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«Il n’y a de différence que dans la répétition.», aurait dit Deleuze. Derrida aurait ajouté «Comment accueillir cette différAnce ?». Argutie ? Sophistique ? Casuistique ?
La re-publication à l’identique des caricatures de 2o15, elles-mêmes alors des réplications, accompagne une différAnce essentielle qu’aucun commentateur, à ma connaissance, n’a encore explicitement ni éclairée, ni mise en débat. Après ce crime innommable et abjecte qui nous meurtrit encore et nous meurtrira à jamais, cette répétition n’est plus la bouffée libertaire de nos amis perdus, artistes potaches, vieux ados anarchistes, saltimbanques espiègles, irremplaçables penseurs iconoclastes, . . mais désormais manifestement un choix éditorial qui s’inscrit dans l’histoire. Et pour cause !
Ce n’est plus le même Charlie, fatalement, ce ne sont donc plus les mêmes caricatures, inéluctablement. Aucun message n'est auto-portant, sa source et sa destination le définissent tout autant. «On ne peut pas blasphémer deux fois dans le même sacré.», aurait paradoxalement mais très justement répété Héraclite. Un lecteur un peu émancipé, donc doté d’un peu d'esprit critique, ne peut pas ne pas s’interroger. Aussi éclairés sommes nous, nous ne saurons pas avant longtemps former un jugement consistant, c'est-à-dire complet et cohérent, de cette tragédie. En tout cas, pas avant le terme du procès judiciaire en cours. Néanmoins, quand bien même les réponses sont suspendues, des questions sont posées dans toute leur épineuse dialectique.
Le titre « TOUT ÇA POUR ÇA » est-il une affirmation ou une interrogation ? Que sont ces deux « ÇA » ? S’ils ne sont pas les mêmes, distinguant une cause d’un effet, une action d’une réaction, sont-ils pour autant totalement impermutables pour tout lecteur ? Quelle est la différence entre réplication et réplique ? La distance entre duplication et duplicité est-elle infinie pour tout le monde ? Quelle est la différence entre droit de blasphémer et devoir de blasphémer ? Le devoir de blasphémer peut-il devenir incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence ? En somme, vieille question réitérée un million de fois : distinguer éthique de conviction et éthique de responsabilité a-t-il encore un sens ? Est-ce blasphémer que de dire que le nouveau Charlie a déjà répondu ?
« La couverture à laquelle vous n’échapperez pas.
Ces dessins sont des pièces à conviction. » (Charlie : teasing du numéro spécial)
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Rappel : L’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction
Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch].
Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. »
Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi.
Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. »
Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.