeaient : comment les ouvriers peuvent-ils prétendre vouloir gagner plus d’argent en passant moins de temps à produire des richesses !

Aujourd’hui, les économistes savent que la demande de travail est inélastique. Cela signifie qu’il faudrait fortement baisser le prix du travail, par exemple le SMIC, pour que cela ait un effet significatif sur l’emploi[1]. A contrario, cela implique qu’une variation donnée du volume de travail entrainera une variation du prix du travail (de sens contraire) plus forte à proportion. Ainsi on comprend que le mouvement ouvrier ait pu revendiquer de travailler moins pour gagner plus, ce qui peut paraître paradoxal, reconnaissons-le.

Or, quand il a commencé à formuler ce type de revendications, il ne connaissait pas cette notion d’inélasticité, laquelle du reste n’avait pas encore été inventée. En revanche, il en avait bien perçu les conséquences. Tout au long du XIXe siècle où le droit du travail était embryonnaire dans la plupart des pays industriels, il avait constaté que les salaires dans une branche de l’industrie étaient d’autant plus élevés que la durée du travail y était courte. Et inversement…

Aussi, vouloir rééquilibrer par les prix le marché du travail plutôt que par les quantités (en réduisant la durée du travail) contraint les chômeurs et en partie les nouveaux entrants sur le marché du travail à se reporter sur la demande résiduelle de travail, sous productive et sous rémunérée. De là, découle cette multiplication des petits boulots et ces phénomènes de déclassement. Il en résulte une conviction profonde largement partagée selon laquelle nos enfants et petits-enfants vivront moins bien que nous. Une conviction aux conséquences délétères…

Auréolé de son prix Nobel, Philippe Aghion a été très sollicité par les médias pour développer la notion schumpetérienne de « destruction créatrice » : l’innovation, c’est-à-dire ce qu’on appelle communément le progrès technique a pour effet de détruire des emplois mais aussi d’en créer de nouveaux. Interrogé sur les conséquences sur l’emploi par le développement de l’Intelligence Artificielle, il a répondu que les catastrophes annoncées jadis par l’introduction de la machine à vapeur ou bien par celui de l’électricité ne se sont pas réalisées. C’est exact.

Cependant, parallèlement à la mise en œuvre de ces innovations, une durée légale du travail a été instaurée vers 1846-1848 (UK et France), laquelle a été abaissée ensuite à de nombreuses reprises. Ainsi, dans le cas de la France, entre la loi Millerand en 1900 qui abaisse la journée de travail de 12 à 10 heures et le Front populaire en 1936 qui instaure la semaine de travail de 40 heures (en passant par la journée de repos hebdomadaire obligatoire en 1906 et la journée de travail de 8 heures en 1919), le cumul de toutes ces réductions a eu pour conséquence de diviser par deux la durée légale du travail.

Et cela, en 36 ans ! C’est absolument considérable. Voilà un fait qui devrait interpeler tout économiste. D’autant plus que cette réduction ne s’est pas faite toute seule. On l’a dit : il y eut l’intervention publique laquelle fut précédée de revendications récurrentes du mouvement ouvrier (et du syndicalisme salarié).

La vraie question que pose ce processus de destruction créatrice est de savoir si le bilan, en termes d’emplois, est équilibré ou non, et, question subsidiaire, pourquoi le serait-il ou ne le serait-il pas. On constate que pendant les périodes de croissance ralentie à la fin du XIXe siècle mais aussi après la fin des Trente glorieuses, dans les années 1970, le mouvement ouvrier considérait que ce bilan était négatif pour l’emploi, d’où ses revendications de réduire la durée du travail pour mettre en adéquation, disait-il, l’efficacité productive du travail avec le désir de consommation de la société. Ce raisonnement empirique a généralement suscité un rejet dédaigneux de la plupart des économistes. Et pourtant…

Schumpeter – J’y reviens – a recensé six catégories d’innovations mais celles-ci ne sont pas vraiment opérationnelles pour l’analyse économique et pour la prise de décision politique. Pour ma part, j’ai développé dans mes ouvrages[2] l’idée qu’il convient de classer ces innovations en deux grandes catégories d’impact. Tout d’abord, il y a les innovations dans les processus de production qui contribuent à accroitre la productivité des facteurs de production et donc leur rémunération unitaire. Cela est bien connu, exposé dans tous les manuels d’économie.

Cependant, il y a aussi les innovations dans les biens et services de consommation lesquelles contribuent [je le dis en termes techniques] à enrayer la décroissance de la propension marginale à consommer des ménages, toutes choses restant égales par ailleurs ; c’est-à-dire, en termes plus simples, à stimuler leur consommation. La prise en compte de ces deux types d’impact implique nécessairement quil n’y a aucune raison pour que les deux dynamiques, productivité du travail et revenus unitaires d’un côté, et dynamique de la consommation de l’autre, évoluent au même rythme au fil du temps...

Evidemment, le mouvement ouvrier s’est d’abord inquiété du fait que la productivité du travail puisse croître plus rapidement que la consommation mais il eut des périodes historiques où ce fut l’inverse : la consommation augmentait plus rapidement que la productivité du travail.

Deux périodes ont présenté ce cas de figure. La plus récente est celle qui va de 1945 à 1975 (ie les « trente glorieuses ») avec la diffusion massive auprès des ménages d’une série de biens nouveaux (électroménager, télévision et, surtout automobile avec tous les services qui lui sont liés (réparation, assurance, tourisme, etc.)). Pendant cette période la durée effective du travail s’est même allongée en dépit du rétablissement de la semaine de 40 heures en février 1946.

En 1965, cette durée effective était de 46 heures par semaine, soit en moyenne 6 heures effectuées en heures supplémentaires. Ensuite, avec le ralentissement de la croissance (au cours duquel les marchés d’équipement précédents sont devenus peu à peu des marchés de renouvellement, relativement stagnants), cette durée effective s’est abaissée jusqu’à rejoindre la durée légale de 40 heures à la fin des années 1970, puis y buter dessus.

Et c’est lors de ce retournement de tendance que la durée légale du travail aurait dû être abaissée, selon moi, à 32 heures. Cela aurait permis un partage en douceur des gains de productivité entre hausse des rémunérations et baisse de la durée du travail, évité ou réduit la montée du chômage de masse et, accessoirement, permis une approche plus sereine de la question actuelle des retraites liée au déséquilibre démographique…

La seconde période va du milieu du XVIIe siècle au milieu du XIXe. Une « révolution industrieuse » selon l’historien Jan de Vries[3] a précédé la révolution industrielle, avec une série d’innovations dans le domaine des biens de consommation : produits exotiques (thé, café, cacao, etc.), vaisselle en faïence, porcelaine ou en étain et surtout les montres et les horloges qui furent alors des marqueurs sociaux comparables à ce que fut l’automobile au XXe siècle. Cette révolution industrieuse s’est accompagnée d’un allongement de la durée annuelle du travail principalement par suppression de nombreux jours fériés hérités de la période médiévale.

Dans le même ordre d’idée, il faut arrêter de croire que l’énorme volume d’épargne constaté aujourd’hui dans les pays développés ne soit dû qu’à l’incertitude politique. La période des « trente glorieuses » nous le prouve a contrario. La dynamique de la consommation était très forte et, inversement, la propension à épargner faible, alors que les raisons objectives d’être inquiet étaient très élevées : guerre froide, guerre de Corée, crise des missiles à Cuba, guerres de décolonisation difficiles et violentes, etc.

De tout cela, j’en tire une conclusion essentielle : l’accroissement des inégalités dans le monde, en particulier dans les pays développés ne s’explique pas seulement par des politiques fiscales très favorables pour les plus riches mais plus fondamentalement par le fait que depuis la Seconde Guerre mondiale on a relativement peu réduit la durée du travail, si bien que, par rapport au stock global de capital, le facteur travail est surabondant et que cela pèse sur sa rémunération.

D’aucuns trouverons cette explication très mono-factorielle. Je l’assume totalement. En fait, ce qu’il a d’absolument sidérant dans ce débat est que la durée du travail a été au cœur de la contestation sociale depuis le début du XIXe siècle ; elle a été aussi et reste au cœur de l’intervention publique sur le marché du travail depuis deux siècles . Or, pour la théorie économique et ses praticiens, c’est un non sujet ! Les salariés, tout comme les travailleurs indépendants, sont censés fournir une quantité de travail en durée et en intensité sur le marché de telle manière qu’ils optimisent leurs choix en toute liberté et toute autonomie (Cf . l’arbitrage travail / loisir de la microéconomie).

En réalité, cette surdité par rapport à la question de la durée du travail ne vient pas uniquement des économistes et des politiques mais aussi d’une partie de nos concitoyens. Sans doute est-ce parce que le travail a été érigée en vertu cardinale depuis la période moderne accompagnant la révolution industrieuse des XVII-XVIIIèmes siècles qu’il y a un côté éminemment transgressif d’en réclamer la diminution. Cependant, il est essentiel de distinguer le travail fourni sur le marché où une offre excessive se retournera contre ses auteurs, du travail pour soi-même pour s’instruire, se former, se cultiver, ou encore pour l’auto-construction, ne relevant pas du marché et qu’il serait aberrant de vouloir limiter.

Jean Vercherand, économiste et historien

[1] Un exemple : à la même période que la conférence de Philippe Aghion à laquelle j’avais assisté, le Figaro (du 22/11/2013) avait fait ses gros titres de la déclaration d’un économiste connu affirmant que « toute hausse de 1% du SMIC détruit entre 15 000 et 25 000 postes ». A contrario, on peut en déduire que toute baisse de 1% du SMIC entrainerait la création du même nombre de postes. A partir de là, connaissant le volume de l’emploi salarié en France, j’avais calculé l’élasticité de la demande de travail au voisinage du SMIC, puis calculé de combien faudrait-il baisser le SMIC pour créer 3 millions d’emplois [à l’époque le chômage de catégorie A atteignait près de 3,5 millions de personnes] et, ainsi retrouver le niveau de chômage qui existait à la fin des années 1960. Réponse : il aurait fallu le diminuer de l’ordre des trois quarts !

[2] Aux Presses universitaires de Rennes : Économie politique : une articulation entre la théorie néoclassique, Marx, Keynes et Schumpeter, 295 p., en 2004, et Le travail : un marché pas comme les autres, 203 p., en 2006. Aux éditions Palgrave Macmillan : Labour. A Heterodox Approach, 214 p, en 2014. Enfin aux éditions scientifiques internationales Peter Lang : Microéconomie. Une approche critique. (Théorie et Exercices), 493 p, en 2016, et Le marché du travail, 277 p, en 2018.

[3] De Vries J., The industrious revolution : Consumer behavior and the household economy, 1650 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

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