Nous baignons dans l'ADN. Constamment « secrété » par la photosynthèse (du moins essentiellement), l'ADN ne cesse ensuite de s'entre-dévorer pour renaître sous diverses formes. On peut supposer que ces échanges permanents par ingestion sont la trame la plus active de la biosphère. Ainsi, d'un point de vue extérieur et lointain, la biosphère est-elle très homogène et solidaire. Elle apparaît comme un tissage, un écheveau dont, pour un être constitué d'ADN, il est évidemment impossible de s'extraire.
Partant de ces quelques constats d'évidence, on peut tout à fait émettre l'hypothèse que la communication entre les êtres constitués par l'ADN s'établit à toutes sortes de niveaux – et d'abord et avant tout, donc, au niveau de l'ADN lui-même, selon des modalités qui restent à découvrir. Ainsi, quand les peuples premiers disent que ce qu'ils savent des possibilités médicinales des plantes, ce sont les plantes elles-mêmes qui les leur ont enseignées, peut-on les prendre au sérieux et ne pas considérer qu'il s'agit là d'une métaphore.
Cette brève et curieuse introduction est nécessaire pour comprendre la philosophie sous-jacente des propos qui vont suivre.
La tension entre démocratie et gouvernement d'experts est ce qui caractérise le mieux les pays qui gardent quelques velléités de vie démocratique tout en se laissant dominer par des puissances professionnelles et économiques réputées « expertes » et qui agissent au travers de différentes bureaucraties. Cela dit, aujourd'hui et sous diverses formes, même les plus dictatoriales, tous les gouvernements prétendent être soumis à cette tension, bien qu'ils soient plus « attirés » par les experts que par la démocratie !
L'une des raisons avancées pour dire que la démocratie totale n'est pas possible et que les experts sont absolument nécessaires, est qu'il serait impossible à un citoyen de maîtriser les flux d'informations qui le traversent et de se forger une vision cohérente de l'ensemble des problèmes qui se posent à la société. Aucun des courants politiques candidats à l'exercice du pouvoir ne cherchent, aujourd'hui, à sortir de cette tension et tous finissent par privilégier l'expertise contre les diverses formes de savoirs et de compétences populaires quand ils sont aux commandes. Tous entendent bâtir un projet de société fondé sur l'expertise plus que sur la démocratie dès qu'ils approchent du pouvoir – pour le bien du peuple bien entendu.
Pour ma part, j'en suis venu à penser, contre mes propres préjugés, que ce besoin de projet cohérent appuyé sur l'expertise, est une illusion dangereuse. En effet, cette exigence ne cesse de conforter une idée sous-jacente problématique, à savoir qu'il serait inéluctable que nous allions vers toujours plus de complexité (et donc d'expertise). Or, cette complexification est d'abord et avant tout l'effet pervers d'un système socio-économique bâti sur des institutions et des modes de production à vocation mondiale et universelle. La logique dominatrice et expansionniste du capitalisme de quasi-monopoles, particulièrement dans ses formes néolibérales où se mêlent puissance publique et grandes entreprises transnationales, exige ce processus d'homogénéisation intégrale, condition nécessaire à la progression d'un marché toujours plus étendu dans l'espace comme dans le futur et intégrateur de toutes les activités humaines, voire de l'activité du vivant et même des forces physiques.
Dans un tel cas de figure – et c'est bien le nôtre aujourd'hui – les réponses apportées aux problèmes de survie de l'humanité restent assujetties aux mêmes grandes organisations pyramidales, homogénéisatrices et prédatrices qui ont créé les problèmes... Très logiquement, l'innovation et l'inventivité nécessaires pour se tirer de la catastrophe y sont vues comme la recherche de solutions centralisées, uniformes et massives – à l'image du vaccin comme remède à une pandémie ou de l'énergie nucléaire comme solution pour une économie décarbonée. Ces deux exemples sont certes caricaturaux, mais l'important est d'admettre que nous sommes encore très souvent engoncés dans cette croyance en des solutions scientifiques, technologiques, universelles (et rémunératrices)… Même les mouvements les plus contestataires du système, qu'ils soient plutôt écologistes ou plutôt égalitaristes et solidaires, n'échappent pas à cette attraction idéologique pour les solutions uniformes destinées à s'appliquer partout.
Et pourtant… Et pourtant, on est en droit de penser exactement l'inverse, à savoir que les flux incohérents, fragmentés et hasardeux d'informations que capte le citoyen lambda, ne créent pas nécessairement du chaos. Tout au contraire, on peut les voir comme une chance pour, en les juxtaposant les uns aux autres, explorer un maximum de nouvelles et inattendues combinaisons, ce que ne savent pas faire des organisations hiérarchisées et planificatrices. Si la créativité est avant tout une affaire de liberté combinatoire cherchant les meilleures solutions d'adaptation – comme on peut en faire l'hypothèse en s'inspirant d'un schéma darwinien --, alors plus l'information sera disséminée de façon apparemment aléatoire parmi toutes les composantes des sociétés (depuis les individus jusqu'à différents niveaux communautaires), plus les chances d'innovations pertinentes au regard des questions de survie seront grandes.
Il s'agit donc de créer des trames capables, par la multiplicité des combinaisons possibles, de faire foisonner les initiatives, les solutions et les innovations les plus diverses. Ce foisonnement peut éventuellement s'appuyer, à l'image de l'ADN, sur des « briques universelles » telles que les combinent la langue et l'écriture, l'encodage informatique ou la modularité industrielle par exemple, à condition de ne pas se laisser piéger dans un seul de ces systèmes et de ne pas penser qu'ils sont absolument nécessaires aux échanges.
Un tel éclatement de la recherche et de l'innovation est le plus à même de s'imbriquer, sans lui nuire massivement et systématiquement, dans la trame de la biosphère (et des forces naturelles) qui est elle-même un tissu foisonnant et hétérogène, contrairement aux solutions universelles et technocratiques qui se positionnent, de par leur taille et leurs modes d'élaboration, d'un point de vue extériorisé et dominateur.
Les exemples de la médecine ou de la production d'énergie sont de ce point de vue assez parlant. En médecine, nous avons d'un côté un système de diagnostics et de soins très codifié, hiérarchisé et universel, et de l'autre, une prolifération – quelquefois pour le pire, mais aussi souvent pour le meilleur – de thérapies les plus diverses et le plus souvent peu dangereuses et invasives. Il en va de même de la production énergétique qui, pour peu qu'on abandonne le schéma EDF, peut prendre de nombreuses formes décentralisées et peu nuisibles : je lisais récemment que la simple utilisation des moulins à eau encore existants équivaudrait à plusieurs tranches nucléaire. Or, on s'acharne à construire l'EPR ou à courir après la fusion et l'on veut faire disparaître les biefs !
C'est sur la base d'une hétérogénéisation des solutions, dont il ne faut pas avoir peur a priori, que la démocratie peut retrouver un sens. Dans ce cas, en effet, elle devient l'instrument de la mise en commun, de la clarification des dissensus et de la recherche de consensus (ou au moins de convergences et de complémentarités). Si le foisonnement créatif est affaire de dissémination et de combinatoire – et donc à certains égards de chaos --, la cohérence sociale ne peut naître que de la démocratie, c'est à dire de la délibération et de la volonté de cohabiter.
Cette conception très générale (et idéalisée) d'une tension entre une innovation hétéroclite et une démocratie qui tend à créer de la cohésion, induit une série d'orientations précises quant à l'élaboration de propositions culturelles, de politiques publiques, de recherches pédagogiques – et ceci est applicable à toute petite échelle comme à très grande échelle.
Au niveau culturel, il faut cultiver l'éclectisme et les rencontres aléatoires, apprendre à s'exposer à l'inconnu et même à l'inconcevable, savoir accueillir le farfelu comme une possibilité du réel.
Tout juger à l'aune du rationalisme restreint la réalité et, au final, rétrécit la rationalité elle-même. Les recherches scientifiques ne doivent pas s'enfermer dans une réalité rationalisée a priori. L'un des grands combats philosophiques pour refonder une épistémè en accord avec des enjeux de survie globale serait d'élargir considérablement notre conception de la rationalité en abandonnant notamment la logique du tiers-exclu.
Traduire ces principes généraux dans des projets de politiques publiques nécessite, pour commencer, d'abandonner l'idée de puissances publiques omniscientes, englobantes et surplombantes. Les planifications elles-mêmes sont – à l'exception de très larges consensus démocratiques – une illusion. On ne planifie pas ce qui doit rester dans l'aléatoire et doit ouvrir des portes sur l'inconnu.
Le très classique protocole expérimentation-puis-généralisation (au cas où « ça marche ») est caduc, car en fait ça ne marche que très rarement, chaque expérimentation définissant son propre cadre qui par nature reste singulier.
Aussi scandaleux que pourra éventuellement paraître cette proposition, il faut laisser les sociétés se fragmenter, les institutions se déconstruire, les grands corps se démembrer… mais tout en proposant sans cesse des cadres de délibération, d'acceptation réciproque et de collaboration entre les « fragments ». Les recompositions ne doivent plus se matricer dans des synthèses homogénéisantes et verticales, mais au contraire se ramifier dans des structures hétérogénéisantes et planes.
Dès lors, définir une politique – ce qui se concentre pour l'essentiel, dans les cadres institutionnels qui sont les nôtres aujourd'hui, autour de la répartition de l'impôt – nécessite de n'avoir d'autre ambition que de servir le foisonnement d'initiatives et de leur offrir un cadre de délibération citoyenne. Trop de dispositifs aujourd'hui comportent un grand nombre d'a priori sur leur faisabilité et font preuve d'un grand conformisme dans les attentes. Les niveaux de complexité, pour ne pas dire simplement les complications – administratives, conceptuelles, relationnelles, etc. – exigées dorénavant pour la plupart des demandes de financements, en font des processus très peu démocratiques et qui frisent souvent le délit d'initié… Et ceci, quels que soient les partis au pouvoir, dans la mesure où le pouvoir est exercé largement et à bas bruit par la bureaucratie.
Il faut faire voler en éclats les cadres bureaucratiques qui, en cherchant à tout faire entrer dans des cases et des synergies définies a priori, épuisent les volontés et laminent les singularités.
La pédagogie doit s'appuyer sur la déconstruction (le « décompactage » pour être plus précis) des évidences acquises et leur recombinaison selon des règles qui font tout autant appel au hasard (notamment par le tirage au sort) qu'aux choix créatifs.
Les méthodes d'animation mises au point par Rataf – sous l'appellation de « Modulinette » – découlent de cette philosophie générale de recherches et de délibérations. Elles permettent, par un processus rigoureux, d'aller de témoignages sur l'existant vers des propositions (voire des réalisations) inédites. À ce titre, ces méthodes ambitionnent de constituer une véritable pédagogie de la « créativité », tout autant individuelle que collective. Respecter les singularités (d'une personne, d'un duo, d'une idée, d'une information, d'une utopie, etc.) et savoir les articuler les unes aux autres dans des édifices communs : c'est une manière tout à la fois contraignante et d'une grande liberté.
Voilà pourquoi la liberté doit rester une des valeurs fondatrices du futur – à l'encontre des tentations de plus en plus autoritaristes qui nous cernent. Sans liberté, pas de pluralité des solutions et pas de matière à délibérations – ce faisant, pas de vraie cohésion sociale non plus…
Mais il est bien entendu évident que, pour que la liberté soit effective, elle doit l'être pour tous et doit donc être épaulée par deux autres principes : l'égalité et la solidarité. La devise républicaine française est presque parfaite (fraternité et solidarité étant proches) – même si elle est si peu et si mal respectée, elle reste un point de repère et d'appui essentiel.
On peut discuter de savoir s'il faudrait y ajouter l'écologie, comme il en est quelquefois fait la proposition. Mais, personnellement, je ne le crois pas. En effet, l'approfondissement des trois principes, dans le contexte qui est le nôtre, induit la nécessité d'une politique écologique. L'humanité ne peut pas vivre solidairement, égalitairement et librement si, dans le même temps, elle détruit le substrat de sa survie. Chercher sans relâche à vivre librement, égalitairement et solidairement implique de prendre soin de l'ensemble du vivant et de tout ce qui a permis à l'humanité d'émerger en tant que telle.
Aujourd'hui, la pression écologique s'accentuant, plus certains veulent échapper à l'obligation de solidarité, et plus les inégalités se creusent, et plus les libertés sont rognées pour contenir les contestations. Au final, plus nous nous éloignons des trois principes républicains, plus la menace d'une catastrophe écologique s'accentue en une spirale qui va nous faire descendre en enfer.
Inversement, on peut penser que plus nous cherchons à maintenir ensemble et à approfondir les trois piliers de l'idéal républicain, et plus nous nous donnons une chance de survie.
JFM, sept. 2020