heteromogeneous diversality theorem . . photo (cc) / flickr
( jef safi : E≥M.C2 )
"Dans le ressac de la vie naturelle, tous les animaux sont distraits par les signaux aigus qu'ils reçoivent de leurs sens, et qui brouillent encore plus les images des êtres qu'on ne perçoit déjà qu'à travers le milieu confus, opaque de l'atmosphère terrestre. Si même pour moi, l'image ondule, je n'ose pas imaginer ce qu'ils reçoivent sur leurs petits écrans, ce qui filtre à la patte de l'un est capté par l'antenne de l'autre, comment les ondes sont tordues, décodées, clignotantes, et quel réseau d'affinité chaque animal hébété exsude autour de lui comme un tohu-bohu. [...]
Autour de moi, ça sent la peur. Ça s'est mis à sentir la peur dès qu'il y a eu de l'appétit. Dès qu'il y a eu le moindre animal, il y a eu des cris, des bousculades, des souvenirs, des motifs de parade : avancer, reculer - tout ce qu'on peut résumer par la peur. Les animaux crient autour de moi, les hommes crient aussi, mais ça fait moins de bruit ; ils courent pieds nus, silencieusement. Ça sent le concentré d'attente, d'indignation et d'espérance.
La peur n'a rien d'intime. Ce n'est pas un sentiment caché, mais une odeur violente, qui prévient alentour qu'il va y avoir un événement violent, un rachat, une compensation suffisante. La peur, c'est ce qu'on colle dès qu'il y a un trou, une échappée pour la boucher comme on colmate une brèche. On la sent à la jambe, dans le jarret d'abord. C'est une impulsion électrique qui commande : détale ! cours ! galope, rampe, presse-toi donc, dépêche-toi !
Tous les animaux sont bordés de brèches qu'ils colmatent à coups de reins, sursauts d'ailes, échine tremblante. Le moindre animal siphonne le monde et se protège ensuite contre l'aspiration engendrée par sa propre présence irritable en sécrétant un nuage d'attente, moitié espoir, moitié crainte - de la peur, traduite en mouvement, une raison de broncher. Les uns ne sont peut-être pas doués pour l'envol ou trop distraits pour se souvenir qu'il aurait mieux valu bouger, les autres manquent d'appui ou d'instruments pour fuir.
N'empêche, avec les griffes, les écailles ou les dents, ils arrivent toujours à changer de place. Ce qui est remarquable avec les animaux, c'est leur vélocité. Inutile de chercher pourquoi les animaux filent. Ils ont le ventre mou. [...]"
Yue Dai Yun & Anne Sauvagnargues (§VII)
La Nature
Desclée de Brouwer - Presses littéraires et artistiques de Shangai