Chère amie, cela fait un moment que je ne t’ai pas écrit. 2 ans maintenant...
Au printemps 2019, j’appartenais à un monde en crise dans lequel en par feu de la douleur s’érigeaient des actions de solidarité. Je me souviens, il y avait ces groupes Facebook de quartiers administrés par des bénévoles où l’on trouvait de la bouffe, un endroit ou s’isoler ou des amies pour un peu moins l’être. Il y avait les Cyclistes Solidaires qui sillonnaient et sillonnent toujours les rues montréalaises pour livrer ceux qui ne peuvent pas sortir de chez eux. Il y avait les couturières qui produisaient des masques à faible coût, voire gratuit, pendant que les politiciens français tentaient de s’en mettre plein les fouilles en développant leurs réseaux d’affaires dans l’import de masques (voir les deux articles en fin de lettre).
Chez nous, voisines, amis et connaissances, cherchions à faire sens au milieu du chaos, à nous rendre utiles lorsque l’économie patinait. Et alors que nos Gouvernants s’écroulaient, dans les rues et les médias, le mot solidarité s’élevait.
J’ai lu quelque part que ces comportements émergeaient souvent lors de grandes catastrophes (Joie militante. 2021) : lorsque l’urgence nous saisie, que les Gouvernants tétanisent, alors nous nous responsabilisons en temps qu’humains à faire en sorte que ce monde soit vivable. Comme Rebecca Solnit le dit : « L’image d’un être humain égoïste, pris de panique, ou revenant à l’état sauvage porte en elle peu de vérité » (A paradise Bult in Hell, 2009).
Depuis le début de cette pandémie, je peux difficilement comptabiliser le nombre de fois où l’on m’a proposé de l’aide et inversement. Ça a fait naître quelque chose en moi… Progressivement, j’ai ressenti une forme de confiance nouvelle et de responsabilité collective apparaître : nous prenions soin les uns des autres car pour une fois nous étions conscients qu’il n’y avait pas d’autre manière de faire et d’être sur terre. Dans notre désespoir et une économie à l’arrêt, nous nous réapproprions notre temps ainsi que nos relations avec les autres. Aujourd’hui, je me demande : n’était-ce pas cela, résister ? Apprendre à nous faire confiance et à gérer nos affaires sans laisser une grande autorité éloignée s’en occuper ?
« Avoir confiance en la transformation permet de défaire la peur et le contrôle. De la même manière, les formes de responsabilité que nous abordons ne sont pas inscrites dans la loi ou dans des accords formels mais apparaissent plutôt avec le sentiment d’être invité.e à participer plus pleinement au monde, à prendre soin des autres et à ce que l’on prenne soin de nous, à soutenir et être soutenu.e ». (Joie militante, 2021).
Mais voilà, « le capitalisme n’aime pas la joie, il veut la résilience ». Et « il fallait donc que confinements et restrictions soient vécus principalement non comme un exercice d’autodiscipline librement consenti mais comme un moment punitif dont il s’agirait de sortir au plus vite pour retrouver la normalité, c’est-à-dire l’aliénation ordinaire » (Défaire la police, 2021).
Les Gouvernants ont agit. Ils ont proposé des actions faisant que l’équation sécurité = surveillance devienne une forme de vérité intouchable. À mesure que la surveillance augmentait, je me sentais perdre mes capacités à faire confiance aux autres. Je retombais dans ces vieux schémas que j’avais appris à l’école, au travail, dans la vie. C’est-à-dire, se tenir en rang et obéir à l’autorité. Le Gouvernant nous a retiré ainsi petit à petit notre capacité à nous protéger les unes les autres en consolidant notre dépendance à son existence. Nous allumions notre poste de télé pour entendre ses messages et savoir quoi faire, nous avions besoin de lui pour nous donner l’information, nous dire comment agir et nous protéger car nous pensions en être incapables seules.
La peur, rempart de l’autoritarisme étatique, s’est alors logée dans nos cœurs et nos esprit plus vite que le virus. Elle nous a démobilisées, a asséchée notre soif de l’humain et pire, nous a rendu méfiantes, critiques, voire violentes envers toute forme de discours dissident. La peur nous a fait accepter l’intolérable : être brutalisées et infantilisées. Seule et sous tension, je recherche le coupable à mes maux pour trouver un sens aux mesures qui me cloisonnent et me dépriment.
Voisins, amies et famille, mes relations sont malmenées. Elles volent en éclats autour de discussions qui s’apparentent davantage à des batailles idéologiques qu’à des conversations. Je crains que nous ayons perdu nos capacités à nous écouter et à nous questionner. Je nous vois remonter le courant de nos échanges à partir de réponses toutes faites, imposées comme des contraintes et des cadres de réflexion. Me voilà désormais rendue à avoir peur de perdre ceux que j’aime pour des idéologies. Il me semblait pourtant que nous avions suffisamment soufferts dans notre histoire d’idéologies ravageuses…
Voici deux ans maintenant que nous naviguons à vue d’œil. Je suis fatiguée comme toutes les personnes qui m’entourent et les autres. Mes ressources faiblissent et parfois, sur la défensive, je dérape. Au milieu de cris et de disputes, j’essaye de ne pas perdre pied, de ne pas oublier que nous sommes tous épuisés. Je tente de résister à la haine et surtout, d’effacer la pensée que nous sommes des dangers les uns pour les autres.
« Résister à l’idéologie c’est commencer par des questions plutôt que des réponses ». (Le collectif Crimethinc cité dans Joie militante, 2021)
Alors, lorsque je sens que l’on peut s’emporter, j’essaye de me questionner : quelle est l’histoire de la personne en face de moi ? Pourquoi pense t’elle différemment ? Y a t-il des choses qui nous lient ? Est-elle vraiment plus dangereuse que les Gouvernants ne peuvent l’être ? D’où vient le discours que je tiens ? Cherche t-on à m’imposer une façon de penser ? Qui sait, si j’avais le même vécu que cette personne, peut-être aurais-je agit de la même manière ?
Il y a cette femme, Dona Harraway, que j’aime beaucoup, qui dit : « la résurgence de ce monde et d’autres mondes dépend peut-être du fait que nous apprenions à jouer » (Vivre avec le Trouble, 2016). Au milieu de ces histoires difficiles que nous vivons, il y a bien quelque chose que nous pouvons faire : expérimenter, célébrer nos réussites et reconnaître nos erreurs sans incriminer ou prêter d’intentions fallacieuses à ceux les commettent… Nous pouvons questionner notre monde et écouter l’autre sans parler. De toutes manières, si nous ne nous trompons pas, c’est que nous n’explorons pas et alors nous n’avancerons jamais.
Ma chère amie, voici les questionnement qui m’habitent en ce moment. Et je crois malheureusement qu’ils n’y aura jamais de réponse évidente. Nous naviguons à vue d’œil oui, mais c’est peut-être cela « vivre avec le trouble » : apprendre à être instable dans un monde où les certitudes n’existent jamais vraiment, où il n’y a pas de vérité pure, de bons et de méchants. C’est peut être de faire voler en éclat la dualité d’un monde aux expériences multiples et découvrir toutes les nuances qui en font sa richesse... Tu l'as toujours su toi.
jenny b.
Livres références :
Rebeca Solnit, A paradise Bult in Hell : The Extraordinary Communities That Arise in Disaste, 2009
carla bergman et Nick Montgomery, Joie militante: Construire des luttes en prise avec leurs mondes, 2021
Collectif, Défaire la police, 2021
Donna Haraway, Vivre avec le Trouble, 2016
Articles références :
https://www.mediapart.fr/journal/france/130721/masques-le-contrat-en-or-d-un-ancien-ministre