Le 6 mai, que l’on soit du centre-droit, du centre-gauche ou du centre, il est une évidence qu’il faut tous partager : François Hollande doit gagner pour que l’Europe ait sa chance.
Les grandes manœuvres
Avec la forte probabilité que François Hollande gagne les prochaines élections, les grandes manœuvres en Europe ont commencé. Mario Draghi et Angela Merkel ont déjà placé leurs premiers pions en prenant position en faveur d'un pacte de croissance, paraphrasant François Hollande, mais en mettant en avant les besoins en réformes structurelles qu’ils jugent indispensables: l’uniformisation du marché du travail et du marché des services européens dans le sens de moins de contraintes pour les entreprises et de plus de flexibilité.
En face, Hollande et les socio-démocrates allemands fourbissent leurs armes pour obtenir des Eurobonds et une Banque Européenne d'Investissement capable de mobiliser les ressources nécessaires pour une relancer keynésienne de la croissance par l'investissement. Ils posent aussi clairement le problème du refinancement de la dette des états, qui pour l’instant se fait avec des prêts de la BCE au travers des banques privées, lesquelles se constituent au passage une rente inique sur les budgets d’états déjà bien mal en point.
D’autres jalons ont déjà été posés par les conservateurs, avec les déclarations de membres de la CDU allemande en faveur de l'élection du président de la commission européenne au suffrage universelle et le renforcement des pouvoirs du parlement européen, et la négociation du pacte de stabilité sous l’égide d’Angela Merkel prévoyant de la part des états un premier abandon de souveraineté dans la gestion de leurs comptes publiques.
La Gauche qui est à la tête de peu d’exécutifs européens mais qui pèse au parlement et en assure la présidence met en avant les nécessaires évolutions en terme de fiscalité écologique, de juste échange et d’un cadre européen pour les services publiques.
Des préoccupations divergentes
Dans ce grand jeu de go européen, les forces en présence manifestent des obsessions divergentes, pouvant apparaitre comme totalement antagonistes.
Les conservateurs
Les conservateurs européens ont parfaitement conscience que l’Europe jouit encore d’une position avantageuse dans la répartition mondiale de la richesse. Même si son ancienne domination militaire des trois derniers siècles s’est effondrée et que celle du partenaire étatsunien faiblit désormais rapidement, la domination des systèmes monétaire, financier, médiatique, logistique et technologique, le poids de ses multinationales industrielles et financières, et son avance technologique protégée par de nombreux brevets, lui permet encore de s’approvisionner en ressources énergétiques, en matières premières et en main-d’œuvre externalisée à très bon prix et à récolter la majeure partie des marges sur la valeur ajoutée.
Ils ont aussi parfaitement conscience que cet avantage est fortement remis en question par la montée en puissance des pays émergeants, qui aspirent eux aussi à capter cette marge, et qui ont l’avantage de pouvoir compter sur le contrôle des ressources naturelles et sur une force de travail dont la productivité augmente plus vite que le coût.
Pour les conservateurs, l’affaire est entendue : les états européens doivent d’un côté mettre tous leurs efforts pour protéger la puissance de leurs multinationales et de leurs PME technologiques pour continuer à garantir leur domination capitalistique, technologique et organisationnelle sur le marché mondiale, et d’un autre coté mettre tout en œuvre pour réduire le coût de la force de travail européenne, en la flexibilisant, en comprimant les salaires, en augmentant le temps de travail et en réduisant les coûts liés à son éducation et à son maintien en bonne santé.
Le remède peut paraître cruel mais il est jugé nécessaire pour éviter une chute brutale du système dans son ensemble. Il a aussi l’avantage de préserver, voir même d’accélérer l’enrichissement de la clientèle traditionnelle des partis conservateurs que constitue la grande bourgeoisie capitaliste.
Les socio-écolo-démocrates
Les socio-démocrates et les écologistes européens ont parfaitement conscience que les systèmes de solidarité nationale comme les garanties acquises par les travailleurs dans le partage de la richesse par les lois sur le temps de travail et l’âge de la retraite, le salaire minimum et le droit du travail n’ont pu être obtenus que dans le contexte d’une Europe riche et maîtresse de son destin, combinaison de l’héritage d’une position dominante issue des anciens empires coloniaux et des formidables gains de productivité obtenus grâce à la mécanisation, l’automatisation, l’informatisation et par l’accès à des ressources énergétiques abondantes et bon marché.
Ils ont aussi parfaitement conscience que la mondialisation a complétement bouleversé cette situation, déséquilibrant totalement le rapport de force entre les travailleurs et le capital en donnant accès à ce dernier à un gigantesque réservoir de main-d’œuvre bon marché dans les pays en voie de développement. Celle-ci a également totalement déséquilibré le rapport de force entre puissance publique et puissance privée, en permettant au capital de jouer les états les uns contre les autres, optant toujours pour le moins-disant fiscal, règlementaire, social et environnemental. Elle a enfin totalement remis en question le modèle productiviste en accélérant le déséquilibre entre les ressources naturelles disponibles et les besoins d’une population mondiale aspirant dans son ensemble à la société de consommation sur le modèle occidental.
Les socio-démocrates ont pourtant largement contribué à la mise en place de cette mondialisation, notamment à travers la construction de l’OMC et d’une Union Européenne ultra-libérale, car ils ont toujours considéré le rééquilibrage entre zones géographiques de la planète comme inéluctable, et même souhaitable, et ont préféré faire le pari de le favoriser pour l’accompagner afin de mettre en place un système planétaire interdépendant, seul chemin pour construire un jour une solidarité et une paix mondiale.
La situation a désormais atteint un point de non-retour. Les différencesentre zones en termes d’organisation économique tendent à disparaitre en convergeant vers l’économie libérale de marché. La mondialisation économique est un fait établi sur l’ensemble de la planète à l’exception d’états marginaux. Parallèlement à cette uniformisation, les déséquilibres dans la répartition de la richesse entre travail et capital, les déséquilibres entre puissance des états souverains et puissance des marchés financiers, et les déséquilibres entre besoins en ressources naturelles du système économique et capacité de régénération de la planète ont atteint un paroxysme qui amène le système au bord de la rupture.
Pour les socio-démocrates et les écologistes, l’affaire est entendue : l’Europe a fait son travail en accompagnant le rééquilibrage entre zones géographiques et doit désormais focaliser ses efforts pour réduire les nouveaux déséquilibres qui menacent le système économique, la démocratie et la vie sur la planète elle-même. Pour cela l’Europe doit se constituer en démocratie souveraine, dotée d’une puissance publique capable de mener une radicale transformation de son appareil productif pour le rendre compatible avec les capacités de régénération de la Nature, de briser le phénomène mortifère d’accumulation du capital, et d’être capable d’exiger de ses partenaires qu’ils en fassent de même s’ils désirent continuer à échanger avec elle, ce qui leur est encore indispensable étant des économies reposant encore largement sur les exportations.
Le remède peut paraitre radical tant il implique de bouleversements politiques pour les états nations et de changements d’habitudes pour les citoyens-consommateurs européens. C’est aussi un pari risqué car il acte l’abandon de la domination occidentale source de sa richesse pour aller vers un système de réciprocité mondiale. Mais si notre planète est un espace fini il n’y a guère d’autre option.
Les europhobes isolationnistes
Les conservateurs et les socio-démocrates ne sont pas seuls à proposer un chemin pour l’Europe. De nombreuses forces europhobes et isolationnistes, longtemps marginalisées tant que les économies européennes étaient prospères, avancent désormais leur propre agenda en s’appuyant sur les mécontentements populaires qui tendent à se renforcer en cette période de transition.
Il est difficile de savoir si la motivation des isolationnistes nait principalement d’une haine aveugle de ce qui leur parait incontrôlable ou incompréhensible, d’un profond cynisme opportuniste, ou d’un pessimisme total quant à la capacité de l’Humanité à surmonter les épreuves et à progresser.
Les isolationnistes, par cynisme ou par aveuglement, veulent réduire au maximum les relations des nations européennes avec un monde dont elles tirent pourtant leurs richesses. Sans les hydrocarbures, sans l’uranium, sans les minerais, et sans l’accès à la main-d’œuvre bon marché que nous fournit le reste du monde en échange de la stabilité qu’offre notre système financier et de nos technologies avancées, le pouvoir d’achat des européens rejoindrait automatiquement celui de la moyenne mondiale, qui est encore bien inférieur à celui dont nous jouissons actuellement.
En se repliant sur nos état-nations, c’est l’ensemble du système productif et des chaines logistiques mondiales qui se retrouvent désorganisées provoquant une formidable régression de nos capacités à produire de la richesse. En se repliant sur nos état-nations, ce sont les gains de productivité gigantesques nés de la division internationale du travail et du partage de la connaissance qui se retrouvent remis en question. En se repliant sur nos états-nation, c’est un futur de conflits d’intérêts violents et d’affrontement frontaux qui nous est promis, avec leur cortège d’énergie gaspillée et de drames humains inutiles.
D’un repli identitaire, au-delà de leur appauvrissement immédiat et de l’exacerbation des tensions internationales, les états-nation ne sortiraient pas indemnes en terme de cohésion sociale et de vivre ensemble. La société ouverte que promeut la construction européenne a favorisé à l’intérieur de l’Union un formidable brassage de populations issues d’Europe et du reste du monde. Cette société ouverte a également permis d’apaiser dans toutes l’Union les tensions nationalistes, indépendantistes et communautaires héritées d’un XXème siècle de drames et de déchirures.
Si la France, pays dont l’unité nationale fut taillée par les épées capétiennes, durcie par les feux de la Révolution française et scellée dans la boue et le sang des tranchées de Verdun, n’a que peu de souci à se faire quant à son unité territoriale, il en va différemment pour des nations dont les sutures et les cicatrices sont encore vives. La Catalogne, le Pays Basque, la Padanie ou la Flandre pour les indépendantistes, la Transylvanie et les Balkans pour les irrédentistes, sans parler des pays d’Europe de l’Est à forte minorités russophones : l’Europe est une poudrière prête à s’enflammer en cas de crise économique et de poussée nationaliste généralisée.
La France est le pays qui compte la première communauté juive d’Europe, une immense communauté musulmane, et des français d’origines turque, marocaine, polonaise, béninoise. Si la France a, de par son histoire, su mettre en place des principes républicains à même de combattre les démons des guerres de religions, des persécutions et des pogroms, elle n’est en rien immunisée contre les tensions sociales que provoquerait une poussée xénophobe, et de nombreux pays européens beaucoup moins habitués que nous à intégrer pourrait voir rapidement se nouer des drames de grande ampleur.
Pour les europhobes, ces évidences tragiques sont hors de leurs considérations. C’est la peur, le pessimisme ou le cynisme qui les animent. La Raison n’a pas son mot à dire. Leur vision du futur est un champ de bataille qui verra la survie de ceux qui auront su tenir leur petit groupe uni et dominer leurs adversaires. Le monde est un endroit violent où il faut être le plus fort et où le plus fort doit commander. L’étranger, le marginal, le paresseux, bien plus qu’une source d’inquiétude, est un danger, une faiblesse. Une intolérable faiblesse.
Le remède que propose les europhobes est présenté comme naturel mais assumé comme violent. Leur victoire, ils pensent l’obtenir naturellement de l’incapacité des socio-démocrates et des conservateurs à définir un chemin commun. Ils sont prêts, tels des charognards, à se repaitre du cadavre de l’Europe.
Un intérêt commun
Les conservateurs et les socio-démocrates, qu’on peut considérer comme le Cercle de la Raison de l’Europe, marchent sur un fil au-dessus d’un précipice au fond duquel tournent les charognards.
Leurs visions s’opposent sur de nombreux points :
Les uns voient comme nécessaire que le capitalisme européen acquière plus de pouvoir et d’autonomie pour avoir les coudées franches dans la compétition mondiale, les autres veulent remettre la puissance publique au poste de pilotage pour imposer au système économique les inflexions écologiques et sociales qui leur semblent vitales.
Les uns pensent que la prospérité de l’Europe reposera sur sa capacité à s’imposer pour capter les marges sur les marchés mondiaux, les autres pensent que la prospérité naîtra d’une transformation radicale dans la manière de concevoir, produire et consommer la richesse et dans la construction d’un système mondiale équilibré.
Pourtant, ils ont beau s’opposer, s’ils veulent vivre, ils devront s’entendre. Car les uns comme les autres ont un intérêt commun qui est de garantir à leurs enfants un futur sur la planète qu’ils ont reçu en héritage. Et les uns comme les autres sont persuadés que ce futur passe d’abord par une Europe unie, avant l’avènement d’une Terre unie.
Nous sommes tous dans le même bateau. Un petit radeau sphérique de 40 000 km de circonférence, abritant un trésor de Vie aux confins de l’Univers.
Votez Hollande !
Il faut bien comprendre ceci: François Hollande n’a pas l’intention de faire de la dépense et d’aggraver les déficits publics. Il n’a promis que le minimum et le symbolique.
Ses seuls véritables engagements sont : le retour à l'équilibre des comptes publiques dans un temps raisonnable pour prouver son sérieux à ses partenaires européens, la renégociation des mécanismes européens pour relancer la croissance indispensable au rétablissement des comptes et à la cohésion sociale, la création d'un pôle financier public, la réforme fiscale, et de mobiliser toutes les marges de manœuvre budgétaire disponibles pour l'école et pour l'emploi des jeunes. Pour le reste, il l’a dit et répété : avant de redistribuer la richesse, il faudra la produire.
Le reste est anecdotique, promis dans un but tactique car il faut bien être élu. La réforme sur la retraite à 60 ans qu'il promet se restreint à ceux qui ont commencé à travailler à 18 ans et qui ont cotisé leur 61,5 annuités. Ils ne sont pas nombreux et cela représente un cout infime (0,1% de hausse des cotisations retraite).
Il est pro-européen et sait que, désormais, tout se passe au niveau de l'Europe. Il fait dire dans les capitales européennes où il envoie ses émissaires qu'il est prêt à faire des concessions si l'UE accepte d'avoir une politique de croissance volontariste.
Son élection va créer en Europe un nouveau rapport de force entre les pays du sud, dirigés par la droite mais qui crèvent de l'austérité et qui ont besoin de relance, Angela Merkel et Mario Draghi qui poussent pour voir en Europe des marchés du travail et des services intégrés et flexibilisés, et bientôt Hollande et les socio-démocrates allemands (qui ont un pouvoir de blocage au Bundesrat) qui veulent profiter de l'occasion pour accélérer l'intégration européenne et lui donner une orientation plus keynésienne afin de relancer l’économie et de financer la transition énergétique, tout en étant prêts à lâcher sur la flexibilisation du marché du travail s'ils ont suffisamment de garantie sur la redistribution des richesses.
Toutes les conditions sont donc en place pour une relance de l'Europe par l'intégration, avec la coopération des conservateurs et des socio-démocrates.
Pour cela qu'il faut que Hollande gagne. Sinon les conservateurs se retrouveront seuls à faire leurs réformes et les europhobes et les anticapitalistes s'y opposeront et les socio-démocrates ne pourront pas appuyer les réformes de peur de se disqualifier politiquement comme ce fut le cas sur le traité constitutionnel de 2005.
Si Hollande est élu, c'est tout le "Cercle de la Raison" des socio-démocrates, libéro-démocrates et conservateurs européens, qui pourra pousser dans la même direction et sera suffisamment fort pour empêcher les europhobes nationalistes et les anticapitalistes de faire échouer l’Europe.
Voter Sarkozy, c'est donner de la force aux europhobes dont il a repris les mots, et à la frange la plus dure et égoïste des conservateurs capitalistes dont il protège les intérêts, et c’est priver l’Europe qui se prépare à faire le saut fédéral de l’indispensable soutien des socio-démocrates.
La réalité est que le couple Hollande/Merkel sera un moteur bien plus équilibré et efficace que le Merkel/Sarkozy, et sera capable d'emmener toute l'Europe raisonnable avec lui.