L'histoire, en l'occurrence, c'est la mienne. Ou plutôt, celle de mon grand-père. Mais cette histoire-là rejoint celle avérée de l'Alsace, et celle, non-a(d)venue de l'Europe.
Et quelle histoire...
Mon grand-père est né Allemand. Il se trouve qu'il eut l'heur de naître ce 30 décembre 1917, à Kehl, de père Allemand, et de mère... Alsacienne. Donc Allemande, mais pas tout à fait.
Et déjà là, son histoire est compliquée.. Sa mère Alsacienne a rencontré un officier Allemand. La guerre, la balle qui peut vous prendre le lendemain, cette folle incertitude qui vous ballotte entre la vie et la mort, et l'urgence de vivre qui en découle, et ce père de famille succombe au charme tentateur de ladite Alsacienne.
Mais qui dit Alsacienne, dit également qu'à peine 10 mois après sa naissance, mon grand-père est revenu en france et a déja changé de nationalité.
Ce n'est que la première fois.
Son père, la guerre finie, s'en retourne penaud auprès des siens ; sa mère, elle, brisée par cet abandon, est internée en hôpital psychiatrique. Dans certains cas, il est des jours de paix qui sont plus durs à vivre que des années de guerre.
Mon grand-père continua son chemin, seul, dans Strasbourg la française, jusqu'au moment du service militaire dans l'armée - française, donc - , à la fin 1938. Il est cantonné à Valenciennes, et voit passer la Drôle de Guerre, puis la moins amusante sans tirer un seul coup de fusil. Démobilisé, il rentre en Alsace. Le temps pour lui d'être nationalisé Allemand, à nouveau. Le temps également de passer dans un camp de travail allemand.
Nous sommes en 1942. Mon grand-père se retrouve enrôlé de force dans la Wehrmacht. il est l'un des 135.000 Alsaciens et Mosellans à qui l'on a pas laissé le choix. Hitler sait qu'il ne peut guère compter sur ces Malgré-Nous, qui sont toujours viscéralement attachés à ce qu'ils considèrent comme leur patrie, la France. Il faut donc les envoyer le plus loin possible de leur pays, et de combattants qui pourraient parler leur langue. C'est pour cela qu'ils partent sur le front Russe. Parce qu'ils n'ont pas d'autres choix que de combattre. S'ils cherchent à se rendre, les Russes ne les comprennent pas, et les abattent. S'ils sont pris par les Allemands, ils sont fusillés pour désertion.
C'est dans ce contexte que mon grand-père tombe amoureux. Un de ses camarades a une soeur, enrôlé de force par le Reicharbeitsdienst, le service du travail obligatoire allemand, dans un camp de travail.
Son camarade a une photo. En la voyant, mon grand-père décide qu'elle sera sa femme lorsqu'il rentrera, et entreprend de lui écrire. Il venait d'inventer le principe repris de nos jours par Meetic...
Mon grand-père revint en Alsace, et comme il l'avait annoncé, épousa ma grand-mère. D'autres n'eurent pas cette chance.
Quoi qu'il en soit, le retour en Alsace marque le retour à la France, et son troisième, et ultime, changement de nationalité. Radical et définitif dans le quotidien : les enfants n'étaient plus autorisés à parler Alsacien, leur dialecte, celui-là même dont on promeut l'enseignement depuis une dizaine d'année jusque dans les écoles maternelles. Seul le Français avait droit de cité.
Mais au fond de lui, mon grand-père - Français - a toujours gardé un petit bout d'Allemagne. Les matchs France-Allemagne ont toujours eu pour lui un sens particulier. Parce qu'il était, lui, des deux camps à la fois. Comme Strasbourg, comme l'Alsace. Comme cette région, qui, depuis le traité de verdun, est l'enjeu de toutes les luttes entre les deux voisins. Strasbourg la Française, où fut composée la Marseillaise, Strasbourg l'Allemande où le Kaiser Guillaume II a fait construire des merveilles, comme le Palais du Rhin, la bibliothèque universitaire ou le Théatre national.
Strasbourg l'Européenne enfin, où, en 842, furent écrits les fameux Serments, prouvant l'existence écrite d'une langue romane en France, et d'une langue qui deviendra l'Allemand. Strasbourg capitale de l'Europe d'après-guerre, siège du Parlement Européen et de la cour européenne des Droits de l'Homme. Strasbourg qui partage avec Kehl, sa jumelle outre-Rhin, un joli trou de verdure où chante un fleuve et un pont piéton qui relie les deux rives. Strasbourg, ballotée pendant plus de 1000 ans entre France et Allemagne, et où les habitants parlent un dialecte germanique et une langue française, Européens avant l'heure.
Mais l'Europe change et se construit désormais à l'Est de ce centre de gravité. Strasbourg est peu à peu délaissée au profit de Bruxelles, d'après le traité de Nice signé par Jacques Chirac en 2001, et toujours en vigueur puisque les constitutions et traités n'ont pas été ratifiés par les Européens, Français en tête.
Mais cela est nécessaire pour avancer, nous dit-on. L'Europe est économique, et d'aucuns veulent en brader l'aspect politique, imposant de force aux peuples des textes pour lesquels on ne leur a rien demandé. L'Europe est en marche, l'Europe est en marche ! On s'égosille comme des vendeurs à la criée pour nous vendre une Europe au rabais. Mais voila, les Peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes.
Pour nous sentir Européens, nous avons besoin de symboles. Nous avons besoin de nous connaître, de savoir avec qui nous avançons. Le projet est grandiose, et il ne convient pas qu'il nous soit vendu à la criée, avec force arguties stériles et textes abscons.
Peut-être serait-il temps que l'on prenne conscience, dans les cabinets où l'on pense, que l'Europe se fera avec les Peuples ou ne se fera pas. Que la seule voie est celle où les Peuples vivent ensemble, se rencontrent, se rapprochent, et peuvent constater leurs points communs.
Pour cela, Strasbourg était un beau symbole, un phare, par son histoire, dans la nuit de la méconnaissance de l'autre.
Nos hommes politiques nous ont choisi une voie divergente. Et l'Europe est au point mort. Dommage, vraiment.
Mon grand-père, lui, s'en fout. Il est déja parti. Mais il sera toujours européen.