Les primaires républicaines en cours aux Etats-Unis mettent en évidence les bouleversements qui agitent la structure politique du pays. Historiquement partagé entre une « équipe » républicaine et une « équipe » démocrate, des positions de plus en plus difficilement conciliables à l’intérieur même de ces deux groupes laissent clairement apparaitre des fractures profondes.
Tout a commencé par une première phase de colère résultant de la crise économique ayant suivi la crise financière de 2008, dont la manifestation la plus apparente fut la naissance du Tea-Party. Celui-ci s’est caractérisé par une débauche d’agressivité verbale et a vu l’émergence aussi soudaine qu’éphémère de porte-paroles tels que Sarah Palin, Michèle Bachmann ou Herman Cain, spécialistes de l’outrance verbale, des raisonnements simplistes et des déclarations à l’emporte-pièce.
L’arrivée des primaires et l’approche de la présidentielle a permis de ramener une certaine rationalité dans cette tempête. L’espoir d’un changement par les urnes a eu pour effet de calmer les envies de manifestations et de démonstrations de forces. Et ce retour à la Raison, s’il peut être qualifié ainsi, a eu le mérite de nettoyer rapidement le paysage de la plupart des candidats excentriques caractéristiques du Tea-Party. En 6 mois, Bachman, Perry, Cain sont successivement passés par le zénith des intentions de votes avant que les projecteurs alors tournés vers eux ne révèlent au grand jour leur ineptie absolue.
La brume s’écarte, et alors que les flots emportent vers les profondeurs les débris des naufrages de ses aventuriers d’un jour, on voit maintenant se dresser les trois rocs qui incarnent chacun une des composantes fondamentales du peuple « Républicain » de ce début de XXIeme siècle.
Les trois droites.
Mitt Romney, et dans une moindre mesure Newt Grinich, incarne les lobbies du pétrole et du complexe militaro-industriel. Ce sont les républicains « canal historique », néo-conservateurs partisans d’une domination économique et militaire sans partage des Etats-Unis et d’une démocratie américaine gouvernée par l’argent. Leur pouvoir économique reste immense, leur présence au sein des institutions publiques comme des grands groupes privés est extrêmement forte. Ils sont les véritables chefs du parti républicain, à la lumière aussi bien que dans l’ombre, mais la crise économique et financière et l’échec du projet de Grand Moyen Orient les ont considérablement affaibli et, même s’ils ont toujours dans leurs mains les plus puissants leviers d’action, ils ont perdu le soutien de la base populaire.
Rick Santorum incarne l’Amérique religieuse et puritaine, pour qui la grandeur des Etats-Unis ne peut se maintenir que par l’attachement aux valeurs morales de la famille et du travail et dans la Foi que l’Amérique possède une place et un destin à part dans l’Histoire de l’Humanité. Ces positions ont longtemps étés complémentaires de la vision du lobby petro-militaro-industriel, et l’incarnation parfaite de cette complémentarité fut certainement Georges W. Bush, à la fois Chrétien Re-Born et héritier d’une grande famille de l’industrie du pétrole. Cependant, même si la proximité entre ces deux composantes n’est pas fondamentalement remise en question, les tensions existent et tendent à s’exacerber, car la radicalisation de la situation économique, politique et internationale éloignent de plus en plus les tenant d’une approche pragmatique, pour ne pas dire cynique, et ceux partisans d’une inflexibilité dogmatique.
Ron Paul incarne quand à lui la composante libertarienne du camp républicain, farouchement attachée aux valeurs de totale liberté, de responsabilité individuelle et de souveraineté nationale. Cette composante qui trouve un écho immense dans l’électorat populaire avait jusqu’à présent été inféodée aux deux autres. D’abord parce que pour beaucoup de ses partisans, l’attachement aux valeurs de liberté et de responsabilité individuelles et complété par un attachement aux valeurs religieuses conservatrices et à la vision messianique de l’Amérique, qu’ils considèrent comme indispensables pour garantir l’ordre et l’unité de la Nation. Ensuite parce qu’en étant farouchement anti-establishment, cette composante n’a évidement jamais été capable de s’organiser pour pouvoir peser au niveau des sphères du pouvoir. Le résultat en est que les électeurs sensibles à ce courant de pensée choisissaient jusqu’à présent de se rallier soit à des candidats défenseurs des valeurs morales religieuses, soit à des candidats proches du lobby militaro-industriel pour des raisons de défense de la souveraineté nationale, ou votaient en ordre dispersé pour des candidats atypiques, incapables de constituer une force unie à même de peser dans les rapports de force à Washington. Les crises économique et géopolitique ont ici changé beaucoup de choses.
Les aspects géopolitiques.
Les lobbies petro-militaro-industriels restent farouchement attachés à une présence dominatrice des Etats-Unis dans le reste du monde, qu’ils savent être la condition sine qua non du maintien de l’American Way Of Life dans un monde aux ressources limitées. Une domination que les crises successives rendent parallèlement toujours plus compliquée, couteuse, et de moins en moins acceptable et acceptée dans reste du monde.
Les représentants de la composante attachée aux valeurs morales et religieuses restent eux aussi en accord avec une intervention extérieure forte et une domination sans partage des Etats-Unis, mais leurs raisons sont bien différentes. Pour les chrétiens conservateurs, c’est la croyance dans le rôle messianique des Etats-Unis qui est en jeu, car pour eux la croyance partagée du rôle universelle de « force du bien » est un moteur fondamental de la Nation étatsunienne.
A cela s’ajoute la place très particulière d’Israël dans le logiciel religieux étatsunien. La composante républicaine attachée aux valeurs morales et religieuses n’a pas toujours été la farouche défenseuse de la création de l’Etat d’Israël qu’elle est aujourd’hui. Mais c’est par une convergence d’intérêt entre le lobby pétro-militaro-industriel et la frange conservatrice qu’un attachement émotionnel très fort à Israël a été créé, dont l’objectif initial était d’assurer un soutien populaire à un des éléments clés du dispositif états-uniens d’influence sur le Moyen-Orient, cœur pétrolier du monde.
Cet attachement à Israël s’est incroyablement accentué avec le temps de manière à devenir une sorte de « contrat du ciel » à l’américaine, liant les Etats-Unis à Israël aussi fortement que les nationalistes chinois se considèrent liés à l’Ile de Taiwan. La genèse de ce lien s’explique en partie par les campagnes de communication des lobbies mais aussi énormément par l’apparition d’un véritable phénomène de résonnance entre le « mythe étatsuniens » entretenu par les conservateurs américains et le « mythe israélien » entretenu par les sionistes, et ce mécanisme d’identification a considérablement été renforcé par la destruction du World Trade Center en 2001.
Ce phénomène a longtemps servi les intérêts de la composante militaro-industrielle du parti républicain. Mais aujourd’hui la situation n’est plus aussi évidente et Israël apparait de plus en plus aux stratèges étatsuniens comme un boulet qui entraine vers le fonds la diplomatie des Etats-Unis dans la région.
Nouvelle donne au Moyen Orient.
Les mouvements populaires dans les pays arabes, les initiatives que prennent désormais des acteurs arabes comme le Qatar, ou l’obsession de l’Iran d’accéder désormais aux armes atomiques complexifient incroyablement la donne.
Les mouvements populaires. Lorsque les états arabes étaient tenus d’une main de fer par de petits clans, le jeu était beaucoup plus simple : les autocrates sans appui populaire et soutenus uniquement par leurs forces de sécurité étaient particulièrement vulnérables et déstabilisables en cas de manque de coopération. En revanche, en étant coopératifs dans la fourniture de leurs matières premières ou de leur main-d’œuvre bon marché, ils s’assuraient la stabilité de leur régime et de confortables revenus pour leur clan.
Avec des populations arabes qui exigent désormais d’avoir leur mot à dire et le droit de choisir leurs dirigeants, la donne est radicalement différente, et le thème israélien devient particulièrement délicat car si les mythes messianiques des conservateurs religieux étatsuniens résonnent avec les mythes sionistes, le sentiment d’humiliation des anciens colonisés arabes résonne avec la condition des arabes palestiniens. Si désormais les chefs d’Etat arabes doivent tenir compte des opinions publiques arabes, les paramètres de l’équation au Moyen-Orient changent radicalement.
Les nouveaux stratèges arabes. Pour compliquer encore la donne, aux revendications des populations arabes s’ajoute l’apparition d’acteurs totalement nouveaux dont le plus emblématique est le Qatar.
Le Qatar n’est pas l’Arabie Saoudite. Il n’est pas un simple duettiste des Etats-Unis, occupé à tenir sa population et à extraire du pétrole. Sa stratégie est d’imiter les anglo-saxons dans ce qu’ils ont de plus puissants après leur arsenal militaire, qui est leur contrôle du virtuel : la finances, les media, l’information, la diplomatie, l’influence, les Public Relations. Ce pays s’est construit en à peine plus d’une décennie les moyens d’influencer la Région dans des proportions sans communes mesures avec son importance démographique et historique.
En investissant à fonds perdus dans le sport spectacle, en ayant maintenu des relations et en finançant tous les acteurs politiques du monde arabes, gouvernant comme opposition, officiels, clandestins, exilés, avec ses chaines satellitaires au ton inhabituellement libre dans la région qui sont devenues les yeux et les oreilles d’une grande partie des population arabes, le Qatar apparait dans ses temps de troubles comme le mieux placé pour tirer profit des événements de la région.
Même s'il reste militairement très vulnérable, le Qatar est lui aussi un véritable casse-tête pour le lobby militaro-industriel étatsunien car il démontre que les arabes ont désormais compris ce qui constituait la véritable force des anglo-saxons : le contrôle des flux virtuels. Et cela constitue une immense menace pour le pouvoir d’influence des Etats-Unis qui se voit désormais sérieusement concurrencé.
La course à la bombe. Le traité de non prolifération reposait sur l’idée que pour éviter l’évolution vers un jeu géopolitique extrêmement dangereux, fait d’un équilibre de la terreur rendu instable par la multiplicité des acteurs et pouvant basculer dans l’horreur au moindre accident, ceux qui avaient la bombe devaient s’engager à bien se conduire et à ne pas en abuser, et ce qui ne l’avait pas devait s’engager à ne pas chercher à l’obtenir.
Or en intervenant militairement à trois reprises en Afrique du Nord et au Moyen-Orient pour faire chuter des régimes en place et en laissant un acteur extrêmement atypique, Israël, se procurer l’Arme Atomique, les Etats-Unis ont définitivement sapé ce consensus, et si le cas particulier de la Corée du Nord pouvait encore passer pour une exception liée aux caractéristiques hors normes de cet acteur, la volonté inébranlable que met l’Iran à l’obtenir est la preuve qu’une dynamique de course au armement nucléaire est en train de se remettre en marche, alimentée par l’interventionnisme étatsuniens et les tensions entre puissances régionales.
Ce mouvement est d’autant plus difficile à arrêter que ceux qui se revendiquent comme les gardiens de l’ordre international, c'est-à-dire les Etats-Unis, et qui tenaient leur légitimité morale à exercer ce rôle de leur victoire sur le nazisme allemand, l’impérialisme japonais et le communisme soviétique, ont gravement endommagé cette légitimité. Ces dommages sont le fait, d’un coté de leur unilatéralisme concernant Israël, qui les a amenés à des choix stratégiques qui apparaissent aujourd’hui comme à la limite de la rationalité, et d’un autre coté par leur obsession à contrôler le Moyen-Orient aggravée par leur incapacité à remettre en cause leur mode de vie malgré l’évidence des pénuries énergétiques à venir.
La dynamique de la marche à la bombe par l’Iran ne pourrait être stoppée que par l’apaisement des tensions, qui ne peut venir que d’un relâchement de l’emprise des Etats-Unis sur la Région et par un traitement rationnel de la question Israélienne. C’est la seule façon d’apaiser à moyen terme les populations, et de permettre aux puissances régionales de commencer un dialogue constructif. Si cette dynamique ne s’arrête pas, l’Arabie Saoudite, L’Egypte et la Turquie ne seront pas longues à emboiter le pas à l’Iran et la région deviendra une poudrière atomique.
Impact sur le camp républicain.
Les Etats-Unis se retrouvent dans la situation de devoir reconsidérer s’ils peuvent continuer à soutenir un allié démographiquement faible, totalement isolé, farouchement haïe par l’écrasante majorité de la population de la région, économiquement et militairement insignifiant sans le support des puissances extérieures que sont les Etats-Unis et l’Europe, et qui sape sa légitimité morale à maintenir l’ordre mondial. Sachant que le prix à payer sera une relance de la course aux armements atomiques et de se mettre à dos à moyen termes toutes les puissances de cette région qu’ils s’efforcent depuis des décennies de maintenir sous leur influence.
Le rapport coûts/bénéfices pour les Etats-Unis du soutien à Israël commence à se renverser avec de plus en plus d’évidence et la situation devient un casse tête pour le lobby militaro-industriel. A cela s’ajoute les difficultés rencontrées sur les campagnes d’Irak et de l’AF-PAK qui ont définitivement douché leurs espoirs de pouvoir remodeler le Moyen-Orient à leur guise.
Ils savent qu’en cas de nouveau conflit d’ampleur, il leur sera très difficile de trouver une issue qui leur soit réellement favorable et celui-ci pourrait vraisemblablement se terminer à la manière d’un nouveau Viêt-Nam, les obligeants à quitter durablement la région avec des conséquences géopolitiques et économiques bien plus importantes pour eux, la solidité du dollar reposant plus aujourd’hui sur l’économie du pétrole que sur l’économie étatsunienne elle-même.
Mais paradoxalement la réévaluation du soutien à Israël est rendue très difficile d’un point de vue politique du fait de l’attachement radical de la composante religieuse, qui, en ces temps de crise et de doute, se raccroche au mythe messianique des Etats-Unis/Force du bien. Les tensions vont donc grandissantes entre le lobby militaro-industriel qui prend conscience que sa politique internationale unilatéralement pro-israélienne est un suicide diplomatique, et la composante religieuse qui en à fait un projet idéologique fédérateur.
Mais si des dissensions importantes apparaissent entre ces deux composantes du camp républicain, elles ne sont rien comparées à celles qui existent désormais entre elles et la composante libertarienne, car ces guerres extérieures apparaissent de plus en plus pour cette partie de l’opinion comme un gouffre sans fond, qui épuise les Etats-Unis sans que le bénéfice en soit évident. Ces libertariens ont toujours considéré que la fonction de l’Etat doit être réduite à sa portion congrue, à savoir la défense de la souveraineté nationale et la garantie du respect de la constitution.
Les guerres apparaissent de moins en moins comme des guerres de légitime défense et sont de plus en plus perçues comme des aventures du lobby militaro-industriel, purement motivées par des objectifs économiques, principalement aux profits de la classe des affairistes. Leur financement en situation de déficit chronique du budget fédéral est vu comme un facteur d’augmentation de la pression fiscale et comme une des causes principale du recours au quantitative easing.
Les libertariens qui jusqu'à présent toléraient l’activisme international des Etats-Unis pour des raisons d’attachement à la défense de la souveraineté nationale sont en train de changer totalement de position. Le discours dominant pour cette composante du camp républicain est désormais à l’isolationnisme et à la fin des interventions extérieures.
Il s’agit la d’un clivage absolument irréconciliable avec la composante militaro-industrielle, ce qui fait que ces primaires sont radicalement différentes de celles des années antérieures. Cette année le choix ne consiste plus à définir une dominante dans un mix finalement assez consensuel, mais bien de faire un choix extrêmement lourd de conséquences entre deux alternatives: l’impérialisme, désormais ouvertement militaire, ou le nationalisme isolationniste.
Les aspects économiques.
Concernant l’économie, l’ensemble des trois composantes se sont toujours historiquement retrouvées autour d’un consensus en faveur d’une intervention minimum de l’Etat dans la marche de l’économie.
Pour la composante des lobbies, la raison en est une conception assez classiquement libérale de l’économie, qui considère que les meilleurs gestionnaires possibles sont les détenteurs de capitaux motivés par l’augmentation de leurs profits, et que les garants de la stabilité sont les propriétaires.
Pour la composante religieuse, ce sont les aspects moraux qui priment. Aides-toi et le ciel t’aidera. C’est moins la liberté que la responsabilité individuelle qui est pour eux fondamentale pour la cohésion sociale. Un projet de solidarité nationale institutionnalisée est pour eux amoral dans le sens qu’il décourage l’effort.
Les libertariens rejettent l’intervention de l’Etat du fait de leur conception d’une société équilibrée comme un ensemble d’individus totalement libres mais respectueux de la liberté des autres. L’intervention de l’Etat au delà du strict minimum est vue comme un vecteur de déséquilibre, favorisant nécessairement les insider du système au détriment des citoyens lambda. C’est une idéologie assez proche de l’anarchisme d’extrême gauche, à la différence de son attachement à l’armée, aux frontières et au partage de certaines valeurs morales conservatrices.
En effet les libertariens comptent, avec les religieux, parmi les plus farouches opposants à l’immigration, considérant que les nouveaux arrivants risquent de ne pas partager les mêmes valeurs que les indigènes et leur faire une concurrence déloyale. Sur cette question de l’immigration, la composante lobbies n’a en revanche jamais adopté de position dogmatique sur le sujet, l’immigration pouvant être un outil important pour contenir la hausse des salaires dans les périodes de plein emploi, et le brain-drain un moyen d’attirer les talents du monde entier et ainsi de réduire les dépenses intérieures d’éducation.
Mais en ces temps de chômage massif, ce n’est pas sur ce point que se concentrent les divergences entre les différentes composantes républicaines en ce qui concerne l’économie. Si tous les républicains se retrouvent sur des positions de limitation de la place de l’Etat et de contrôle des flux migratoires, il en va différemment concernant le sauvetage du secteur financier, le budget militaire ou la banque fédérale.
Le sauvetage du secteur financier. Libertariens et religieux sont sur la même position dans leur opposition au sauvetage du secteur financier par la banque fédérale. Les raisons sont proches de celles qui les opposent à la création d’une sécurité sociale: pour les religieux c’est contraire aux valeurs fondamentales de responsabilité individuelle, pour les libertariens ce sauvetage est perçu comme une manipulation de la monnaie, provoquant une dévaluation de leur patrimoine au bénéfice exclusif de l’establishment.
Les lobbies sont sur une position totalement contraire, à plus forte raison quand ils sont eux-mêmes les responsables de ce sauvetage. En considérant les conséquences qu’aurait eu une non intervention de la Banque Fédérale au plus fort de la crise, il apparaît que la position des lobbies était la plus rationnelle dans le sens qu’elle était la seule capable d’éviter un cataclysme financier, mais le clivage avec les autres composantes, et particulièrement avec la composantes libertariennes, est désormais extrêmement fort.
Le budget fédéral de la défense. Dans cette situation économique déjà difficile, s’ajoute la question du déficit du budget fédéral. Car si tous les républicains se retrouvent pour réduire les dépenses de l’Etat fédéral, tous ne veulent pas aller aussi loin. Pour les lobbies, les activités du gouvernement qui peuvent concurrencer le secteur privé, comme c’est le cas de l’assurance santé par exemple, sont à réduire. En revanche, tout ce qui concerne le complexe militaro-industriel et l’action extérieure doit être préservé pour les raisons déjà explicitées plus haut.
Pour les libertariens désormais ouvertement isolationnistes, la position est bien plus radicale: toutes les guerres doivent êtres arrêtées pour ramener les troupes chez elles et réduire drastiquement le budget militaire.
La banque fédérale américaine. C’est là que se trouve la deuxième source de divergence désormais irréconciliable entre lobbies et libertariens.
Pour les lobbies, le dollar est le troisième pilier de la puissance étatsunienne dans le monde avec son industrie culturelle et son armée. Il est également un moyen d’absorber l’épargne mondiale et de se financer à bon prix grâce à son importance névralgique sur les marchés internationaux.
Le dollar est extrêmement avantageux pour les industries étatsuniennes à forte valeur ajoutée, dont les marchés sont protégés par les brevets et par l’avance technologique, et permet de continuer d’acheter de la main-d’œuvre, des matières premières et de l’énergie à bon prix hors des Etats-Unis. Sans le Dollar, les Etats-Unis redeviennent un pays « normal », incapables à moyen terme de financer le différentiel militaire qui assure leur suprématie géopolitique.
Mais pour les libertariens, la même analyse les amène à la conclusion opposée. Pour eux, le Dollar qui est la monnaie des grandes banques privées, est utilisé avant tout à l’avantage de ses dernières et pas du tout à l’avantage des citoyens lambda. De plus, cette stratégie de spécialisation sur la valeur ajoutée et la recherche de modèle « fabless » (sans usines) condamne les américains peu qualifiés à des petits boulots aux services des travailleurs super qualifiés, ou à travailler dans les services. Mais l’industrie est fortement défavorisée dés que la main d’œuvre peut être mise en concurrence avec les pays low-cost.
Pour les libertariens il faut rompre désormais avec l’ancien modèle économique, en particulier en abolissant la FED, de manière à ce que des monnaies non manipulées apparaissent et que se reconstitue une économie plus « normale » et plus locale. Quant au fait que la fin du Dollar empêcherait les Etats-Unis de maintenir leur position militaire ultra-dominante, cela n’est plus un problème pour eux.
Là encore, les positions des libertariens et des lobbies apparaissent comme totalement antagonistes, les premiers condamnant la position de monnaie mondiale du dollar pour ramener l’économie à une échelle locale, les seconds ne voulant absolument pas renoncer à leur position de domination dans la finance mondiale.
Quelles perspectives
Le modèle bipartisan en vigueur aux Etats-Unis a été pendant cent ans un facteur de stabilité, capable de canaliser l’ensemble des orientations politiques présentent dans la population et d’évoluer pour s’adapter aux nouveaux rapports de forces apparaissant en leur sein.
A la différence des partis européens qui meurent quand les idéaux qu’ils défendent tombent en désuétudes, les partis « Démocrate » et « Républicain » sont des « marques » qui savent s’adapter à l’évolution des goûts du public. Cette organisation est très avantageuse pour les grandes fortunes et les grandes entreprises, d’un coté de part la stabilité qu’elle génère et d’autre part du fait que ses formations non-dogmatiques soient très malléables et peuvent être influencées de l’intérieure par le truchement des financements politiques et des campagnes de communication.
L’apparition de dissensions irréconciliables entre les composantes d’un même parti et leur radicalisation dogmatique posent aujourd’hui un problème au modèle existant. Celles-ci pourraient aboutir à une modification de la structure politique du pays, avec l’apparition de plus de partis. Mais ceci est rendu particulièrement difficile du fait du mode de scrutin, qui fait que celui des deux camps qui exploserait se condamnerait désormais à perdre systématiquement les élections générales.
Une autre évolution est possible car les divergences entre libertatiens et affairistes se concentrent autour d’une ligne de fracture bien définie qui est la relation des Etats-Unis au monde extérieur. L’existence de cette fracture et la manifestation d’une situation de plus en plus instable qu’il faut s’attendre à voir basculer de manière irréversible vers une nouvelle situation d’équilibre. Une fois se basculement réalisé, face à l’irréversibilité de la chose, le camp républicain pourra de nouveau se regrouper en prenant acte la nouvelle donne.
Le premier basculement possible, c’est l’isolationnisme et un recroquevillement temporaire des Etats-Unis sur eux-mêmes, le temps de relancer leur industrie locale et de retrouver un nouvel équilibre. Leurs richesses naturelles comme leurs convictions démocratiques et libérales devraient le permettre à moyen terme, en espérant que les tensions sociales qui résulteront du choc ne seront pas trop importantes.
Le deuxième basculement c’est une montée aux extrêmes sur la scène internationale et vraisemblablement une guerre au Moyen-Orient dans laquelle interviendront russes et chinois, de manière directe ou indirecte. L’Europe aura quant à elle encore une fois du mal à suivre les Etats-Unis, tant une telle guerre serait contraire à ses propres intérêts, et elle pourrait même en venir à s’y opposer, marquant clairement une rupture dans sa relation avec les Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Dans ces conditions, avec des alliés qui renâclent et des puissances montantes qui en profiteront pour placer leurs pions et mettre les Etats-Unis dans une situation intenable, il est vraisemblable qu’une nouvelle guerre se terminera comme un nouveau Viêt-Nam, qui aura aussi pour conséquence un repli des Etats-Unis, à la différence que cette fois ils auront définitivement perdu toute autorité morale.
Jérémie MARTIN-PUERTA